Vacances. "La plage fréquentée par les vacanciers est un espace aménagé, organisé, réensablé, et même dénaturé."

Sur une carte de France interactive, nous avons rassemblé plus de 200 plages côtières labellisées "Pavillon bleu". Mais avant de cliquer et d'enfiler les maillots de bain, nous avons posé cinq questions à une spécialiste de la plage, maîtresse de conférence en science politique, Isabelle Bruno.

La grande bleue, du sable : pendant tout le confinement, vous en avez rêvé, comme d'un immense espace de liberté. Désormais, votre valise est prête. Vous êtes peut-être même déjà arrivés à destination, au bord de la mer ou de l'océan. Nous avons donc pensé à vous en réunissant, sur une même carte, toutes les plages côtières labellisées "Pavillon bleu" des Hauts-de-France à la Corse, de la Manche à la Méditerranée en passant bien évidemment par la Côte Atlantique.

Le pavillon bleu se veut une référence en matière de tourisme respectueux de l'environnement et du développement durable. Mais la plage d'aujourd'hui et le respect de l'environnement font-ils bon ménage ? Peut-on être libre dans un espace aménagé ? Est-on tous égaux allongés sur notre serviette ? 

Ces questions sont au coeur du travail d'Isabelle Bruno, maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Lille et chercheuse au CERAPS, le centre d'études et de recherches administratives politiques et sociales. Ses recherches récentes portent sur les inégalités d'accès aux espaces naturels et les conflits d’appropriation des plages, en France et en Californie. Ses réponses font réfléchir et "démangent" autant, voire plus, que les grains de sable entre les orteils. Interview.



Pourquoi va-t-on à la plage ?

Isabelle Bruno : La plage est un espace souvent dépeint comme une « hétérotopie », c’est-à-dire un lieu autre, singulier, paradisiaque, confinant à l’utopie. Elle est devenue le symbole d’un refuge hors d’un monde urbain oppressant et pollué. On va à la plage pour fuir la ville, pour se ressourcer dans un lieu « naturel ». On va surtout à la plage parce que cet espace a été produit par l’industrie touristique et façonné par les politiques publiques comme un eldorado, une destination « de rêve » qui serait accessible à toutes et tous… Or rien n’est moins vrai.

Rappelons que non seulement l’égal accès aux rivages est un mythe, occultant les inégalités socio-spatiales et la « fracture touristique », mais que l’accès public aux plages est souvent entravé par l’extension et le renchérissement des propriétés privées (résidences secondaires, complexes touristiques, hôtels pieds dans l’eau) le long des littoraux. 

Les plages font ainsi l’objet de conflits d’appropriation qui sont aussi des conflits d’usage. Jusqu’au tournant du XIXème siècle, les représentations dominantes les appréhendaient comme des lieux répulsifs, sources de catastrophes naturelles et d’invasions barbaresques. Puis s’est progressivement déployé parmi les élites un « désir collectif du rivage », finement analysé par l’historien Alain Corbin. L’aristocratie a alors « inventé » la plage comme lieu de soin, de délectation et de parade. Les « travailleurs de la mer » ont ainsi été évacués d’un tableau qui donne à voir les rivages comme des milieux naturels offerts à la contemplation de la « classe de loisir ». Or, comme le souligne l’anthropologue Jean-Didier Urbain, attentif aux mœurs des « plagiophiles », « la nature » de la plage est composée de toutes pièces : elle est un artifice, un produit social et historique. 
 

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La plage fréquentée par les vacanciers est un espace aménagé, organisé, réensablé, et même dénaturé quand on la nettoie de ses algues, qu’on achemine des pelleteuses pour retirer les banquettes de Posidonie jugées peu esthétiques, alors même qu’elles sont une source salutaire de biodiversité et une protection directe contre l’érosion. La massification du tourisme balnéaire, ce qu’Elsa Devienne appelle la « ruée vers le sable » dans le contexte californien, a engendré une urbanisation du paysage littoral et un bouleversement de l’écosystème côtier qui débouchent aujourd’hui sur une catastrophe écologique, notamment en Méditerranée. La question n’est plus tant « pourquoi va-t-on à la plage ? » mais « pourquoi ne devons-nous plus y aller ? ».



En tant que sociologue et politiste, vous menez des recherches sur la politique des plages. Que vient faire la politique sur la plage ?

Isabelle Bruno : De nos jours, quand on pense aux plages, viennent spontanément à l’esprit des images figurant le farniente, la contemplation de l’horizon maritime, les loisirs nautiques, la liberté incarnée par les Deux femmes courant sur la plage de Pablo Picasso (1922)… Il est communément admis qu’il s’agit d’espaces naturels, récréatifs, ouverts et pacifiés. Or cette vision enchantée gagne à être nuancée, sinon renversée. 

On oublie un peu vite que la plupart des plages ont été aménagées, en partie artificialisées, pour accueillir les touristes (établissements de restauration, parking, postes de secours, pontons, etc.) et, de plus en plus, pour faire face à l’élévation du niveau de la mer qui menace d’engloutir près de la moitié des plages sablonneuses dans le monde d’ici 2100. On oublie également que les plages ont toujours été des lieux de travail pour les pêcheurs, les ramasseurs de varech, les exploitants de sable, les vendeurs ambulants ou les « plagistes ».

On oublie enfin que les plages sont des territoires convoités et conflictuels. Ce sont des espaces régis par des règles et des normes, surveillés par les forces de l’ordre. Appartenant le plus souvent au domaine public maritime, elles relèvent de l’État souverain qui peut les concéder à des fins d’exploitation économique ou les militariser là où perdurent des conflits territoriaux, ou pour bloquer les flux migratoires entre le « Sud » et le « Nord ». En somme, les plages ne sont pas aussi libres d’accès que le suggèrent certains préjugés. Il existe des barrières matérielles et symboliques qui produisent des effets d’exclusion ou de ségrégation bien mis en évidence par les sciences sociales

La plage est ainsi politique de part en part. Elle semble en apparence périphérique et même frivole, mais offre en fait un terrain d’enquête aussi passionnant que paradoxal parce qu’elle se situe au centre de la double crise – écologique et économique – qui caractérise notre époque. L’actualité internationale est d’ailleurs riche en exemples de conflits et polémiques ayant les plages pour théâtre ou pour objet. Il suffit de songer à la « crise des réfugiés », médiatisée par l’image de cet enfant mort échoué sur une plage turque, au mur de Tijuana qui court sur le sable jusqu’à la mer ou encore, pour ne prendre qu’un exemple historique, aux plages du débarquement en 1944. 

En France, dans des genres différents, l’affaire dite du « burkini » (2016), la concession de la plage de La Baule confiée à Veolia (2017) ou tout récemment la polémique suscitée par l’extension de concessions privées sur les plages publiques pour maintenir une certaine distance entre les transats, décidée par le maire de Nice (2020), montrent bien que la plage est un territoire contesté et conflictuel… donc politique. Au-delà de l’Hexagone, c’est partout dans le monde, sur les rivages méditerranéens ou les côtes latino-américaines, dans la péninsule de Coromandel en Nouvelle-Zélande ou dans la baie de San Francisco, que des luttes d’appropriation des plages éclatent, débouchant souvent sur des usages privatifs et exclusifs au détriment des pratiques coutumières locales. D’où un creusement des inégalités sociales et environnementales dans l’accès et la jouissance des plages. 
 


Au début du déconfinement, on a vu apparaitre les carrés de plage à réserver ou les plages dynamiques sur lesquelles il était interdit de « se poser » : quel regard avez-vous porté sur ces nouveaux usages ?

Isabelle Bruno : L’épreuve du confinement a effectivement révélé les profondes inégalités sociales caractérisant l’accès aux espaces naturels et, plus général, à des espaces salubres et sans danger. En France comme en Californie, l’autre terrain sur lequel je travaille, l’accès aux plages a été constitué en enjeu de santé publique. La fermeture des plages a suscité de vives réactions, et même des protestations collectives, contre ce qui était perçu comme une atteinte aux libertés individuelles.

Le libre accès aux plages a été réaffirmé dans les discours officiels et la presse comme un droit fondamental étroitement attaché à l’identité californienne. D’où la résurgence d’une autre question : celle de l’égalité d’accès à un rivage de plus en plus confisqué par les habitants des communes littorales, où le coût du logement comme de l’hébergement touristique est rédhibitoire pour les classes populaires et même les fractions inférieures des classes moyennes, lesquelles disposent rarement de moyens de transport public pour s’y rendre. 


Dans l’eau, sur une serviette, en maillot : ainsi, à la plage, nous sommes tous égaux ?

Isabelle Bruno : Il est vrai que c’est une idée tenace ! Avec les congés payés, les plages sont en effet devenues emblématiques d’une certaine démocratisation des vacances, voire d’une égalisation des conditions d’existence. Comme l’a bien montré l’historien Christophe Granger, elles ont vu naître au cours du siècle passé les « corps d’été » et « l’horizontalité publique ». Tout se passe alors comme si cette horizontalité des corps dénudés venait effacer la verticalité sociale. Comme si la plage offrait un lieu accueillant et accessible où chacun pouvait abandonner sur le sable ses marques d’appartenance à un groupe social et nager aux côtés de baigneurs très éloignés de son monde familier. Mais ici encore, les apparences sont trompeuses !

De fait, les plages ne sont pas hors du monde social. Elles ne l’ont jamais été. Elles sont traversées par des lignes de partage qui peuvent séparer les femmes et les hommes, les aristocrates et leurs domestiques, les « locaux » et les touristes, les « blancs » et les « noirs », les classes bourgeoises et populaires, les naturistes et les « textiles », les humains et les non-humains... Ces lignes peuvent être matérialisées par des clôtures physiques (barrières anti-vague ou anti-sable, brise-vue en toile ou ganivelles), mais elles sont parfois invisibles, tout en exerçant des effets réels.

La réputation des plages, l’embourgeoisement des communes littorales, le style des établissements implantés sur le sable, les cartes et prix affichés, les comportements et tenues vestimentaires des habitué·e·s : tous ces éléments apparemment anodins et bien d’autres concourent à produire et entretenir des logiques d’auto-exclusion débouchant sur des formes d’ « entre-soi » homogénéisant le public de chaque plage. Si bien qu’il est peu probable qu’un ouvrier se retrouve nez à nez avec son patron dans la mer ou sur le sable. Chacun a peut-être sa place à la plage, mais chacun à sa place. 

 

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Comment voyez-vous l’avenir de la plage ?

Isabelle Bruno : On observe sans doute un écart grandissant entre le principe de libre accès aux plages et la réalité sociologique de leur fréquentation. Et cette tension tend à s’accentuer sous l’effet d’une double pression. D’une part, un afflux démographique croissant vers le littoral à l’échelle mondiale (ce qu’on appelle la « littoralisation »), dont les indicateurs disponibles s’accordent à montrer qu’il est amené à s’intensifier. D’autre part une érosion côtière dont l’aggravation, sous l’effet conjugué de l’exploitation économique et du réchauffement climatique, provoque le rétrécissement voire la disparition des plages sableuses. 

La raréfaction physique de ces espaces déjà très convoités ne fait qu’exacerber la concurrence sociale pour les occuper, les exploiter, voire les posséder. D’où la multiplication, observable à travers le monde, des conflits d’appropriation dont les plages font l’objet, mettant aux prises habitants locaux et plagistes, plagistes et associations environnementales, associations environnementales et autorités étatiques, autorités étatiques et propriétaires privés, propriétaires privés et agences de protection du littoral, etc. 

Mais cette conflictualité est aussi porteuse d’espoir. Elle manifeste une certaine politisation des plages à travers la mobilisation de groupes sociaux soucieux de faire bouger les lignes dans le sable, en opposant aux tenants de la propriété privée ou de la souveraineté étatique les valeurs de justice environnementale et du commun. À l’image d’autres territoires en lutte comme la forêt de Sivens, Notre-Dame-des-Landes, le Guerrero ou le Chiapas mexicains, il s’agit pour les groupes mobilisés d’occuper les lieux non pas tant parce qu’ils considèrent que ces lieux leur appartiennent de droit mais parce qu’ils appartiennent à ces lieux de fait. On n’est pas là dans un rapport de possession mais dans un rapport d’habitation. Non plus aller à la plage, y débarquer, la coloniser, l’exploiter, mais vivre dans ce milieu et le laisser déborder.




Retrouvez sur cette carte toutes les plages côtières labellisées "Pavillon bleu". Il vous suffit de chercher la commune qui vous intéresse dans le moteur de recherche (la petite loupe) ou de zoomer sur la côte de votre choix. 
 




 
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