Le 27 juin 2023, des motards de la police prennent en chasse une Mercedes conduite par Nahel, mineur sans permis. Le refus d'obtempérer va se terminer par un tir d'un policier et la mort du jeune homme. Des émeutes vont avoir lieu pendant plusieurs jours en France. Comment cet évènement majeur a transformé la façon de travailler et l'état d'esprit des policiers, un an après, France 3 Provence-Alpes leur a posé la question.
Un contrôle de véhicule qui tourne au drame, des familles endeuillées, des émeutes, un emballement médiatique... que reste-t-il de tout cela un an après ? Rarement la question a été posée du côté des policiers. À quelques jours des JO, où ils vont être mobilisés en nombre pour le maintien de l'ordre, France 3 Provence-Alpes s'est intéressée à leur état d'esprit et comment la mort de Nahel le 27 juin 2023 et les événements qui ont suivi, ont pu changer leur façon de travailler ?
"Un sentiment d'humiliation"
Quelques heures après la mort de Nahel, 17 ans, le président de la République s'était exprimé depuis Marseille où il était en visite, "Rien, rien ne justifie la mort d’un jeune", rappelant "l’émotion de la nation tout entière" et exprimant "respect et affection" à la famille du jeune homme. "Nous avons un adolescent qui a été tué, c’est inexplicable, inexcusable et d’abord ce sont des mots d’affection, de peine partagée et de soutien à sa famille et à ses proches".
Nous partageons l'émotion et la peine de la famille et des proches du jeune Naël. Je veux leur dire notre solidarité et l'affection de la Nation.
— Emmanuel Macron (@EmmanuelMacron) June 28, 2023
La Justice a été immédiatement saisie.…
Un soutien de poids pour la famille, mais pour les policiers, "ils ont eu la présomption d’innocence bafouée par le président de la République, cette affaire a marqué les policiers", indique Rudy Manna, porte-parole du syndicat Alliance.
Et le sentiment est partagé par Alexandre* (prénom modifié), il est en service depuis plus de 25 ans. Basé à Marseille, son choix de métier est une vocation "on est dans la police et la gendarmerie de père en fils de génération en génération, c'est vraiment une vocation que d'être au service de la protection de population". Mais le cœur n'y est plus pour ce policier expérimenté.
"La dégradation des conditions de travail est amorcée depuis plus de 10, 15 ans. Il n'y a qu'à voir le manque de candidats aux concours de police. Cette affaire a porté un coup dur à la profession. Le procès n'a pas eu lieu. Certes, il y a eu la mort d'un jeune et c'est regrettable, pour lui, sa famille et le policier auteur des tirs pour qui la vie est fichue aussi. Mais on a jeté en pâture toute une profession à la vindicte populaire", regrette ce policier.
"Emmanuel Macron nous a humiliés, il a jeté la honte sur les policiers, personne n’oubliera", explique Arnaud*(prénom modifié).
Il y aura un avant et un après
Rudy Manna, porte-parole du syndicat Alliance
Pour les forces de l'ordre "le manque de soutien est flagrant" alors "qu'on était tous les jours pendant les émeutes sur le terrain, à essayer de sauver les biens, les commerces et les personnes, la hiérarchie était débordée, on n'avait pas de consignes claires et il y a eu des affaires, mais personne n'assume le chaos qui régnait ces soirs-là, où l'on était débordé de tous les côtés ", explique Arnaud, policier à Marseille en fin de carrière.
"Il y avait tellement d'interpellations, que les geôles étaient pleines, on nous a donné l'ordre de ne plus interpeller, de juste évacuer les commerces pillés et de sauver tout ce qui pouvait être sauvé, on avait des hordes de 200 personnes en face, en centre-ville à Marseille, en 30 ans, je n'ai jamais vu ça", détaille Arnaud.
Pour Rudy Manna, les policiers savent et ont conscience que tout peut basculer en un instant, "celui qui va prendre des risques, alors qu'il a des états de service parfait, sur un problème, tout est effacé et depuis une cinq, six ans, les policiers l'ont bien en tête".
"J’ai 47 ans, je fais le travail, je fais le strict minimum, je ne veux pas finir en prison, mourir, saccager ma carrière, je ne veux pas faire de vague, je veux terminer tranquillement, le cœur n'y est plus et je ne suis pas le seul dans ce cas-là", regrette Alexandre.
"En face, ils ont des mecs qui s’en moquent de tuer des gens"
Selon le gouvernement, "Sur la période 2016 – 2023, les services de sécurité ont constaté 25 700 délits de refus d’obtempérer routiers en moyenne par an. Ces derniers ont légèrement diminué sur la période (-5 %), avec une hausse entre 2016 et 2021, suivie d’une baisse de 2021 à 2023. Près d’un refus d’obtempérer routier sur cinq est un délit aggravé qui, dans neuf cas sur dix, met en danger d’autres usagers de la route. La part de ces délits aggravés est passée de 16 % en 2016, à 21 % en 2023".
Des chiffres que contestent les syndicats de police.
" Déjà il faut savoir que depuis l'affaire Nahel, les services de commandements ne demandent pas systématiquement un suivi des personnes en fuite qui refusent d'obtempérer. Pour ne pas mettre en jeu la vie des policiers et des potentielles victimes collatérales", précise Rudy Manna.
Les conséquences sont terribles, un policier n’intervient plus de la même façon
Rudy Manna, porte-parole du syndicat Alliance
Chaque refus d'obtempérer, comme chaque intervention, génère un dépôt de plainte, " les enquêteurs ont chacun entre 150 et 400 dépôts de plainte à traiter, la priorité est donnée aux violences intra-familiales, donc la plupart du temps les refus d'obtempérer passent à la trappe. En réalité, les chiffres du gouvernement se basent sur les dépôts enregistrés, mais en réalité, il y en a beaucoup plus, tous ceux qui ne sont pas traités.", déplore Rudy Manna.
Il y a un malaise et c'est tabou.
Arnaud, policier à Marseille
Pour Arnaud, qui est expérimenté dans le métier, après plus de 30 ans d'état de service : "Les voyous ont un sentiment d’impunité, ils nous le disent, alors comment voulez-vous travailler dans ces conditions ? Il y a un chiffre à prendre en compte, c’est le nombre de policiers qui se donnent la mort en France, c'est énorme et personne n'en parle. Il y a un malaise et c'est tabou".
En moyenne, selon une étude de la mutualité de la fonction publique, il y a 44 suicides par an de policiers. Dans cette même étude, 39% des policiers se disent en détresse psychique et 32% des policiers, qui vivent des tensions avec un public, disent être confrontés aux pensées suicidaires. 24% d'entre eux, ont déjà envisagé de se suicider et ont entendu des collègues vouloir le faire au cours des 12 derniers mois.
En face ils ont des mecs qui s’en moquent de tuer des gens.
Rudy Manna, porte-parole du syndicat Alliance
"Pour 2000 balles, ils vont être jetés en pâture, prison, IGPN, préventive, procès, etc. Donc à présent dans la tête des policiers, c'est 'à quoi bon', parfois, on est obligés de tirer en mode survie. Maintenant, on a plus de risques d’aller en prison que les voyous. Les gars ne vont plus prendre des risques", analyse Rudy Manna.
"C’est la désillusion d'un métier idéalisé"
"À chaque manifestation, les policiers sont regardés de près, sur leurs agissements, souvent filmés et souvent accusés avant qu’on sache ce qui s'est réellement passé", regrette Arnaud.
" Ça a commencé il y a 10 ou 15 ans, il y a toujours eu des vidéos. Le problème, c'est qu'il manque toujours le début et la fin de ces vidéos. Heureusement, maintenant, on a les caméras embarquées qui permettent d'avoir l'intégralité de la vidéo et montrer ce qui se passe réellement sans montage, en cas d'enquête de l'IGPN", indique Rudy Manna.
Arnaud, policier à Marseille, regrette que "les gens ne retiennent que les bavures d'une partie de la profession et que cela jette l'opprobre sur toute une profession" et il est rejoint dans ses propos par Alexandre : "la police française est au bord du précipice. On est beaucoup employé sur le maintien de l’ordre, gilets jaunes, retraite, etc. Mais on a toute la population contre nous et les conséquences sont concrètes, plus personne ne se présente aux concours de police".
Il ne faut pas faire de généralité.
Alexandre, policier marseillais
"C'est la résignation, on a vu l'évolution du métier, si tu veux être sûr de finir ta carrière sans embûche, tu demandes à être dans un bureau. C'est le système qui rend le métier comme cela, bientôt, il y aura plus de fonctionnaires de bureaux que de policiers de terrain. Plus personne ne veut prendre de risque", précise Alexandre, "et cela ne concerne pas que ceux qui sont proches de la retraite, je le constate tous les jours, il y a les jeunes confrères qui arrivent, ils font 5, 6 ans de voie publique, et puis ils demandent à intégrer les services administratifs.C’est la désillusion d'un métier idéalisé".
Tout ça amène les forces de l'ordre à reconsidérer leur mission, à reconsidérer leur travail. "Bien sûr que comme dans toute corporation, il y a des individus qui salissent la fonction, mais pour un petit nombre, il ne faut pas faire de généralité, comme nous coller systématiquement l'étiquette de racistes et de mecs qui se prennent pour des Zorros des temps modernes", détaille Alexandre, soucieux de rétablir certaines vérités selon lui.
Oui il y a des abus et ces gens-là n'ont rien à faire dans la police
Arnaud, policier à Marseille
"On doit faire le ménage dans la profession, c'est clair, et on se remet en question, oui, il y a des abus et ces gens-là n'ont rien à faire dans la police, mais on rappelle que quel que soit le gouvernement en place, on se doit de servir la République et être au service de la sécurité de la population", insiste Arnaud.
"On ne peut pas cautionner ce manque de respect incessant à notre égard, on risque nos vies tous les jours pour protéger celles de citoyens, il ne faut pas l'oublier, on a des familles et on veut rentrer le soir, et non, notre but n'est pas de tuer des gens. C'est au contraire ce que l'on redoute dans notre carrière, de devoir le faire pour sauver nos vies ou celles de nos collègues", précise Alexandre.
Selon lui, s'il devait y avoir des émeutes de nouveau, "l'engagement des policiers sera différent".
Je vous assure qu'au ministère de l'Intérieur, ils mettent des cierges
Alexandre , policier Marseillais
Et Alexandre n'hésite pas à parler de "la politique du chiffre, que tout le monde nie, mais qui existe pourtant, qui est écrasante, qui détourne les policiers du métier de base, tout est fait pour les primes, cela n'a plus de sens".
Avant de conclure, " je vous assure qu'au ministère de l'Intérieur, ils mettent des cierges parce qu'entre les manifs liées aux élections, l'alerte attentat à son max, les JO, ce n’est pas gagné. Ils prient pour qu'il n'y ait pas une vague d'arrêts maladie aussi, ce qui est révélateur de l'état d'esprit qui a changé. Les moutons ne sont plus des moutons".