Une quinzaine de cas de cancer du sein et du pancréas a été détectée chez les professeurs et le personnel du lycée Romain Rolland, à Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Les syndicats se questionnent sur une potentielle pollution, tandis que l'ARS a ouvert une enquête.
"Je ne suis pas du tout sûre du lien entre l'établissement et mon cas personnel, mais j'émets une interrogation : ce n'est peut-être pas une coïncidence." À 45 ans, Valérie Chemin, professeure de lettres classiques depuis 2006 au lycée Romain Rolland à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), s'est retrouvée avec un cancer du sein qui lui est "tombé dessus". Sans antécédent de cancer dans sa famille, menant une vie qu'elle estime plutôt saine, cette enseignante n'a pas non plus fait le rapprochement avec son environnement professionnel, jusqu'à faire une surprenante découverte : elle n'est pas la seule à être récemment tombée malade.
C'était il y a cinq ans déjà. Depuis, les syndicats estiment que 16 professeurs ou membres du personnel du lycée polyvalent ont été diagnostiqués et/ou sont décédés d’un cancer en dix ans, entre 2010 et 2019. Il est question de plusieurs cancers du sein et du pancréas, certains enseignants donnant cours dans des classes mitoyennes de celle de Valérie Chemin. Un chiffre alarmant, qui a été transmis au rectorat dès 2021. L'enquête semble pourtant avoir seulement commencé, avec de premières démarches réalisées par l'Agence régionale de Santé, en octobre 2024.
Deux ans après la première alerte, le dossier avance
Serait-ce une conséquence d'une contamination à l'amiante, dont des traces ont été relevées lors de travaux du gymnase du lycée ? Ou d'une pollution liée à l'incinérateur de déchets d'Ivry-sur-Seine, le plus grand d'Europe, situé à seulement trois kilomètres de là, et dont les rejets de particules toxiques ont déjà été pointés du doigt ? Aucun lien n'est pour le moment établi.
Mais du côté des syndicats, on déplore le délai de la prise en compte de ce dossier. "Deux ans et demi après notre première alerte officielle (en 2022, ndlr.) les premiers collègues atteints de cancers ont été appelés par l'ARS", indiquent les représentants du personnel. Valérie Chemin dit effectivement avoir été contactée mi-octobre 2024 par une infirmière mandatée par l'autorité de santé, "qui m'a posé des questions sur mon parcours et m'a demandé mon accord pour consulter mon dossier médical, en attendant l'accord de la structure hospitalière qui m'a suivie".
Pourtant, des relances ont été effectuées "plusieurs fois par an", ajoute l'enseignante à l'origine de l'alerte, qui "ne voyait rien venir", jusqu'à ce que de premiers éléments paraissent dans la presse, il y a un an, fin 2023. C'est à ce moment-là que l’ARS Île-de-France a indiqué avoir été sollicitée par le rectorat "pour évaluer un potentiel lien entre des signalements de cancers parmi des personnels du lycée Romain Rolland et les contaminations environnementales en dioxines dans cette commune" liée à l'incinérateur, nous écrit-elle. Par communiqué, l'ARS confirme que "les investigations, menées conformément aux recommandations nationales, sont toujours en cours" et "nécessitent notamment d’obtenir, de la part des personnes concernées, une autorisation d’accès à leurs dossiers médicaux hospitaliers, dans le but d’évaluer les causes potentielles de ces pathologies".
Vers une recherche de polluants dans l'air, l'eau, ou les surfaces ?
Malgré ce retard, la professeure se dit rassurée de voir enfin les choses bouger. "Maintenant, on est entendus. Je me pose simplement la question de savoir si chez nous, les cas de cancer sont plus nombreux qu'ailleurs. Si ça permet de faire de la prévention, ça me paraît utile."
Désormais, les représentants du personnel demandent une étude épidémiologique, et notamment des mesures de la qualité de l'air, mais aussi des relevés dans l'eau, les sols et surfaces à l'intérieur et à l'extérieur du lycée, ainsi "qu'une étude de biosurveillance fondée sur des mesures d’imprégnation des personnels et des élèves de l’établissement".
Une évaluation des moyens d’aération des bâtiments pourrait être engagée d'ici à la fin de l'année, selon le comité syndical. Mais concernant la recherche de potentiels polluants dans l'air, dont les dioxines (des molécules persistantes et toxiques) et les polluants éternels (PFAS), celui-ci indique que le rectorat a seulement annoncé réaliser des devis. Contactée, l'Académie nous a redirigé vers l'ARS. Il y a un an, l'agence avait cependant estimé "très improbable" l'existence d'un lien entre l’incinérateur et les cas de cancers au lycée, relate Le Parisien.
Nouvelle étude autour de l'incinérateur de déchets
La pollution émise par cette usine, qui traite des milliers de tonnes d'ordures ménagères par an, continue par ailleurs d'être surveillée de près par les associations environnementales. En 2021, une première étude scientifique de l'ONG néerlandaise ToxicoWatch avait révélé une importante concentration de dioxines autour de cet incinérateur, situé entre Paris XIII et Ivry-sur-Seine, grâce à l'analyse d'œufs et de mousses végétales à proximité. Un rapport qui avait conduit l'ARS à demander une expertise (dont on ne connaît toujours pas les conclusions) et à recommander en attendant la "non-consommation des œufs et produits animaux issus de poulaillers" situés dans les communes concernées et limitrophes, comme Charenton-le-Pont et Alfortville, par exemple.
Cet automne, les chercheurs néerlandais sont de retour pour réaliser une nouvelle étude de biosurveillance, annonce le collectif de protection environnementale partenaire 3R. Il s'agira en effet de déterminer si la pollution aux dioxines est continue d'année en année, ou si elle est d'origine ancienne. Dans tous les cas, des dysfonctionnements au niveau de la surveillance des émissions toxiques ont déjà été détectés par les associations. Alors que la Sycom, qui possède l’incinérateur, indique toujours des valeurs conformes aux normes réglementaires, les chercheurs ont constaté qu'entre 2020 et 2021, les capteurs d'émission de dioxines n'ont pas fonctionné en continu. Il manque 7 000 heures de données, durant lesquelles il est donc impossible de dire si l'incinération a pollué anormalement l'air et l'environnement.