Depuis 2015, un recensement de tous les cours d'eau présents sur le territoire français est en cours d'élaboration. Initialement prévu pour organiser la protection des ressources en eau, il présente, selon des scientifiques, un biais qui risque de menacer les rivières et les ruisseaux.
Face aux perturbations climatiques et à l'intensification de l'activité humaine, la préservation de l'eau naturelle est devenue une des principales préoccupations des pouvoirs publics. Quand les étés sont trop chauds, cette ressource vient à manquer, puis, quand arrive l'automne, elle se déverse en trop grandes quantités et provoque de nombreux dégâts sur son passage.
Les ruisseaux et les rivières avaient pour habitude de s'ébrouer librement. Ils sont désormais sous haute surveillance, identifiés, classifiés et cartographiés.
Mais pas tous, et c'est là, le problème.
Un cours d'eau, c'est quoi ?
Jusqu'en 2016, la notion même de cours d’eau n’était toujours pas définie. Ni par la loi, ni par le règlement. C'est seulement en cas de litige, devant les tribunaux administratifs, que les juges devaient s'adapter à la diversité des situations pour rendre justice ; ils pouvaient se référer à près de deux siècles et demi de jurisprudence ! Les juges étaient contraints d'interpréter ce qui n'était pas défini par la loi. Le législateur a voulu y remédier. Les "cours d'eau" ont désormais leur place dans le Code de l'Environnement, et sont définis par les trois critères suivants :
- La présence et permanence d’un lit différencié, naturel à l’origine. Le lit peut avoir été fortement modifié, déplacé ou artificialisé. Il est affecté à l‘écoulement normal des eaux avec une cohérence amont aval,
- L'alimentation par une source. La source peut être ponctuelle et identifiée ou diffuse,
- Un débit suffisant une majeure partie de l’année (le débit peut être intermittent, compte tenu des conditions hydroclimatiques locales
Le gouvernement décide alors, d’identifier l'ensemble des cours d'eau de son territoire, de les cartographier, et de demander la prise en charge de leur entretien par les services en charge de la police de l’eau (DDTM). Finalement, chaque département doit être en mesure d’établir une cartographie complète des cours d’eau.
Des "cours d'eau" disparaissent des cartes, les scientifiques s'inquiètent
Dix ans plus tard, l'inquiétude vient des chercheurs de l'INRAE, l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement, du centre de Lyon-Grenoble-Auvergne-Rhône-Alpes. Ils l'ont exprimé dans un article scientifique : "Une cartographie réglementaire incohérente menace les ruisseaux et les rivières français".
Les chercheurs se sont appuyés sur un ensemble de données qu'ils ont pu recueillir, et ont établi, de leur côté, 680 000 km de cours d’eau sur tout le territoire français.
Cette étude française est une première mondiale (cocorico) ! 🐔
— Damien Deville 🐾🐺 (@DamDeville) September 21, 2024
Portée par les chercheurs Mathis Messager, Herve Pella, et Thibault DATRY, elle place sur une seule et même #carte les différents cours d'#eau français et leur degré de de classification. 💧
Il ressort de cette… pic.twitter.com/IcwUWsmQKv
Selon eux, la cartographie telle qu'elle a été réalisée peut amener à "une mise en œuvre inégale des lois environnementales".
En clair, certains cours d'eau échapperaient à la classification (l'incohérence) et par là même ne seraient pas soumis à la même réglementation ce qui "peut conduire à des lacunes critiques dans la protection des rivières et des ruisseaux, menaçant les écosystèmes vulnérables et leurs contributions au bien-être humain." (la menace).
Exclure un cours d’eau de la protection juridique exonère les propriétaires riverains et les autres utilisateurs de la plupart des réglementations (...) et peut avoir des conséquences importantes sur la qualité de l’eau et les écosystèmes ailleurs dans le bassin.
Mathis Loïc Messager, Hervé Pella, Thibault Datry de l'INRAE
La loi sur l’eau est un des piliers de la protection des écosystèmes d’eau douce en France. Elle est très claire, toute personne qui souhaite réaliser un projet ayant un impact direct ou indirect sur le milieu aquatique (cours d’eau, lac, eaux souterraines, zones inondables, zones humides...) doit obligatoirement déposer un dossier auprès de la préfecture, et ne pourra pas commencer les travaux qu'après autorisation.
Les scientifiques expliquent le biais engendré par la non-classification de certains cours d'eau : "Une intervention sur un fossé pourra se faire sans démarche administrative particulière (...) alors qu’une intervention sur un cours d’eau allant au-delà de l’entretien courant par le propriétaire riverain (modification du profil en long ou en travers du cours d’eau), ne pourra se faire que dans le cadre d’une déclaration ou d’une autorisation "loi sur l’eau", "Cela peut entraîner des tensions avec certains usagers, et notamment le monde agricole ou les collectivités."
Alpes-Maritimes : seule la moitié des cours d'eau est classifiée
Sur la cartographie établie par les scientifiques de l'INRAE, les Alpes-Maritimes se distinguent par une large zone grise. La partie montagneuse n'a fait l'objet d'aucune classification, et, aucune donnée ne semble disponible. Pourtant, les amateurs de randonnées, savent que dans cette partie du département coulent de nombreux ... Cours d'eau !
Suite à l'injonction gouvernementale, en 2015, la DDTM 06, la Direction Départementale des territoires et de la Mer des Alpes-Maritimes, a établi une cartographie des cours d'eau sur la zone littorale, très détaillée et consultable en ligne. Comme son intitulé l'indique, il s'agit uniquement de la partie côtière du département. Quid donc de l'arrière-pays ?
À la direction de la DDTM, Bernard Cardelli, détaché à la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations, nous explique :
Lorsqu'il a fallu définir, une bonne fois pour toutes, si un cours d'eau était un cours d'eau, nous avons privilégié la bande littorale. On nous a demandé d'être efficace et rapide, et d'analyser là où il y a le plus d'enjeux.
Bernard Cardelli, détaché à la gestion des milieux aquatiques, DDTM 06.
Les préoccupations majeures sont la population, l'urbanisation et les risques d'inondations. C'est-à-dire sur la bande littorale !
Le responsable technique poursuit : "La méthode utilisée pour recenser les cours d'eau sur le littoral n'est pas adaptée à l'arrière-pays. On y trouverait plus de cours d'eau qu'en réalité ! Il existe de très nombreuses sources !" Pour recenser un "cours d'eau", il faut vérifier son alimentation par une source, un des trois critères qui le définit. Sur les pentes escarpées des montagnes maralpines, ce travail est beaucoup plus complexe que de constater un ruissellement, un écoulement, ou un lit naturel. "La partie montagneuse du département se fera progressivement et au cas par cas" nous précise Bernard Cardelli.
Dans les Alpes-Maritimes, le réseau hydrographique est estimé à environ 10 000 km selon les données disponibles. Les cours d'eau représenteraient en 3 000 et 5 000 km. Mais selon lui, l'inquiétude des scientifiques n'est pas fondée.
Ce n’est pas parce qu’un vallon n’est pas classé comme un cours d’eau, que l’on peut y faire ce qu'on veut. Ce n'est pas un manque de règlementation. elle est seulement différente.
Bernard Cardelli, Direction Départementale des territoires et de la Mer des Alpes-Maritimesà France 3 Côte d'Azur
Depuis les inondations de 1994, qui ont vu la crue du Var, poursuit Bernard Cardelli, les collectivités locales sont très pro-actives, et de mieux en mieux organisées. L'évolution est récente.
Depuis le 1ᵉʳ janvier 2018, la gestion des milieux aquatiques et la prévention des inondations (GEMAPI) est désormais une compétence confiée aux intercommunalités (métropoles, communautés urbaines, communautés d’agglomération, communautés de communes) par les lois de décentralisation n° 2014-58 du 27 janvier 2014 et n° 2015-991 du 7 août 2015.
"Il est difficile de rectifier le tir, après la bétonisation des années 90. Maintenant, tout le monde essaye de trouver des solutions, mais avec la nature", conclut Bernard Cardelli.