Immersion. Présidentielle 2022 : à Gap, comment les habitants font vivre les producteurs locaux ?

L'opération Ma France 2022 vous donne la parole pour enquêter sur les sujets qui vous préoccupent à l'approche de la présidentielle. Pour savoir comment consommer mieux, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui font bouger les lignes dans la région agricole du Gapençais.

Sur notre plateforme Make.org, vous êtes 8% à évoquer l'écologie comme sujet prioritaire. Kevin a 24 ans et comme beaucoup d’entre nous, il voudrait "favoriser une consommation plus locale pour soutenir nos éleveurs et agriculteurs... et limiter les importations longues distances".

Facile en théorie, en pratique nous sommes nombreux à constater que notre frigidaire héberge toujours des courgettes espagnoles, et qu’acheter local cela peut sembler beaucoup plus cher.

Pour éclairer Kévin et les autres, nous avons choisi le territoire des Hautes-Alpes. A priori, l’équation y est plus facile à résoudre qu’ailleurs : 40% des terres sont des surfaces agricoles.

Parmi les 141.000 habitants du département, plus de 3000 sont agriculteurs exploitants, soit 8% des actifs, bien plus que la moyenne nationale (1,5%).

Nous partons donc pour le marché de Gap du mercredi, c’est celui dit "des producteurs". Tout juste quelques degrés au dessus de zéro ce matin de février, et premier constat : tous les clients ont des tempes grisonnantes. Soit les jeunes se lèvent plus tard, soit ils font leurs courses ailleurs...  

Marie-Christine justement, la jolie soixantaine, vient ici pour favoriser les produits locaux, ce qu’elle n’a pas toujours fait. Elle a commencé il y a une vingtaine d’années, alors que les premières "biocoop" ouvraient dans la région.

"Quand mes enfants étaient petits, je regardais beaucoup les prix, alors j’allais au supermarché. Puis petit à petit, il y a eu une prise de conscience. (…) On habite un département isolé, il faut faire travailler les gens qui désirent encore vivre ici, c’est le challenge".

Des petits producteurs comme nous, il n'y en a presque plus.

Gisèle Morel, agricultrice à Piégut

Le prix, c’est bien le mot sur toutes les lèvres quand on évoque les produits locaux. Gisèle, femme solide à la voix qui porte, reconnait qu’il est "impossible" de pratiquer les mêmes tarifs qu’en grande surface. La faute "au coût de la main d’œuvre".  

Pourtant rien n’est excessif sur son étal: 2 euros le kilo de carottes, 1,60 euro le potiron, 4 euros les épinards, on est loin du luxe. Selon elle, ce n’est pas l’envie qui manque pour consommer local, mais le pouvoir d’achat.

"Les gens aiment les bons produits mais, ils n'ont pas les moyens", lâche-t-elle, fataliste.

Elle pense que les petites exploitations familiales comme la sienne sont vouées à disparaître, car elles demandent trop de travail et ne sont pas assez rentables. "Des petits producteurs comme nous, il n'y en a presque plus".

Comparer ce qui est comparable

Mais sur le stand d’en face, Manu, n’est pas du tout d’accord. "Le prix, le prix, ça ne veut rien dire! Il faut comparer ce qui est comparable!".  

Ligne sportive et bonnet de laine coloré, Manu a le regard franc et le ton convainquant de ceux qui ont bossé le sujet. "On ne peut pas comparer la viande de porc de chez nous à un saucisson lambda et dire que c’est trop cher! Ce n’est juste pas la même chose!".

Lui pratique l’élevage en plein air. "Avec une cinquantaine de porcs, on a un travail énorme au printemps et en été pour faire tous les parcs et les clôtures. Il faut les déplacer régulièrement pour que la terre ne soit pas complètement labourée, et que les cochons puissent avoir de l’herbe tout le temps", nous explique-t-il.

Les céréales des cochons sont aussi produites par la ferme, "et en agriculture biologique, les rendements sont moindres".

Pour rémunérer ce travail, Manu vend donc son saucisson 40 euros du kilo, contre plutôt 13 euros du kilo en supermarché. "Je ne dis pas qu’ils sont exceptionnels nos saucissons, je dis juste qu’il faudrait comparer à des produits équivalents."

En clair: pas de marge incroyable pour sa ferme, mais une vingtaine de personnes payées "dignement" toute l’année pour produire laitages, charcuteries, pains et biscuits de façon artisanale et donc plutôt écologique.  

Et visiblement la pédagogie fonctionne. Pendant que Manu nous parle, la file d’attente s’étire devant son stand. Nous y croisons Raphaël Guillé, venu récupérer 500g de fromage blanc.

Faire alliance

Lui n’est pas un client comme les autres, mais le chauffeur commercial de la plateforme "Echanges Paysans Hautes-Alpes".

Le fromage blanc complètera ses livraisons du jour auprès des cuisines collectives du Gapençais: collèges, gîtes, maisons de retraite,…

"Echanges Paysans Hautes-Alpes" c’est au départ un collectif de producteurs et de citoyens qui décident de faire alliance. L’idée était d’aller chercher les matières premières chez des agriculteurs ou des éleveurs isolés du département pour fournir la restauration scolaire.  

Dix ans plus tard, l’association est devenue une SCIC (Société Coopérative d’intérêt collectif) qui fait plus d’un million d’euros de chiffre d’affaires annuel, faisant travailler 60 fournisseurs pour quelque 220 clients.

"C’est passionnant", s’enthousiasme Raphaël au volant de son camion. L’ingénieur en agronomie a rejoint la plateforme il y a cinq ans, et admet "découvrir tellement de choses : le point de vue des cultivateurs, des cuisiniers". Lui devient la courroie de transmission entre ces deux mondes.  

Passage au dépôt en périphérie de Gap, le temps de charger quelques caisses de courges, fenouil, des œufs frais,… C’est peut-être au milieu de cette zone industrielle triste comme un ciel d’automne que se joue l’avenir de l’alimentation.  

Acheter local est une question de volonté politique

Arnaud Chary, directeur d'Echanges Paysans Hautes-Alpes

Le directeur en tous cas, Arnaud Chary, croit au développement du manger local dans les cuisines collectives. Car le prix ne serait pas un problème : "ce frein peut être levé, si on fait l’effort". Plus précisément, "il faudrait investir dans la formation du personnel de cuisine, dans du matériel adapté pour vraiment cuisiner, c’est une question de volonté politique".  

La loi Egalim a eu le mérite de mettre le sujet sur la table. Depuis le 1er janvier 2022, toutes les cuisines collectives de France doivent utiliser 50% de produits durables et de qualité, un levier important pour le local.

Les mains dans le cambouis

Alors oui concède Arnaud Chary, passer au local cela suppose de "mettre les mains dans le cambouis, il faut que le personnel s’investisse à fond". Mais sur le long terme les surcoûts sont absorbés.

La cuisine centrale de Briançon par exemple est un client historique d’Echanges Paysans Hautes-Alpes.

Après des années à repenser les habitudes, tous les élèves de la commune bénéficient de repas bio à base de produits locaux, pour un coût de revient quasiment identique.

C’est aussi possible à plus petite échelle. Nous reprenons la route avec Raphaël jusqu’à la crèche de La Bâtie-Neuve, commune de 2.500 habitants à côté de Gap.

Elle accueille chaque jour 22 enfants, qui disposent de leur propre chef cuisinier. Laurent Carette a passé quarante ans de sa vie derrière des fourneaux, il nous le confie en chuchotant "ici avec les petits, j’ai une place en or! Ne le dites pas, on va me la piquer!"

Ça sent déjà bon le mijoté dans ses casseroles. Au menu : œufs brouillés minute, fondue de poireaux, velouté butternut et crème au chocolat. Tout vient d’un rayon de moins de 100 km, sauf le chocolat.

Cette cuisine dans la crèche, c’est la directrice qui l’a appuyée. Mais la gestion rigoureuse de Laurent permet de maintenir des coûts très raisonnables.

Pour les matières premières, il dépense 2,75 euros par jour et par enfant, repas et goûters compris. A ce prix là, ils n’ont pas de viande tous les jours, mais deux protéines animales par semaine. De quoi largement combler leurs besoins nutritionnels.

Reste ensuite le travail du chef, 25 heures de cuisine hebdomadaire pour nourrir sainement ses petits convives. Et un homme heureux qui admet avoir "redécouvert la saveur des légumes et comment les préparer".

On devine dans son enthousiasme que le vent du changement commence à souffler dans les cuisines. Mais tous n’ont pas su prendre le train en marche, et c’est alors plus difficile de suivre.

La demande n'absorbe pas l'offre

Roland Cointe a hérité de l’exploitation de ses parents sur les hauteurs de Gap. 20 hectares de pommiers et poiriers, dont il a longtemps vendu les fruits sur le Min (Marché d’intérêt national) de Marseille.  

Mais voilà, avec l’essor des supermarchés dans les années 1990, les petites boutiques de primeurs à qui il vendait ont perdu leurs clients.

Ses revenus dégringolent, et Roland Cointe se résigne donc à changer de modèle. Il vend désormais toute sa production à des grossistes en "brut de cueille".

Eux vendent ensuite aux centrales d'achat des grandes surfaces. Roland n’emballe donc et ne trie plus les fruits, et les marges s’en ressentent.  

Pour lui, la vente directe "c’est très bien mais c’est un tout petit marché". Avec 141.000 habitants dans les Hautes-Alpes, la demande n’absorbe pas l’offre.

Pour trouver des débouchés il devrait aller à Marseille, "et on ne peut pas être au four et au moulin". Il travaille seul, la vente et la production en même temps, "c’est trop lourd à gérer".  

Vendre à un grossiste ne poserait pas de problème si ses pommes étaient appréciées à leur juste valeur. Dans les Hautes- Alpes, les vergers d’altitude offrent aux arbres de grands écarts de température entre le jour et la nuit. Cela donne des pommes de qualité, savoureuses. Mais ça diminue aussi les rendements.  

Quand on découvre le prix d'achat de nos fruits en fin de saison, des fois on pleure!

Roland Cointe, arboriculteur à Neffes (Hautes-Alpes)

Ses marges dépendent de sa production, mais aussi d’une multitude d’éléments qu’il ne maîtrise pas. Par exemple, il a gelé l’année dernière en Pologne, donc l’offre a diminué, et les prix étaient hauts. Coup de chance pour Roland Cointe cette fois-ci, ses pommes ont été achetées à bon prix.  

Mais il est contraint de travailler à l’aveugle. Pire, au moment où il vend ses pommes, il n’a aucune idée de combien il sera payé.

Le grossiste lui verse après toutes les livraisons, en août, une moyenne des prix sur l’année. "Et des fois on pleure", regrette Roland. Produire un kilo de pommes lui coûte 30 centimes. "Si on le vend 35 centimes, c’est le bout du monde".

Il a pourtant renouvelé ses vergers, mais reste très inquiet pour l’avenir. Pour lui la solution c’est le consommateur.

Acheter en promo des fruits au supermarché a des conséquences très concrètes en diminuant encore plus les revenus des producteurs. "Si une grande surface décide de faire une offre spéciale, c’est moi qui paye! J’ai l’impression que les consommateurs ne se rendent pas compte".  

Roland Cointe voudrait aussi faire le ménage parmi ceux qui se disent producteurs, mais ne font que revendre des produits achetés ailleurs. Comme dans tout, "il y a des margoulins".

Exploitation en perdition

Roland Cointe regarde cependant avec admiration le travail de son voisin: Gilbert Léouffre.

Lui aussi a hérité l’exploitation de son père, qui l’avait déjà hérité de son père. Ils vendaient à une centrale comme la plupart de leurs collègues.

Mais au début des années 2000, l’exploitation semblait "en perdition", les marges étaient trop faibles.

En 2015, une Amap marseillaise lui propose d’acheter une quantité fixe à 1,80 euro le kilo, un très bon prix, à condition qu’il leur livre les produits sur place. C’était le premier pas de Gilbert vers les circuits courts.

Avec l’Amap, il rencontre enfin ceux qui mangent ses pommes. Et on lui pose des questions: quels produits utilise-t-il ? Pourquoi les pesticides ?… Il réalise que certains sont prêts à payer plus pour du bio.

Gilbert Léouffre "convertit" donc sa première parcelle en 2017. Après quelques temps, les pertes de tonnage sont compensées par la hausse des prix. Mais surtout, le paysan retrouve l’amour pour son métier.

"Ce qui me plaisait avant tout, c’était l’idée de laisser derrière moi des terres viables et vivantes". Aujourd’hui, Gilbert Léouffre est l’un des pionniers de la biodynamie dans les Hautes-Alpes.

Il commence par vendre le mercredi à Gap, mais décide avec sa voisine maraîchère de mettre en place son propre marché, sur sa ferme, tout simplement.  

Nous l’y retrouvons, entouré d’autres producteurs qui ont rejoint l’aventure : un boulanger, un éleveur, un apiculteur,… Ils passent tous du temps à parler aux clients, expliquent comment ils produisent.

Et Gilbert Léouffre est difficile à saisir tant il virevolte d’un groupe à l’autre. Tel un bon maître d’hôtel qui veille au bien-être de ses convives.

Si ce lien est pour lui une richesse, il a des amis agriculteurs qui "ne veulent pas en entendre parler", considèrent ce temps avec les clients comme du temps perdu.  

"Moi c’est sûr j’ai un peu plus d’herbes folles dans mes parcelles, ce n’est pas nickel, mais ce retour du client je le trouve très bénéfique" Aujourd’hui surtout, Gilbert Léouffre gagne mieux sa vie qu'autrefois.  

Sa ferme est redevenue économiquement viable. Il pourrait la céder pour un bon prix. "Je suis en âge de prendre la retraite, mais j’y pense même plus tellement c’est passionnant!"

Gilbert Léouffre reconnait pourtant que les débouchés ne sont pas extensibles. Il vend entre 30 et 50% de sa production en direct à des particuliers ou en demi-gros à des petits magasins.

Pour le reste, il passe comme tout le monde par des grossistes. "J’ai besoin d’eux même si l’objectif est d’écouler un maximum en direct, car les grossistes prennent la marge qui me fait vivre."

Tombés du camion

Mais dans les Hautes-Alpes, acheter en quantité n’effraie pas certains consommateurs. Le Groupement d’Agrumes Gapençais (le Gag), est une association d’amateurs de vitamine C qui reçoit tous les mois un semi-remorque d’agrumes de Sicile.

Citrons à 2 euros le kilo, oranges sanguines à 1,7 euro, difficile de faire mieux question prix. Par contre on achète par caisses de 6 ou 12kg, et ce sont les clients qui déchargent!  

En ce froid dimanche après-midi l’organisation est millimétrée. Un arboriculteur laisse son hangar à disposition. Chacun attend son tour pour placer sa voiture en marche arrière au bout d’une chaîne humaine qui déplace les lourdes cagettes de fruits.

Même quelques Marseillais de retour du ski s’arrêtent sur le côté, "mais vous vendez quoi ici?! ".

Ils sont vite éconduits. "On ne veut surtout pas faire de pub", nous interpelle la présidente de l’association. Producteurs mis à part, tout le monde est bénévole ici.

Avec ce circuit sans intermédiaire, à la "tombée du camion", on refuse de faire une concurrence déloyale aux commerçants locaux. Mais côté adhérents, on préfère encore cela plutôt qu’acheter en grande surface.

Pascal par exemple s'est organisé avec un groupe d'amis pour profiter de ce bon plan. Ses trois enfants aurons du pur jus pressé pendant plusieurs semaines.

Il profite même de la livraison d'agrumes pour repartir avec un kilo de fromage, amené par une adhérente originaire de Franche-Comté. Bien manger, ici, c'est aussi cultiver son réseau!

Approvisionnement à la brouette

Pourtant certains tentent encore de faire vivre le commerce de proximité. Quelques kilomètres plus loin, à Tallard, Sabine Marrou s’est installée comme primeur avec ce slogan "local, simple et bon".

Une jolie boutique qui donne faim, entre huile d’olive première pression et pannettone au chocolat.  

C’est une reconversion professionnelle pour cette ancienne salariée du médico-sociale, originaire du Queyras.

Alors forcément elle y a mis ses "valeurs", et veut faire travailler les artisans de bouche locaux. Elle prête le champs voisin à un maraîcher bio, qui peut ainsi l’approvisionner "presqu’à la brouette".

Sabine Marrou voulait ne faire que du local et du produit de saison, mais que font donc ces tomates en rayon au mois de février ?

"Le problème c’est qu’ici en hiver, il n’y a que les poireaux, les courges et les choux", et "avec ça on ne fait pas vivre un magasin".  

Pendant sa première année d’activité, elle a étudié la demande de ses clients. Economiquement, elle dit n’avoir d’autre choix que proposer quelques produits plus lointains.

Mais Sabine Marrou aime aussi cuisiner. Avec des plats à emporter tous les jours, elle espère convaincre qu’il est possible de "manger correctement, cuisiner de vrais légumes, comme il y a 30-40 ans".

En plus des habitudes des consommateurs, ce que Sabine Charrou aimerait voir changer c’est notamment le niveau d’imposition de certains aliments.

Pourquoi ne pas réduire les taxes sur les produits locaux de base ? Un moyen selon elle pour que les consommateurs n’aient plus à choisir entre leur portefeuille et leur territoire.

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