Grève des éboueurs à Paris : "Les réquisitions, ça ne se fait pas en un claquement de doigts"

Alors que la grève des éboueurs de la Ville de Paris contre la réforme des retraites se poursuit avec près de 9 300 tonnes d’ordures non collectées, la CGT dénonce les réquisitions de personnels. Sanctions, recours… Comment le dispositif fonctionne-t-il ?

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Depuis 11h du matin ce lundi, il est impossible d’accéder au centre d’incinération d’Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine). Alors que des opérations de filtrage y sont mises en place depuis samedi, avec un camion-benne autorisé à entrer toutes les 15 minutes, le site est désormais complètement bloqué. Christian Gardes, un chauffeur de la Ville de Paris réquisitionné, n’a donc pas pu y vider son camion-benne.

"Hier on a déposé le chargement au site de Romainville, mais c’est juste une zone de stockage, ils sont pleins aujourd’hui. Ici, ça devait être ouvert mais c’est rebloqué. Je rentre au garage", raconte Christian Gardes. Le chargement du camion, qui transporte huit tonnes de déchets, sera vidé "ce soir ou demain".

Le chauffeur a été réquisitionné par la police, sur son lieu de travail. "Ils nous font signer un papier, explique le chauffeur. La réquisition, c’est sur deux jours. Aujourd’hui, j’ai fait une seule rue, dans le cinquième arrondissement. En une heure, c’était rempli. D’habitude, on fait 10-15 rues avant que le camion soit plein."

Après deux semaines de grève, la collecte des ordures fonctionne toujours au ralenti malgré les réquisitions. On compte encore 9 300 tonnes de détritus non ramassés dans la capitale selon la mairie de Paris, mais les situations varient selon les arrondissements, la moitié d’entre eux étant gérée par des prestataires privés. Au-delà d’Issy-les-Moulineaux, l’incinérateur d’Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne) reste entièrement bloqué. Et devant le troisième centre d’incinération autour de la capitale, situé à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un système de filtrage est en place jusqu'à mardi.

Des "sanctions sévères" pour les salariés qui refusent

Si la préfecture de police a partagé samedi une vidéo montrant des camions en service au centre de collecte d’Ivry, comment les réquisitions annoncées par les autorités fonctionnent-elles concrètement ? "Le processus est encadré par l’article L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, rappelle Eric Rocheblave, avocat en droit du travail. Le maintien de la salubrité, de la sûreté et de la tranquillité publiques est assurée par la mairie. Mais s’il y a une défaillance, concernant le relèvement des poubelles en l'occurrence, le préfet met en demeure le maire, et dans un second temps le préfet peut prendre des mesures de réquisitions."

"Le texte prévoit que le préfet peut réunir 'toute personne nécessaire au fonctionnement' du service défaillant, y compris vous ou moi. Mais souvent ce sont les salariés grévistes - qui ont la connaissance technique pour travailler - qui sont réquisitionnés, poursuit l’avocat. Comme tout droit fondamental, le droit de grève peut être limité pour préserver l’ordre public. C’est encadré sous la surveillance d’un juge administratif. Et le but n’est pas de revenir à la normale, on ne peut requérir qu’un service minimum en quelque sorte."

Trois critères entrent en compte, indique Eric Rocheblave : "D’abord, il doit y avoir un besoin d’urgence. Ensuite, les réquisitions doivent être proportionnées au maintien de l’ordre public. Et enfin, la mesure peut être prise seulement si les besoins essentiels de la population ne peuvent pas être autrement satisfaits. L’interprétation du juge doit déterminer si les réquisitions sont légales, et le nombre de salariés à requérir."

Une fois l’arrêté pris par le préfet, la mesure est nominative, précise l’avocat : "Il faut désigner telle ou telle personne, poste par poste. Ensuite, c’est un huissier de justice ou les forces de l’ordre qui viennent apporter la lettre de réquisition."

Le salarié peut-il alors refuser ? "C’est déconseillé, répond Eric Rocheblave. Le texte prévoit comme peines maximales six mois d’emprisonnement et 10 000 euros d’amende. En plus, le juge peut aussi prononcer une astreinte, avec une condamnation financière chaque jour, ou chaque heure. Très peu de personnes résistent."

Et même si le salarié accepte la réquisition, peut-il faire une grève du zèle ? "Encore une fois, mieux vaut éviter étant donné les sanctions sévères qui sont prévues, estime l’avocat. Plutôt que d’aller travailler en traînant les pieds, mieux vaut avoir un justificatif médical ou un arrêt de travail, si l’état de santé est dégradé. Mais dans ces cas-là, on ne peut pas aller manifester."

"Les réquisitions restent aujourd’hui très limitées"

De son côté, François Livartowski, secrétaire fédéral de la CGT Services Publics, assure que "les réquisitions restent aujourd’hui très limitées". "Très peu de bennes sortent, explique-t-il. La mairie de Paris n’a pas demandé ces réquisitions. La préfecture doit maintenant gérer toute une logistique, notamment pour organiser les rotations. C’est très complexe. Les réquisitions de personnels, ça ne se fait pas en un claquement de doigts."

François Livartowski souligne "la grande détermination" qui pousse les grévistes à poursuivre le mouvement : "Aujourd’hui, les éboueurs ont le droit de partir à 57 ans à taux plein - ce qui est déjà compliqué, ça implique d’avoir atteint 43 ans d'annuité. On parle d’un métier difficile, beaucoup d’éboueurs ont le sentiment d’avoir un couteau sous la gorge avec cette réforme des retraites injuste, qui les ferait travailler deux ans supplémentaires. Beaucoup ont le sentiment qu’ils vont mourir au travail. Il y a beaucoup de colère."

Le secrétaire fédéral de la CGT Services Publics annonce que le syndicat "travaille sur des recours juridiques" contre les réquisitions. "C’est une atteinte au droit de grève, aux libertés de tous, dénonce-t-il. Rien n’indique que le caractère urgent et vital de ces réquisitions est justifié. Les éboueurs sont des salariés vigilants et responsables : s’il y avait un danger sanitaire imminent, ils suspendaient la grève. Ces réquisitions sont un coup politique de Gérald Darmanin et Emmanuel Macron." Pour tenter de faire annuler les réquisitions, l’avocat Eric Rocheblave confirme que "les syndicats peuvent saisir le juge administratif en référé". 

Avec Denis Tanchereau et Olivier Badin.

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