Théo Giacometti a remporté mardi 5 décembre le prix du photojournalisme du Club de la Presse Marseille Provence Alpes du Sud. La photo lauréate, parue en juillet dans Mediapart, représente des enfants marseillais en route pour une sortie à la mer. Un trajet en bus tout sauf anodin.
"Beaucoup se trompent et pensent qu'il s'agit d'une photo sur l'immigration". Ce cliché, primé le 5 décembre par le Club de la Presse Marseille Provence Alpes du Sud, n'illustre pas le voyage de migrants. Mais une sortie à la plage, en plein été, pour de jeunes Marseillais. "Dans l'imaginaire collectif, une personne noire dans un bus, c'est quelqu'un d'un autre pays en plein périple, regrette le photographe lauréat, Théo Giacometti. Le périple, c'est celui d'une trentaine d'enfants des quartiers nord qui vont à la mer, un jour de juillet. "Pour eux, ce trajet de 25 minutes représente quelque chose".
"Attraper ce bout de fragilité"
Théo Giacometti revient sur le moment précis du cliché : "On part de la cité, ça rigole, ça joue. Et tout d'un coup, on voit la mer. Tout le monde se calme et regarde. C'est quand même assez fort". Il appuie alors sur le déclencheur de son appareil photo, et capture cet instant suspendu.
"Je savais que le trajet en bus serait un moment important. Ils sont immobiles, c'est plus facile de créer une relation avec eux. C'est plus intéressant que lorsqu'ils sont sur un kayak", raconte-t-il.
Si les jeunes peuvent avoir l'habitude des photos, de poser ou de faire le fameux signe de Jul, à cet instant précis, il n'en est rien. Théo Giacometti explique avoir su "les attraper à un moment où ils [l]e voient le moins. Attraper ce bout de fragilité."
Les conditions météorologiques participent à rendre ce moment unique : "C’était particulièrement beau, on est partis sous la pluie, puis elle s’est arrêtée une fois à la mer. La lumière orageuse sur l'eau, ça rend le truc un peu épique".
Théo sait déjà que c'est une bonne photo. "Avec le temps, on commence à savoir quand on est en train de raconter quelque chose qui correspond à ce pourquoi on est là".
La mer à Marseille : "On n'est pas tous égaux"
Ce jour-là, une sortie kayak à la plage de Corbières est organisée par l'association Grand bleu et le centre social L'Agora, implanté dans le 14ᵉ arrondissement de Marseille, à côté du Merlan. Théo Giacometti est alors en reportage avec Sophie Bourlet, pour Mediapart. Avec le collectif de pigistes marseillais Presse-Papiers, ils participent à une série d'été sur les inégalités que peut entraîner le réchauffement climatique.
"On cherchait à mettre en avant cette question sociale à Marseille. Dans cette ville, au bord de la mer, avec ses 40 km de littoral, il y a des gens pour qui aller à la mer, c'est tout sauf un loisir régulier. On n'est pas tous égaux". Certains enfants doivent prendre un, deux, trois bus. Pour parfois une heure de transport.
Le reportage mettait également en lumière la question de l'apprentissage de la nage. Autre fracture sociale à Marseille. "Quand on a quatorze ans, ce n'est pas toujours facile d'admettre qu'on ne sait pas nager, raconte le photoreporter. Mais nous, on s'en rend compte très vite lorsqu'ils sautent tous à l'eau. Une grande partie n'a pas appris."
"Il y a aussi une forme d'autocensure, une question de racisme, souligne l'auteur du cliché. Certains se disent : la mer, ce n'est pas pour nous. C'est pour les riches, les blancs. Quand on s'appelle Mohamed et qu'on va à la mer avec ses potes, on n'est pas toujours bien vu. Alors, on finit par rester chez soi. Ça participe à la ghettoïsation des quartiers."
Cinq ans de photojournalisme à Marseille
Des questions de société comme celles-ci, Théo Giacometti, 34 ans, en a fait sa spécialité. Descendu des Alpes en 2018, Théo s'est installé à Marseille en tant que photojournaliste indépendant. Il y réalise depuis des reportages pour la presse ou les ONG, principalement autour des questions sociales et environnementales.
Cinq ans plus tard, et des dizaines de reportages plus tard, le photographe s'épanouit sous le soleil : "Je suis amoureux de cette ville, j'aime les Marseillais. Moi qui viens d'une petite ville, Barcelonette, j'aime que Marseille soit une ville géographiquement vivante. On a vite accès aux collines, aux calanques. C'est une ville populaire qui bouge, il y a des milliards d'histoires à raconter partout."
Cinq ans, et déjà adoubé par ses confrères : "Recevoir ce prix du Club de la presse, c'est un prix remis par des photojournalistes, c'est la reconnaissance de mes pairs."
Par ce prix, on reconnaît mon travail, ma place ici. Ça me touche, c'est un vrai encouragement.
Théo Giacometti, photoreporter
"Ce n'est pas anodin, car je viens un peu de nulle part, raconte le jeune photographe. Je n'ai pas fait d'école de journalisme, de photo, j'étais cuisinier. J'ai changé de métier sans trop savoir si ça allait marcher. Et aujourd'hui, je travaille sur les sujets qui me tiennent à cœur."
Théo Giacometti ajoute une dernière chose, un "clin d'œil" important pour lui : "Lors de la soirée de remise du prix, il y avait un débat au Club de la presse sur le secret des sources, l'indépendance des journalistes. Il était animé par Ariane Lavrilleux et Edwy Plenel (Directeur de la publication de Mediapart, ndlr). J'étais ému que ce soit une photo Mediapart qui remporte le prix, il est venu me féliciter, j'ai eu un échange avec lui, c'était un chouette moment.
Une exposition devant le Palais de la Bourse
La photo de Théo Giacometti et les dix-sept autres sélectionnées par le Club de la Presse sont affichées sur les grilles extérieures du Palais de la Bourse, dans le centre-ville de Marseille. Au total, quatorze photographes sont mis à l'honneur dans cette exposition qui se clôturera le 5 janvier prochain.
Les photographes sont : Gilles Bader, Martin Chambon, Pierre Ciot, Daniel Cole, Thibaud Durand, Julie Gazzoti, Théo giacometti, Clément Mahoudeau, David Rossi, Nicolas Serve, Cyril Sollier, Frédéric Speich, Nicolas Tucat et Valérie Vrel.
Parmi les photos, celle d'Hedi, 22 ans, touché par le tir d'un flashball de la police lors de la soirée d'émeutes le 1ᵉʳ juillet dernier, à Marseille. Un cliché signé Frédéric Speich.
Les 18 clichés seront par la suite exposés dans la salle des Pas perdus de l'hôtel de ville d'Arles lors des Rencontres de la photographie, l'été prochain.