L'histoire débute en 2016. Emma Drouin et ses amis se lancent dans un projet de salle de bain mobile pour personnes à la rue. 5 ans plus tard, le camping-car "Etmadouche" maraude trois fois par semaine dans les rues de Nantes.
Il fait nuit noire sur le parking de la Marrière. Le vent est glacial. L'endroit semble désert, presque inquiétant...
Dans cette pénombre, on ne voit que lui. Un camping- car, décoré avec des bulles de savon qui volent au vent.
À l'intérieur, la lumière est diffuse. Emma vient d'arriver pour faire chauffer de l'eau pour préparer les cafés.
En allumant le gaz, elle nous entraine tout de suite dans la salle de bain. "Ce que l'on voulait surtout, c'était un vrai espace bien-être. Nous recevons des corps très fatigués et les espaces salles de bain sont d'ordinaire minuscules dans les camping-cars. Donc on a vraiment cherché à agrandir. Tous les potes s'y sont mis. On a bricolé ça tous ensemble."
La quarantenaire, forte en gueule au cœur immense, est tombée dans la solidarité avec les restos. C'était il y une dizaine d'années. C'est là qu'elle a fait ses premiers pas vers les autres, "tous les autres sans aucune distinction, de l'accueil inconditionnel" comme elle aime à le rappeler.
"J'ai maraudé longtemps avec les Restos du Cœur et j'ai rencontré beaucoup de jeunes femmes à la rue, de l'âge de mes filles. Je me demandais comment elles faisaient pour se laver. Du coup, quand j'ai monté le projet en 2016, on a d'abord pensé aux femmes. Après ,il y a deux raisons pour lesquelles on a accepté les hommes aussi. D'abord, pour ouvrir la porte à tout le monde et parce que si l'on refuse des hommes, il y a des femmes qu'on ne verra pas."
Les femmes c'est à peu près 40% des personnes à la rue. Nous on parvient à en toucher 10%. Elles sont cachées, quasi invisibles
Emma Drouin
"Une asso à taille humaine mais qui donne beaucoup"
Ce soir là, sur le siège passager, il y a Benoît "un petit nouveau". Le garçon n'est pas là par hasard. Dans la vie, il est éducateur spécialisé auprès d'adolescents en difficulté. La misère, il connaît. Pas besoin de lui faire la leçon.
Il cherchait "une asso à taille humaine, qui ne se la raconte pas mais qui donne beaucoup". Il l'a trouvée.
Il est 18h30, bientôt l'heure de partir, mais avant de démarrer il faut vérifier les stocks. Dans les cartons, des manteaux bien chauds, des duvets tout neufs, des chaussettes, des caleçons. Et puis, bien sûr, les produits d'hygiène. Des plus basiques, gels douche, shampoings, mousse à raser, déodorants, serviettes hygiéniques, tampons, aux plus surprenants comme des trousseaux de maquillage.
"Les femmes aiment prendre soin d'elles, se pomponner un peu. Mais elles ne sortent pas du camion avec un trait de khôl sur les yeux ou du rouge à lèvres. La rue est bien trop dangereuse pour elles, elles préfèrent rester invisibles", raconte Emma.
Dernière vérification : le cahier de liaison. Ils sont plusieurs à se relayer trois soirs par semaine. Alors il faut transmettre les informations. "Qui a été vu ? Dans quel états physique et psychologique ? Qui a contacté le 06 de Etmadouche ? Qui a besoin de nous ?", résume Emma avant de téléphoner aux copains des Restos et du Samu social pour faire le point sur les maraudes en cours sur l'agglomération nantaise. Deux personnes en souffrance sont à cette heure signalées.
"D'un jour sur l'autre ce ne sont jamais les même maraudeurs. Cela nous permet d'avoir un suivi. On évite d'aller voir les mêmes personnes trois fois par semaine".
On essaye de répondre à tous ceux qui ont besoin de nous. On essaye d'aller chercher les gens les plus isolés, ceux qui sont passés sous les radars. Il y en a beaucoup qui passent au travers des mailles du filet du social. Quand on les récupère, souvent, c'est un peu tard.
Emma Drouin, fondatrice de "Etmadouche"
L'association compte une vingtaine de bénévoles. "Cela fait un an que l'on a stabilisé les effectifs. Avant c'était assez compliqué, les gens arrivaient, repartaient. Il faut un vrai rapport de confiance avec le public extrêmement fragilisé que l'on rencontre. Il faut vraiment un engagement régulier pour que le lien se crée. Souvent ce qu'on demande, c'est d'être là deux soirs chaque mois. Les personnes à la rue ont besoin de se raccrocher à un visage familier", explique Emma.
Et le but n'est pas de les faire parler. "On ne leur demande jamais de raconter leur histoire. On est complètement dégagé de ça. Nous n'avons absolument aucune vision professionnelle et c'est ce qu'ils apprécient beaucoup"
Le camping-car démarre. C'est Emma qui conduit. La bête est compliquée à manœuvrer. À peine quelques kilomètres et les deux bénévoles repèrent un sans abri. Installé à la sortie d'un supermarché, il fait la manche avec son chien. Pas un habitué, ils ne l'ont encore jamais vu.
Le jeune homme dit n'avoir besoin de rien. "Moi ça va, je peux encore me nourrir et de temps en temps me laver". Très vite, il craque. Les larmes aux yeux, il évoque un ami qui va mal. Emma et Benoît lui emboîte le pas.
Au pied des immeubles collectifs, cachée dans des buissons, une tente. Pas question d'effrayer la personne, il faut d'abord établir le contact. Alors Emma s'agenouille pour entamer la discussion. "Bonsoir, c'est Etmadouche, comment allez-vous ?"
L'homme balbutie quelques mots, visiblement il est mal en point. Impossible pour lui de bouger. Il est couché, bloqué par une sciatique. "Tu as des vêtements chauds ? Tu as besoin de quelque chose ?", demande la bénévole. "Je vais te chercher un duvet tu as l'air super crevé et je vais te signaler au Samu social, vu ton état de santé. Ce serait bien que tu sois accompagné par une structure de soins".
"Ok très bien, parfait merci, à plus tard! ", Benoît vient de donner l'alerte par téléphone. Voilà le 115 prévenu. La personne sera vue dans la soirée. "Oh cool" , Emma respire un grand coup.
La vocation de Etmadouche ce n'est pas de créer une nouvelle structure. Nous sommes juste des citoyens qui allons à la rencontre de gens dans le besoin. Nos missions s'arrêtent là. Après ce qui frustrant c'est que, trop souvent, il n'y pas de solution derrière
Benoît, bénévole Etmadouche
"L'hygiène, c'est la dignité"
"Certains refusent la douche on voit certaines personnes juste pour un café. Sans prétention, par moment on fait de la veille sanitaire. Etmadouche il faut savoir que ce n'est pas simplement de l'eau chaude qui coule, c'est un moment privilégié avec les personnes. Et ce que j'aime à dire souvent c'est que lorsqu'ils sortent de la douche, ils gagnent en général cinq centimètres de dignité. Parce que, oui, l'hygiène c'est la dignité". D'ailleurs dans la salle de bain mobile il n'y a que très peu de miroirs. Et des petits, pas des grands.
Là on parle d'estime de soi, de respect intime pour certains le corps n'est plus qu'une enveloppe. Pour ceux là c'est un vrai choc de se voir, de regarder ce corps fatigué par l'errance, rongé, épuisé par une vie de trottoir et d'errance
Emma Drouin, fondatrice de "Etmadouche"
Sur la route, il y aussi les fidèles, les vieilles connaissances, presque devenus des amis comme Mimi et Robin qui squattent un bout de parking. Quand le camping-car arrive, ils ne tardent pas à débouler. Avec un thermos de café. Ils n'ont rien mais seraient prêts à tout donner aux bénévoles de l'association. Ils vivent dans un camion hors d'âge qui ne roule plus, qui leur sert simplement de toit.
À l'intérieur, de quoi réchauffer la nourriture et des affaires entassées à la va comme je te pousse. La moitié du véhicule sert de niche au chien de Mimi. Un Saint-Bernard de 70 kilos au bas mot. Un gardien bienveillant et efficace pour éviter de se faire voler le peu qu'il reste.
Après deux ou trois coups bien sentis dans la bouteille de gaz qui souvent fait des siennes, Emma fait chauffer la salle de bain. Robin s'engouffre, Mimi, lui, en profite pour taper la causette avec Benoît. "Tu fais quoi comme métier ? Tu travailles avec des ados. Ben il faut faire gaffe à eux parce que 40% des mômes qui ont été accompagnés par la protection de l'enfance finissent à la rue. C'est vraiment raide pour ces gamins !"
La douche se termine. Ici le temps n'est pas compté, on peut faire couler l'eau pendant de longues minutes.
"Ce n'est pas la course, le but ce n'est pas de faire prendre un maximum de douches en un minimum de temps. Le but c'est de donner, d'écouter, de se poser avec eux", précise Emma. "Certaines personnes vont mettre un mois à accepter de monter dans le camping-car et de se laver. Il y a les Bains-Douches qui existent. Nous ne sommes pas là pour les remplacer. Nous nous voulons juste être un lien. On va vers et on essaye de ramener vers".
Ils sont là ils ne jugent personne, ne demandent pas comment ni pourquoi. Ils respectent ce que tu es, qui tu es. Ils te donnent un coup de pouce précieux
Mimi, SDF
"Moi je dis chapeau l'artiste. À la base c'était prévu que pour les femmes. Et du coup tous ceux qui en ont vraiment besoin en profitent. J'aimerais qu'ils soient plus nombreux encore à faire cela parce qu'il y a du monde en demande. Même si en ce moment c'est un peu plus calme, l'été l'attente est bien plus forte. Trois maraudes ne suffisent pas", ajoute Robin, les cheveux encore mouillés sous son bonnet de laine.
Pas de subventions, juste des dons
La maraude sillonne les quartiers isolés et finit toujours dans le centre ville. Direction les Nefs. Ils sont une petite dizaine allongés dans leur duvet ou sous des couvertures. Certains ne lèvent pas la tête. Anthony, lui, s'extirpe de son sommeil. Il est là, chaque nuit, au pied de l'éléphant.
Gel douche, serviette, nécessaire de toilette, le jeune homme monte dans le camion. Emma monte sur le siège passager. Elle cherche le carton de chaussures. "42, 43...Putain fait chier ! On a rien comme chaussures chaudes à lui proposer, seulement des baskets". Elle est comme ça Emma, un gros caractère et une femme libre qui refuse les subventions.
"Financièrement, Etmadouche ne tient qu'avec les dons de particuliers. On a quelques grosses boîtes qui nous suivent aussi. Et il y a des gens généreux. "Il n'y a pas de petits dons, certains donnent 5 euros par mois. D'autres font des versements de 1 000 ou 2 000 euros. On tient avec tous ceux là. Un simple partage sur les réseaux sociaux ça peut suffire aussi".
Il se fait tard, les températures dégringolent. "On ne va plus trouver grand monde à cette heure-ci. Mais on va quand même aller faire un tour en ville, on ne sait jamais". Dans le centre, personne ou presque. Sur le trottoir, à même le bitume, emmitouflée devant la vitrine d'un grand magasin, il y a Christiane. Cette femme que tout le monde de la nuit connait, à qui on ne donne plus d'âge. "Elle a 30, 40, peut-être 50 ans. C'est compliqué de donner un âge. De toute façon ce n'est jamais la première question que l'on pose".
"Là elle dort, on ne peut pas la réveiller, et on ne va surtout pas la réveiller. Demain, elle sera sans doute encore là, et voilà… Elle est toute seule, c'est super dangereux. Là franchement, sur une fin de maraude comme ça j'ai les boules. Ce n'est jamais gai mais là c'est dur !", avoue la bénévole impuissante face à la détresse de cette sans abri, sans aucune protection. "Les maraudes sont aussi de chouettes moments, pleins de rencontres et d'échanges".
La boule au ventre et la larme à l'œil, sans se retourner, Emma reprend le volant. Ce soir, elle le sait, malgré la fatigue, le sommeil sera difficile à trouver, elle dormira mal. Mais demain elle sera là. "Baisser les bras ? Jamais ! Sans nous, il leur reste quoi ?".