Ces premiers jours de déconfinement ont un goût de rentrée en demi-teinte. La justice a été mise en sommeil durant deux mois, sauf pour des affaires d’urgence, comme les violences conjugales. Aujourd’hui, le retard de milliers de dossiers met en avant son manque de moyens.
Mr. G. n’en peut plus d’attendre… Cet homme de cinquante ans a eu un accident de travail l’an dernier.
Depuis Mr. G. est en arrêt de travail. Juste avant le confinement, le médecin de la sécurité sociale lui a signifié de reprendre son métier de mécanicien. Il passe alors une visite auprès du médecin du travail qui s’oppose à sa reprise. Son dossier en était à ce stade au moment où la France a basculé dans le confinement.
Bilan pour cet ouvrier qualifié ? Il ne touche ni son salaire, ni les indemnités de la sécurité sociale. Il est dans une impasse…
Une priorité entre les souffrances
Des cas comme celui-ci, il y en a des milliers. Qu’il s’agisse de conflits patron-employé, de problèmes familiaux , sociaux, ou liés à des litiges commerciaux …"Pour tout individu en prise avec la justice, son dossier est le plus urgent au monde", explique le bâtonnier du barreau de Marseille, Yann Arnoux-Pollak.
Mais la justice a une autre notion de l'urgence. Durant le confinement, les tribunaux ont assuré un service minimum, avec des équipes réduites pour n’accueillir que les urgences liées aux violences familiales, au placement des enfants en danger, aux personnes détenues en demande de liberté, aux comparutions immédiates.La justice a créé une priorité entre les souffrances, ce qui dans l’absolu, ne devrait pas exister dans un état de droit.
Tous les autres dossiers sont restés en attente. "Ce qui est assez choquant à mon sens, c’est que le Ministère de la justice a créé une priorité entre les souffrances, ce qui dans l’absolu, ne devrait pas exister dans un état de droit. Ils ont placé les contentieux en fonction de ce qu’ils estimaient prioritaires", déplore Me Arnoux-Pollak.
Pour le bâtonnier, il ne s'agissait pas d'un service minimum, mais d'une justice à l’arrêt. "C’est la première fois qu’un état d’urgence a conduit à suspendre massivement l’activité des tribunaux, comme si la justice n’était pas un service essentiel à la vie de la nation".
Marie-Blanche Regnier, déléguée régionale du Syndicat de la magistrature, confirme les urgences traitées dans les tribunaux durant le confinement, mais convient aussi que cette notion est subjective.D’un point de vue judiciaire, les urgences traitent seulement des questions où la liberté des gens est en jeu.
"Dans la question de l’urgence, il y a une notion subjective : pour le justiciable, son dossier est nécessairement urgent car il y a un impact sur sa vie. Mais d’un point de vue judiciaire, les urgences traitent seulement des questions où la liberté des gens est en jeu. Et où il y a des délais impératifs imposés par la loi".
Difficile à admettre par exemple, pour la personne qui a lancé une procédure de divorce alors qu'elle est encore au domicile conjugal. Sa vie de couple est devenue compliquée, sur fond de mésentente. Et elle voit se rallonger le temps d'attente d'une décision de justice, concernant l’attribution du domicile conjugal, et la résidence des enfants…
"Ca va lui paraître une urgence, poursuit Marie-Blanche Regnier. Mais pour la justice, il s'agit d'un contentieux de divorce qui n’est jamais traité dans l’urgence".
Que sont devenus les autres dossiers ?
Au service de l'instruction d'Aix-en-Provence par exemple, six juges sur sept ont été en télétravail durant le confinement."Quand les juges n'étaient pas de permanence, ils étaient en télétravail. Ils rédigeaient des expertises, des décisions par exemple de renvois devant le tribunal correctionnel", explique la magistrate.
"C’est sûr, l’activité a été réduite, un peu paralysée. Mais, ce qui a été fait durant cette période va ressortir maintenant. C’est-à-dire que toutes les décisions qui ont été rédigées par les juges vont être maintenant notifiées".
Un déconfinement en pointillés
Depuis le 11 mai, la reprise judiciaire est progressive, jusqu'au 2 juin. Chaque juridiction a été appelée à organiser elle-même les mesures sanitaires en fonction de ses locaux, son personnel, et ses moyens.Ainsi, le tribunal judiciaire d'Aix-en-Provence conseille seulement le port du masque, mais "le rendra obligatoire lorsque les distances de sécurité ne pourront pas être observées".
La chambre de proximité d'Aix ainsi que les tribunaux de proximité de Martigues et Salon de Provence reprennent leurs activités, "sans réception du public pour le moment".
Le barreau de Marseille n'est pas en manque d'idées pour la reprise. Déjà, pendant le confinement, "nous avons multiplié nos actions", explique le bâtonnier.
Comme la mise en place de consultations juridiques gratuites à distance, l'installation d'un numéro vert pour les violences intrafamiliales, le soutien juridique à la cellule Covid-19, l'achat de masques...
"Il est temps que l’on avance. Le temps de la sidération doit laisser place désormais au temps de l’action", poursuit Me Arnoux-Pollak.
Les avocats se "réinventent"
Et pour avancer, les avocats souhaitent aussi "se réinventer dans l'intérêt du citoyen".Dans le cadre des règles sanitaires et pour éviter un flux trop important de personnes dans les salles d'audience, ils ont proposé aux juridictions des "permanenciers". C'est-à-dire qu'un ou deux avocats représentent leurs confrères et consoeurs.
"On mutualise nos efforts", explique Yann Arnoux-Pollak. "On va mettre un permanencier qui représentera les défendeurs, un autre qui représentera les demandeurs, et les avocats donneront leurs consignes pour que leurs dossiers (par exemple des demandes de renvois) soient déposés et avancent plus vite".
Ne pas plaider va contre notre nature, mais nous l'acceptons temporairement dans l'intérêt seul de nos clients.
Le bâtonnier se dit prêt aussi à apporter du matériel aux personnels de justice, pour faire avancer les choses.
"Si la justice ne peut pas avancer mieux, nous sommes prêts à mettre à sa disposition du matériel, pour aider. Nous, on a obtenu des masques parce qu’on a pris soin d’en acheter. Dans certaines juridictions, nous leur avons passés pour que ça puisse fonctionner"."Ne pas plaider va contre notre nature, mais nous l'acceptons temporairement dans l'intérêt seul de nos clients", concède le batonnier du barreau de Marseille.
Manque de moyens et de salles d'audience
Le manque de matériel et de locaux dans le milieu de la justice est aussi au coeur des revendications du Syndicat de la magistrature, depuis de nombreuses années."Le Ministère de la justice fait des campagnes sur la numérisation des juridictions. On se rend compte que l’on n’était même pas en capacité de faire suffisamment de télétravail, parce que les réseaux étaient saturés", souligne Marie-Blanche Régnier.
"Nous avons du matériel qui n’est pas toujours en nombre suffisant. Nous avons aussi des problèmes de locaux, des salles d’audience qui nous manquent".
Un constat partagé par les avocats. Retourneront-ils pour autant dans la rue, comme durant les manifestations contre la réforme des retraites ?La justice est un régulateur social, de paix sociale. Il faut qu'elle redémarre.
"Pour obtenir plus de moyens, il faut que notre volonté soit commune avec les personnels de justice et avec les justiciables", note Me Arnoux-Pollak. "Et je suis convaincu que cette volonté existe déjà et que nous pouvons la mener ensemble".
Pour Yann Arnoux-Pollak, il y a urgence à ce que la justice reprenne son plein essor. "La justice est un régulateur social, de paix sociale. Il faut qu'elle redémarre car elle est au centre de la vie de la société".
La représentante du Syndicat de la magistrature se montre moins optimiste quant à l'obtention de nouveaux moyens.
"Il faudrait un engagement fort de l’Etat pour la justice, et ça n’est malheureusement pas ce que l’on voyait se dessiner avant la crise sanitaire. Nous ne sommes pas très rassurés sur la suite, compte tenu de ce que l’Etat doit par ailleurs investir pour faire face à cette crise".