"Une fille qui va dire des grossièretés, c’est le drame", le rap ferme-t-il les portes aux femmes ?

Le rap a souvent une image misogyne, sexiste où les femmes ne sont pas suffisamment mises en lumière. Marseille est l'une des capitales du rap, avec un berceau riche dans la cité phocéenne. Que pensent les rappeuses marseillaises ? Se sentent-elles transparentes ? Décryptage avec des acteurs du mouvement.

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Les rappeuses ont souvent le sentiment d’être transparentes, invisibilisées. Ce sentiment n’est pas toujours partagé par les membres du mouvement du rap. Entre densité de production, hypersexualisation et sexisme, le rap n'est-il pas le reflet de la société ? France 3 Provence-Alpes fait le point avec quelques acteurs du rap marseillais pour tenter d’en savoir plus.

Marseille, une capitale du rap

Marseille est souvent considéré comme l’une des capitales du rap, à juste titre. Marseille a un nombre d’artistes qui accèdent à la une notoriété nationale important. "Il y a une vraie coïncidence entre cette ville et le hip-hop, avec la culture de la tchatche, une volonté de métissage au niveau des musiques et enfn, il y a une nécessité très forte d’une catégorie de jeunes – souvent issus de l‘immigration – de trouver une voix d’expression, développe Gilles Rof, réalisateur du film D’IAM à Jul, Marseille capitale rap. Et puis, il y a cette image du rap, qui est une musique de ghetto, de classe sociale défavorisée, et c’est une image qui colle à la ville."

Et quand on parle de rap à Marseille, le nom de Keny Arkana sort rapidement des bouches. "Elle s’est imposée grâce à sa rage, son talent. C’est ça qui a fait qu’elle s’est posée dans le domaine. Il y avait quelque chose de fort, avec des choses à raconter. C’était vital pour elle d’y aller. Il n’y a pas eu de calcul de savoir si c’était une fille ou pas, son statut de femme n’a jamais été pris en compte par les autres. Personne ne s’est jamais dit 'c’est une fille pourquoi elle est là ?'", poursuit Gilles Rof.

Dj Djel, Dj de la Fonky Family, qui œuvre pour que le hip-hop rayonne dans la ville, estime qu'"il n’y a jamais eu de portes fermées au rap. C’est à celui ou à celle qui le veut, de s’imposer dans le mouvement. Je n’ai jamais ressenti dans le rap, de nonchalance ou de pas avoir envie de partager la scène avec une femme". Et si Marseille est considéré comme une capitale du rap, elle ne disposait pourtant pas de festival digne de ce nom. C’est désormais chose faite grâce à Dj Djel qui organise, les 12 et 13 avril, la première édition du Fonky Festival de Mars.

Parmi les artistes qui partageront la scène, Lansky Namek et Soumeya, deux rappeuses marseillaises. "Quand je prends ces deux femmes, ce n’est pas une charité que je fais, je veux les mettre dans la lumière. Elles méritent d’avoir leur place. Soumeya a des choses à dire, c’est un personnage qui a des engagements et je me dis qu’il faut qu’elle soit là. J’espère que l’année prochaine il y aura encore plus de femmes", confie le Dj.

"Je n’ai pas dû en faire deux fois plus qu’un gars"

Soumeya a 25 ans, et vous l’avez peut-être vu sur vos écrans lors de sa participation à l’émission de rap Nouvelle école, sur Netflix. Après des problèmes de santé, elle doit tirer un trait sur sa carrière de tenniswoman professionnelle. Celle qui écrit depuis l’âge de 13 ans, décide de se consacrer pleinement au rap. Pour elle, la question sur la place des femmes dans le rap ne se pose pas : "vous travaillez comme n’importe qui pour y arriver, hommes ou femmes, pour vous faire remarquer".

Avant de revenir sur son expérience dans l’émission Nouvelle Ecole : "Du côté des filles, ça kickait, c’était du lourd. Homme ou femme, si vous savez rapper, le jury va être à fond, ils n’avaient pas de problème avec ça. On était jugés sur la performance, pas sur un genre", se souvient-elle.

Oumay, une autre rappeuse marseillaise, partage cet avis : "je n’ai pas dû en faire deux fois plus qu’un gars, mais j’ai dû me renforcer", confie-t-elle. Car elle a quand même conscience que le traitement peut être différent entre un homme et une femme : "dire le contraire serait mentir".

Des propos complétés par Khara, une rappeuse marseillaise. "On sent que c’est un peu représentatif de la société, où les femmes ne sont encore pas assez représentées, mais ce n’est pas spécifique au rap. Au contraire, j’ai l’impression que le rap fait partie des domaines où ça bouge, notamment avec les réseaux sociaux. Grâce à eux, il y a plus de femmes qui sont mises en avant." Pourtant, lorsqu’elle est invitée à des évènements, Khara sent qu’elle est là pour "cocher la case de la parité". "Parfois, j’aime croire que c’est parce que mon travail satisfait, mais j’ai aussi conscience d’être choisie parce que je suis une femme", détaille la jeune artiste de 24 ans.

"Le rap, ce n’est pas plus sexiste qu’ailleurs"

Le rap est bien souvent stigmatisé comme un mouvement sexiste et misogyne. Pour Gilles Rof, "il y a quand même un regard sur la femme qui est masculiniste, machiste, qui n’était pas dans les premiers textes d’IAM ou de la Fonky par exemple. Aujourd’hui, il y a des paroles qui posent un problème et qui ne sont pas acceptables quand tu lis les textes, avec une image de la femme déplorable. Ce n’était pas le cas avant", soutient-il.

>> A LIRE AUSSI : PORTRAITS. Heythem, Soumeya, Metah, Khara, Janis, Oumay : six nouveaux visages du rap marseillais

Mais est-ce uniquement le cas dans le rap ? Pour Benjamine Weill, philosophe et essayiste, cela ne tient pas qu’à ce mouvement. "Cela fait des années que le sexisme est présent dans la littérature, la poésie. Rimbaud n’était pas un pro femme, sans parler de Brassens, Sardou et Ferrer, soulève la philosophe. Le rap, ce n’est pas plus sexiste qu’ailleurs. Certes, il a la vulgarité dans son ADN, et c’est la seule bulle culturelle où elle n’est pas déguisée - et elle est peut-être plus choquante -, mais ce n’est pas pour autant qu’elle n’existe pas ailleurs. Et la vulgarité ne signifie pas pour autant le sexisme."

On n’a pas fait plus libidineux et crasseux que Gainsbourg, à part peut-être Booba.

Benjamine Weill, philosophe et essayiste

Avant de souligner : "Mais il ne faut pas non plus angéliser le rap, il y a des artistes foncièrement misogynes." 

"On ne m’a pas laissé être celle que je voulais être"

"La musique n’est pas que de la musique, c’est aussi un métier d’image", souligne judicieusement Oumay. Elle et Soumeya se souviennent toutes d’elles avoir subi, à un moment de leur carrière, une volonté d’hypersexualisation de la part de certains producteurs.

"Quand j’ai commencé, je faisais des freestyles et les gens se demandaient si j’étais une fille ou un garçon. Quand vous avez une image qui n’est pas celle de la fille féminine hypersexualisée, on se pose des questions", raconte Oumay. Avant de poursuivre : "Quand vous rencontrez des gens du milieu, surtout en étant racisée, on a tout de suite voulu me coller une étiquette. C’est le chemin vers lequel ils voulaient m’emmener, avec des gens qui voulaient m’hypersexualiser. J’ai le souvenir d’un producteur qui voulait que je mette des talons. Il a voulu faire de moi ce que je n’étais pas, se souvient-elle. Je savais qu’être féminine ce n’est pas moi. Mais on ne m’a pas laissé être celle que je voulais être."

Quand je suis arrivée dans le rap, j’étais complexée par mon image artistique, car je suis plutôt garçon manqué et on m’a déjà dit ‘habile toi plutôt comme ci ou ça’.

Soumeya, rappeuse marseillaise

Contrairement à ses consœurs, Khara, elle, "correspond à l’image que l’on projette à côté du mot femme". Et elle nous livre que cette apparence "féminine" lui a parfois apporté plus que d’autres rappeuses : "je l’ai senti, que ça faisait plaisir que je sois ce genre de femme." Dans son dernier clip, elle joue le rôle d’une femme à barbe, et elle a ressenti le "dérangement" que cela a pu créer. "J’ai senti la bousculade que ça a créée chez les gens qui me sentent femme aux cheveux longs." Si elle travaille avec des hommes depuis ses 17 ans, Khara confie avoir un mental très dominant. "La musique, c'est mon art, et je travaille trop dur pour laisser du pouvoir à quelqu’un. De ce fait, ça n’a invité personne à donner son avis sur un contenu plus sexy."

"Il y a des femmes qui kickent mieux que les hommes"

Le rap a cette image ghetto, où comme l’a soulevé Benjamine Weill, la vulgarité est très présente. Toujours dans cette idée où les femmes sont sexy et féminines, elles ne peuvent pas aborder les mêmes thèmes que les garçons. Pour Gilles Rof, le producteur d’IAM à Jul, Marseille capitale rap, les thématiques du hip-hop sont encore masculinistes, où on parle de virilité, on se positionne sur une thématique de trafic de drogue. "Et ce ne sont pas des thématiques sur lesquelles on attend les filles. Et ce n'est peut-être pas leur délire d’aborder ça. Et de l’autre côté, est-ce qu’une fille qui parlerait comme ça serait écoutée par un public qui écoute ce type de hip-hop ? Je ne sais pas."

Soumeya confie qu’on lui a déjà demandé de faire du contenu plus féministe, alors qu’elle est plutôt tournée vers le "rap puriste de Marseille". Oumay pense, elle aussi, que ce n’est pas parce qu’on est une femme que l’on doit être dans le militantisme. "Il y a des femmes qui kickent mieux que les hommes" dit-elle en riant, avant de préciser que ce n’est pas une compétition. Mais pour elle, le problème est français. "Une fille qui va dire des grossièretés, c’est le drame. Alors que quand ça vient des USA, ce n’est pas un drame."

"Homme ou femme, c’est dur de sortir de l’ombre"

Benjamine Weill l’assure, le rap n’est pas un mouvement à part : "il y a un plafond de verre, qui s’est construit comme ailleurs, et les femmes se font voler leurs idées, sans aucun problème." Des propos soutenus par les trois rappeuses qui trouvent que cela est révélateur de la société actuelle, et pas uniquement attribué au rap. Toutes s’accordent aussi à dire que du côté des garçons, cela doit être encore plus difficile vue la concurrence qu’ils ont, contrairement à elles. Pour Gilles Rof, "homme ou femme, c’est dur de sortir de l’ombre, tout le monde n’accède pas au succès. Il y a une grosse densité de production, avec beaucoup de monde."

Dj Djel, lui, estime qu’il n’y a pas de différence entre les genres. Il faut voir si les productions sont intéressantes, si les textes sont riches.

Si Simone Veil n’avait pas dit des choses intéressantes, elle ne serait pas Simone Veil.

Dj Djel, Dj de la Fonky Family

"La femme est l’égale de l’homme et je ne peux pas concevoir que parce que c’est une femme, elle est moins bonne rappeuse. Il vaut mieux regarder devant et péter les retro, plutôt que regarder tout le temps derrière", affirme le producteur.

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