Sarcelles bat régulièrement des records d’abstention : entre 30 et 80% en fonction des élections. À la veille du scrutin présidentiel et dans le cadre de Ma France 2022, nous avons sillonné cette ville métissée de 60 000 habitants, classée parmi les plus pauvres de France, pour comprendre les attentes et les craintes des électeurs.
C’est l’un des plus grands marchés d’Île-de-France. Un kilomètre de long, 300 commerçants au pied des barres d’immeubles du Grand Ensemble de Sarcelles, ici on voyage sans prendre l’avion. Épices de toutes sortes, odeurs de grillades antillaises, boubous ou fruits exotiques, tout se vend ici, et surtout pas cher : un euro les vêtements, deux euros les jouets, la viande et les légumes y sont trois fois moins cher qu’ailleurs.
"Les gens n’ont rien, alors on adapte nos prix !", sourit Sélim Balikcioglu. Ce Sarcellois de 37 ans, propose chaque semaine des produits différents, des invendus des grandes surfaces. Aujourd’hui, il écoule une montagne de boîtes de masques colorés et des lots de 6 gels-douche pour 5 euros. "Beaucoup moins cher qu’en supermarché !", souligne le vendeur, fier de sa trouvaille.
Les élections ? Tout le monde s’en fout ! Ici, c’est la misère
Sélim Balikcioglu, commerçant
"Les élections ? Tout le monde s’en fout ! Ici, c’est la misère, le tiers-monde, c’est l’Afrique. Les gens ne pensent pas à voter mais à survivre !", analyse Sélim entre deux cigarettes. Lui s’en sort en travaillant souvent 7 jours sur 7. Quand il ne vend pas au marché, il roule pour Uber.
"Moi je n’y arrive pas, c’est la galère. Je trime", intervient Julie, 49 ans, emmitouflée dans son grand anorak beige un peu décousu. Régulièrement, elle aide Sélim sur le marché, pour avoir un petit billet. Elle est pourtant gardienne d’immeuble en CDI.
Depuis mon emménagement ici, je n’ai jamais fait ma carte d’électeur !
Julie, Sarcelloise
"Je gagne 1300 euros par mois, mais mon compagnon, handicapé, est au RSA. Et mon fils de 24 ans commence tout juste à travailler. Même si j’ai le droit à un appart par cher, je le sais, je ne m’en sors pas", se désole cette Sarcelloise d’adoption, mutée par son employeur, un bailleur social, en 2010. "Depuis mon emménagement ici, je n’ai jamais fait ma carte d’électeur, ça ne sert à rien. Je n’ai plus confiance dans le système", affirme-t-elle en cherchant une cigarette. "Regardez, les policiers, ils viennent nous embêter pour mettre le masque ou m’empêcher de vendre quelques fripes sur une table pliante, mais pas pour arrêter les dealers dans les halls d’immeubles juste à côté."
Selim ira peut-être voter, s’il a le temps… "Mais cela ne changera rien à mon quotidien", conclut-il, résigné. Et même si Zemmour passe, je m’en fous. C’est une ville de non-droit, personne ne pourra y faire respecter des règles, même pas lui ! Sarcelles est une ville à part. Regardez sur le marché, il n’y a pas un seul blanc !"
"L'exclusion sociale et l’exclusion civique vont de pair"
"Quand votre préoccupation, c’est juste de pouvoir manger, se loger et s’habiller, il n’y plus de place pour le reste, encore moins pour les élections", convient Jacques Langlade, fin connaisseur de la vie sarcelloise.
Arrivé en 1988 dans les bagages de Dominique Strauss-Kahn comme jeune attaché parlementaire du nouveau député de la circonscription, Jacques Langlade est ensuite devenu directeur de cabinet à la mairie. Il a vu l'évolution politique de la ville.
La participation baisse régulièrement. L'abstention a atteint 31,22 % au 1er tour de la présidentielle de 2017 (contre 22,23 % au niveau national), elle est montée à 64,89 % lors des législatives de 2017 et même à 82,62 % pour les régionales de 2021.
Pour Jacques Langlade, l’explication principale c’est la pauvreté : "l'exclusion sociale et l'exclusion civique vont de pair." Et de poursuivre : "La précarité des gens est devenue telle que leurs attentes sont disproportionnées par rapport à ce que la politique leur apporte à court terme. Alors forcément, ils sont déçus, n'ont plus envie de voter, faute d'espoir de changement."
Le fait que beaucoup de Sarcellois soient d'origine étrangère, sans droit de vote, a aussi un impact sur les plus jeunes. "Quand vous n'avez jamais vu vos parents, vos voisins, vos proches aller voter, alors vous n'y pensez pas ou ne savez pas bien comment ça marche".
Son espoir ? L'intégration par l'école, l'éducation civique et surtout l'insertion sociale, "première étape de l'insertion politique " d'après lui. "Mais pour cette élection, je redoute une abstention encore plus forte. Car après les promesses de "Karcher" de Sarkozy, de "changement" de Hollande et de "ni-droite ni gauche" de Macron, les gens ont l'impression d'avoir tout essayé sans amélioration de leur quotidien".
"Zemmour, il parle vrai !"
De l'espoir, d'autres candidats en suscitent dans le quartier juif.
Librairie hébraïque, restaurants casher, enfants courant avec une kipa sur la tête, ces quelques rues situées à cinq minutes du marché multicolore du Grand Ensemble sont surnommées "la petite Jérusalem." Sarcelles est connue pour avoir, au fil des années, sectorisé ses habitants en fonction de leurs origines. Autour de la grande Synagogue habitent 10 à 15 000 Juifs, la plupart sépharades, dont les origines sont de l'autre côté de la Méditerranée. Et ici, pas de doute, Eric Zemmour fera son meilleur score de la ville.
Zemmour, lui, il dit tout haut ce que les autres pensent tout bas
Un commerçant
"Il n’est pas raciste, il dit la vérité", affirme ce commerçant qui préfère rester anonyme. "C’est vrai, les agressions, c’est souvent à cause des noirs et des Arabes. Les autres politiques n’osent pas le dire. Zemmour, lui, il dit tout haut ce que les autres pensent tout bas".
"Il faut faire un bon nettoyage !", intervient son ami, chef d’une entreprise du bâtiment qui emploie des ouvriers des pays de l’Est faute de main d’œuvre française. "Oui, mais eux, ils viennent pour travailler ! Moi, je ne suis pas raciste, mais j’en ai marre de payer des charges pour payer les allocations de gens qui ne veulent pas travailler et ne parlent pas français."
"Je suis devenue la seule blanche de mon immeuble!"
Quelques mètres plus loin, dans une boulangerie-salon de thé, Paula et ses amies parlent de tout et rigolent beaucoup. En entendant le nom "Eric Zemmour", leurs visages s’illuminent.
Mes voisins musulmans sont très gentils
Viviane, sarcelloise
Sauf celui de Viviane, dont les "voisins musulmans sont très gentils" et qui ne comprend pas comment des Juifs peuvent voter "extrême-droite".
En face d’elle, Paula explique son admiration pour l’homme. "On se sent dans un ghetto ici, on a peur de sortir du quartier. Je me suis déjà fait arracher mes lunettes sur la tête, voler mon portable dans ma poche. Lui, il fera quelque chose ! Il a le charisme d’un président !".
Marlène tempère : "Moi, ça fait 43 ans que je vis à Sarcelles, et il ne m’est jamais rien arrivé." "Oui, mais avoue qu’on est plus en France !", l’interrompt sa voisine de table Josiane qui détaille : "Dans ma copropriété, il y a 10 appartements. Avant, c’étaient des familles juives. Maintenant, je suis la seule blanche. Mes voisins sont Pakistanais, Haïtiens, Syriens… Ils ne parlent même pas français !"
Chantal, sacs de course à la main, confirme "J’habite dans une tour de 28 appartements. 8 ont été rachetés récemment par des marchands de sommeil. Ah, ils présentent bien ! Ils disent que c’est pour leurs enfants. Puis on ne les voit plus et ils sous-louent à des étrangers qui s’entassent, salissent les parties communes". Elle compte sur la mairie, alertée du problème. "Vous voyez !", conclut Paula, "les marchands de sommeil, ça gangrène Sarcelles. Il faut réagir et Zemmour, lui, il se battra pour que la France reste la France".
"On a peur de perdre la France qu'on aime"
Ce discours sur la crainte d’une France qui "dégringole" et qu’il faut sauver résonne aussi à l’autre bout de la commune.
"Sarcelles village", avec ses rues pavillonnaires et son petit centre bordé d'immeubles à bas étages, compte beaucoup d’Assyro-Chaldéens. Ces chrétiens persécutés ont fui le sud de la Turquie et plus tard l’Irak, pour arriver, par vagues successives, à Sarcelles, devenue leur terre d’accueil.
Sefer Diril a été l’un des premiers Chaldéens à racheter un bar en 2002. Depuis, presque tous les bars-tabacs et de nombreux commerces de restauration ou de couture sont tenus par la communauté assyro-chaldéenne. Un lieu privilégié pour entendre les discussions politiques. Et pour Sefer, c’est clair : beaucoup de Chaldéens ont déjà voté et voteront à nouveau pour Marine Le Pen.
"Avant, on était de gauche. Puis on a voté pour Chirac et Sarkozy. Mais là, on a peur de perdre la France qu’on aime", Sefer met sa main sur le cœur. Certes, il est Chaldéen, parle turc avec ses proches, écoute tous les dimanches la messe en araméen, la langue du Christ, mais il se sent "totalement français". "Regardez les plats qu’on propose à midi, ils sont français. On est en France. Il faut s’adapter et beaucoup d’étrangers veulent faire comme s’ils étaient chez eux, ce n’est pas normal". Et Eric Zemmour ? "Ah non, sa famille vient d’Algérie. Je pense que beaucoup de Chaldéens veulent comme Président un 'vrai Français'".
"De vrais Français", il y en a beaucoup dans son bar. Ce jour-là, Christian boit son café. Un peu plus loin, Simone, petit kir sur la table, fait un check du coude à tous ceux qui la connaissent sous le nom de "Tata", et Jean-Pierre vient la rejoindre. Leur point commun ? Ils ont vu Sarcelles se métamorphoser, mais restent viscéralement de gauche.
"Mélenchon ? Son discours sur les salaires et les inégalités me plaît !"
Christian est né en 1959 à Sarcelles alors que se construit le Grand Ensemble : 13 000 logements surgis de terre pour vider les bidonvilles franciliens, accueillir les immigrés et les rapatriés d’Algérie. Dans sa jeunesse, Christian allait dans ce nouveau quartier pour profiter du cinéma, du dancing, du bowling. Un passé révolu. Il n'y met plus les pieds.
Cet ancien cadre de la SNCF comprend la peur des gens et le vote extrémiste, mais lui a toujours voté socialiste. "Faut savoir ce qu’on veut aussi ! Si on n’avait pas eu tous ces étrangers, est-ce qu’on aurait toutes ces autoroutes, la pyramide du Louvre ou toutes les constructions sorties de terre grâce à de la main d’œuvre courageuse ?"
Quelques tables plus loin, Jean-Pierre, 71 ans, est arrivé dans les tours de Sarcelles en 1978 grâce au 1% patronal. Devenu ensuite propriétaire d'une maison à Sarcelles-Village, à force d'économies, il a toujours voté à gauche. Déçu par les socialistes, il plébiscite Mélenchon. "Son discours me plaît, sur les salaires, le maintien des services publics, la lutte contre les inégalités". Et si son candidat ne passe pas le 1er tour, il s’abstiendra, car, comme son amie Simone, il ne veut pas donner son soutien à Macron.
"La stigmatisation des banlieues, on n'en peut plus !"
Ce vote "Mélenchon", Nabil Koskossi, le sent monter dans sa ville. Sarcellois de 46 ans, fondateur du collectif "Made in Sarcelles" pour aider les habitants à monter des projets, il avoue ne pas être un grand fan de l'homme, "mais au moins, il ne stigmatise pas les banlieues. Et ça vraiment, on n'en peut plus! ", poursuit ce cadre de la fonction publique territoriale. "La banlieue n'est pas un concentré de terroristes ou d'assistés. Cette campagne a libéré la parole raciste et ça fait mal".
D'après lui, les jeunes ne votent pas car ils ressentent un "deux poids deux mesures" : "s'ils ont fait une bêtise dans leur jeunesse, inscrite sur leur casier judiciaire, on leur interdit de travailler chez DHL à Roissy, alors que l'aéroport est le principal employeur du secteur. Mais un homme politique mis en examen ou condamné pour abus de biens sociaux peut se présenter à des élections! C'est pas de l'injustice, de la stigmatisation ça?"
"On est quand même l'avenir de la France" relève Mickaël dans un grand sourire. En 1ere année de droit à l'université de Saint-Quentin-en-Yvelines, le jeune rappeur - qui aimerait devenir juriste ou avocat - regrette que les candidats s'intéressent si peu aux étudiants. Boursier, il arrive à s'en sortir, mais doit faire 3h20 de transport par jour, car le système d'affectation des bacheliers Parcoursup lui a trouvé une place à l'autre bout de l'Île-de-France. Il prend son mal en patience et, consciencieux, prévoit de "lire tous les programmes" avant de choisir son candidat.
On est quand même l'avenir de la France
Michaël, étudiant
Ismaïl s'est déjà décidé pour Emmanuel Macron, "un bon président". Lui aussi répète ce soir-là à la Maison de quartier "Les Vignes blanches" pour un concert, début mai, de jeunes talents du rap Sarcellois. Les deux passionnés de musique, âgés de 19 et 20 ans, participeront à leur première élection présidentielle et comptent bien inciter leurs amis à se mobiliser "Si Zemmour ou Le Pen passe parce que les gens ne votent pas, il ne faudra pas qu’ils viennent se plaindre !", concluent-ils, un peu inquiets.
Maïmouna, 27 ans, symbole de la réussite républicaine
Même discours chez Maïmouna Camara. Cette Sarcelloise de 27 ans n’imagine pas un seul instant déroger à son "devoir de citoyenne" alors qu’elle doit "tant à la France". La jeune femme est effectivement l’exemple parfait de la réussite républicaine.
D'origine sénégalaise et guinéenne, elle est élevée avec ses deux sœurs par sa mère, veuve. "Comme beaucoup de familles monoparentales à Sarcelles (qui peuvent atteindre 40% dans certains quartiers), sa première préoccupation, c’était de nous nourrir, quitte à multiplier les heures supplémentaires".
Son devoir de citoyenne
Maïmouna Camara, une sarcelloise engagée
Après le bac, Maïmouna, part faire une école de commerce à Dijon. Malgré sa bourse, elle doit emprunter 16 000 euros de frais de scolarité à la banque, "tous déjà remboursés par anticipation", sourit-elle. Devenue ingénieure commerciale chez un éditeur de logiciels, elle s’engage aussi politiquement.
Repérée par le maire Patrick Haddad en campagne pour les élections municipales, elle est élue en 2020 conseillère municipale, un "honneur qui permet d’apprendre beaucoup". Elle prend sa carte au parti socialiste, comme le maire, mais pas seulement. "Ma mère a toujours eu une admiration pour François Mitterrand. Dès qu’elle a été nationalisée française, elle a voté socialiste. Comme pour remercier ceux qui a avaient mis en place l’ascenseur social dont elle et ses enfants profitaient".
Aujourd’hui, Maïmouna distribue des tracts même si sa candidate, Anne Hidalgo est mal placée. "Je milite pour des idées, pas pour une personne dans un concours de charisme."
Mais ce qui l’inquiète le plus, c’est le vote Zemmour : "Je suis tout le contraire de ce qu’il dénonce. Cela me fait mal au cœur de voir que des gens croient ce qu’il dit."
Jacques Langlade, l'ancien directeur de cabinet de la mairie de Sarcelles, qui connaît la jeune femme conclut : "pour que les gens votent dans les quartiers populaires, il faudrait qu'il y ait plus d'exemples comme Maïmouna, pour prouver que la vie politique française concerne tout le monde" .
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Une série télé : "La loge du président"
Imaginez un gardien d’immeuble Sarcellois, d’origine centre-africaine, à l’Elysée. Peau noire, sourire éclatant, voix grave, Thomas Sica veut conquérir le pouvoir avec l’aide des habitants de son quartier, de tout âge, toute couleur, toute religion.
L’idée de la série télévisée "La loge du président" a germé dans l’imagination d’Eric Pounewatchy, 45 ans. Entrepreneur, réalisateur et personnage principal, il regrette le Sarcelles de son enfance : "Nos amis étaient blancs, juifs, arabes, on se mélangeait tous. Aujourd’hui, les jeunes traînent souvent par groupes de même couleur ou religion, ce n’est pas possible ! Dans notre fiction, on est tous ensemble."
Le but de sa série : "dire 'non' au repli communautaire et surtout, montrer aux banlieusards que tout est possible, que la politique, c’est aussi pour eux."
Ce passionné de cinéma a tourné trois épisodes pilotes avec des acteurs sarcellois bénévoles, mais en a déjà imaginé une centaine d’autres. Le gardien d’immeuble est tellement serviable, bienveillant, positif, que des locataires lui disent qu’il ferait un bon maire. "Pourquoi viser petit leur répond-il ?", raconte le réalisateur. Et poursuit, l’œil espiègle. "Allez, on va à l’Elysée !"
Eric Pounewatchy a proposé l’idée et trois épisodes pilotes à France Télévisions et attend un retour. Il rêve que la diffusion d’une telle série puisse inciter les habitants de quartiers sensibles, et notamment les jeunes, à se sentir concernés par la politique "Qu’ils arrêtent de se dire : ce n’est pas pour nous".