Le Luminor, cinéma de quartier emblématique du centre parisien, a vu son bail non renouvelé par la société propriétaire des murs. Sa disparition marquerait la fin de 110 années consacrées au cinéma indépendant. Une pétition est lancée.
13H50, vendredi calme. Devant le 20 rue du Temple, cinq-six badauds lèvent le menton, pupilles fixées sur les affiches XXL du Luminor. Ce cinéma, ouvert depuis 1912, est devenu au fil de son histoire un lieu emblématique du Marais. Entre projections, ciné-club et débats, il rythme la vie des cinéphiles du coin en défendant des créations les plus exigeantes et hors cadres.
Certains flâneurs s'approchent finalement, hésitent, visiblement tiraillés entre différentes envies. "Pourquoi pas Goya ?", lâche une dame à sa compagne. L'ombre de Goya est projeté à 14h, un documentaire sur Jean-Claude Carrière sur les traces du peintre. Un film peu distribué, à peine visible dans une quinzaine de salles en Île-de-France, et qui vit en partie grâce à ce genre de salle indépendante.
Ces spectatrices ne le savent peut-être pas mais le Luminor pourrait bientôt disparaître. Ce cinéma d'Art et d'essai a vu en 2020 son bail non renouvelé par la société immobilière propriétaire des murs, la Sofra. C'est cette société qui a créé et exploité il y a 35 ans le cinéma le Latina, donné à bail en 2008, devenu le Luminor depuis, et exploité maintenant par la société Carlotta Cinéma. "Aujourd’hui, les murs sont détenus via notre filiale d’immobilier commercial. Cette foncière n’a pas dans son objet social vocation à subventionner l’industrie du cinéma", explique un communiqué de presse laconique et peu sentimental. En d'autres termes, ce bail n'était pas assez rentable. "Le loyer très avantageux du Luminor, 80 000 euros par an, était cinq à sept fois inférieur aux tarifs actuels dans ce quartier", indique la société. En bref, ils pourraient gagner plus et rongent leur frein. Alors bye-bye le cinoche.
Une pétition de soutien rassemblent 10.000 signatures
"Ils s'imaginent n'importe quoi sur les tarifs", argumente de son côté François Yon, le directeur du lieu, "le bail nous est en réalité si défavorable que le juge a fixé l’indemnité d’occupation des lieux que nous réglons depuis un an et demi à un niveau inférieur à celui du loyer." Il s'interroge en outre sur la possibilité de casse d'un tel espace culturel sans informations sur ce qui le remplacera : "À partir du moment où ils veulent détruire un lieu de culture, c'est pour faire quoi ? On est en droit de savoir, non ?"
François Yon a cependant le sourire, il parle de ces centaines de soutiens qui viennent de partout, élus, cinéastes, distributeurs, habitants du quartier et spectateurs. De ses espoirs aussi. De dialogue surtout. Celui à venir, "enfin", en novembre avec ce face-à-face avec la Sofra, en présence de Carine Rolland, adjointe à la maire de Paris chargée de la culture qui dit "se tenir pleinement aux côtés du Luminor". Une occasion peut-être de mettre des solutions sur la table. "Jusque là, la Sofra nous parlait que par voie d'huissiers, d'avocats et de menaces." Et puis, il y a cette pétition en ligne, lancée depuis le 22 septembre pour maintenir le cinéma, et qui rassemble à ce jour près de 10 000 signatures.
Un lieu en bonne santé, malgré la crise du cinéma
"Un lieu comme le Luminor, qui met parfois à l'affiche des films sortis trois semaines auparavant, permet de prolonger la durée de vie d'une oeuvre en salle", explique Corentin Sénéchal, directeur de la distribution chez Epicentre. Ce professionnel gère justement L'ombre de Goya, à l'affiche depuis deux jours au cinéma de la rue du Temple. "Pour nous, petit distributeur indépendant, obtenir une programmation dans un MK2 ou un UGC est compliqué. Alors un cinéma indépendant comme le Luminor, qui irrigue tout un quartier, est un relais salutaire pour nos films."
François Yon met un autre point en avant : alors que la crise du cinéma est sur toutes les lèvres dans le milieu, le Luminor se porte bien. Ses deux salles (180 et 60 places) affichent 100.000 entrées annuelles. Le 6 octobre dernier à l'Institut du monde Arabe, alors que l'ensemble de la profession appelait à des Etats généraux du cinéma, une voix s'est levée dans l'assistance pour que le Luminor ne ferme pas. Cette prise de parole venait de La Clef Revival, ce collectif de riverains, spectateurs et professionnels, qui tente de sauver le cinéma La Clef (Paris 5è) bien que la salle ait fermé ses portes le 1er
13H58, la séance va commencer. Philippe est "un fidèle" du Luminor et lui préfère aller voir Les Mystères de Barcelone aujourd'hui. Et alors qu'il tire la porte en verre, et s'avance vers la caisse, les couleurs de l'enseigne K-Way griffe son visage. Dans la rue, les grandes marques ont remplacé les petits commerces et lieux de culture : K-Way, American Vintage, Carhartt... Des noms que l'on retrouve aussi bien à New York qu'à Londres ou à Madrid. À l'intérieur, l'homme prend son billet, range ses papiers. Avant de monter le grand escalier, il commente la situation, tête baissée, définitif dans ses pensées : "On assassine la diversité..."