La rapporteuse publique a préconisé à la cour administrative d'appel de Nantes, de désavouer en grande partie les industriels qui s'opposent au tenant de l'AOP Camembert concernant l'étiquetage de leurs fromages fabriqués en Normandie.
Nouvel épisode judiciaire sur le front de la guerre des camemberts. Mardi 10 décembre 2024, la cour administrative d'appel de Nantes se penchait sur les étiquetages ornant les boîtes de camemberts industriels. Tous ont pour point commun de produire des camemberts qui ne relèvent pas de l'Appellation d'origine protégée (AOP) "Camembert de Normandie" et d'être accusés par la répression des fraudes de "mettre en exergue" des symboles de la Normandie pour "induire en erreur le consommateur".
La Coopérative Isigny Sainte-Mère, la société Gillot (Bertrand Père & Fils) et le groupe Lactalis - respectivement basées à Isigny-sur-Mer (Calvados), Saint-Hilaire-de-Briouze (Orne) et Laval (Mayenne) - ont aussi pour point commun d'avoir tous obtenu un répit le 12 février 2024 devant le tribunal administratif de Caen. Mais l'administration a fait appel.
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"LE CHAMPION DU MONDE DU CAMEMBERT EST QUEBECOIS"
Ces industriels ne sont pas les seuls en France à avoir saisi la justice. La Compagnie des Fromages & Richemonts (CF&R) avait elle saisi le tribunal administratif de Cergy-Pontoise après avoir été sommée le 13 janvier 2022 par la répression des fraudes de "mettre en conformité" les emballages de ses camemberts "Cœur de Lion", "Le Rustique" et "Le Père normand" produits à Vire (Calvados), Ducey (Manche) et Pacé (Orne) : ils ne bénéficient pas, eux non plus, de l'Appellation d'origine protégée (AOP) "Camembert de Normandie".
Les "Cœur de Lion" et "Le Rustique" de Richemonts arborent néanmoins un logo comportant la mention "Au bon lait normand" ou "Lait collecté en fermes normandes".
Le secret d'un bon Cœur de Lion... Le bon air de Normandie, terre de notre fromagerie de Ducey, vantait aussi l'industriel de Courbevoie (Hauts-de-Seine) sur ses boîtes de camembert.
"L'interdiction (...) interdit de façon générale et absolue toute référence à la Normandie sur les camemberts non AOP", se plaint donc Me Julia Bombardier, l'avocate commune des industriels qui étaient appelés à se défendre ce mardi à Nantes. Elle maintient aussi que les termes "Fabriqué en Normandie", "C'est donc en Normandie et avec du bon lait normand que nous fabriquons notre Camembert" ou encore "Affiné dans notre fromagerie de Domfront en Normandie" ne seraient pas contraires à la loi.
"A ce rythme, demain on nous interdira aussi de mettre trois vaches et un pommier ou même une église au milieu d'un village", s'est exaspérée l'avocate des industriels.
Me Julia Bombardier, avocate des industriels producteurs de camemberts
"Les conséquences seront catastrophiques pour ce fromage : quel sera l'intérêt, demain, pour un industriel de produire son camembert en Normandie ? Aujourd'hui, ce fromage est également fabriqué aux Etats-Unis, en Belgique ou aux Pays-Bas... J'ai même appris que le champion du monde du camembert était québécois."
IL FAUT QUE CE SOIT ECRIT "EN PETITES LETTRES"
Mais la rapporteuse publique, dont les avis sont souvent suivis par les juges, était loin de partager la même analyse. Elle a rappelé que l'AOP visait d'abord à "protéger" de toute "usurpation" ou "imitation" les véritables producteurs de camemberts normands.
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C'est d'ailleurs "un signalement des autorités japonaises" qui avait conduit l'Union européenne à "prévenir" la France de telles atteintes à cette protection, a-t-elle recontextualisé : des camemberts arborant le logo "Fabriqué en Normandie" mais ne respectant pas les contraintes de l'AOP avaient été repérés.
En décembre 2023 le Conseil d'Etat lors d'un précédent épisode de ce bras de fer judiciaire avait déjà souligné la confusion que le terme Normandie pouvait induire dans la tête des consommateurs. "Il ne saurait être fait mention (...) de l'origine "Normandie", laquelle ne constitue pas un terme générique, d'une manière telle que cette association de termes (...) conduise le consommateur à avoir directement à l'esprit (...) le fromage bénéficiant de l'AOP".
UNE DECISION "ATTENDUE" ET "TRES IMPORTANTE"
Lors de l'audience de ce début de mois de décembre, "l'agencement" des étiquettes de fromages des industriels est "de nature à induire en erreur le consommateur", a exposé la rapporteuse publique. Seules les boîtes faisant allusion à l'origine normande du "lait" qui a servi à fabriquer le fromage - et non pas celle du camembert - ont trouvé grâce à ses yeux, et seulement quand ces mentions sont écrites "en petites lettres" ou "dans la liste des ingrédients"...
L'avocat de l'INAO, lui, veut aller plus loin : il a fait remarquer à la cour que le "Cœurmandie" - un "fromage à pâte molle" du groupe Lactalis - avait "trois syllabes", c'est-à-dire "comme le mot camembert". Cette "contraction des mots Camembert de Normandie" est là encore de nature à "induire en erreur le consommateur", de son point de vue.
"Ce contentieux est né d'une menace de la Commission européenne d'engager une procédure à l'égard de la France pour "manquement", a résumé au final Me François Pinet, l'avocat de l'institut en charge de la gestion des AOP. "Il est interdit de mettre "Normandie" sur une boîte de fromage dans laquelle se trouve un camembert (non AOP, ndlr) : ce seul mot constitue un manquement, même s'il n'y a pas de lions ou de maisons à colombages."
La cour administrative d'appel de Nantes, qui a mis sa décision en délibéré, rendra sa décision dans les prochaines semaines.