L'Agence régionale de Santé (ARS) Rhône-Alpes reçoit de plus en plus de réclamations des familles de résidents de maisons de retraite, et a transmis près de 20 cas aux procureurs de la région en 2013. Une réalité difficile à dénoncer, et encore plus à contrecarrer.
Il est peu de sujets aussi sensibles et émouvants que celui du traitement des personnes du troisième âge. Alors quand on parle de "maltraitance" dans les maisons de retraite, les mots doivent être choisis et la prudence est requise. Mais c'est une réalité, chiffrée et stupéfiante, que dévoile l'Agence régionale de santé ("ARS", qui dépend de l'Etat) : en 2013, l'ARS Rhône-Alpes a dénombré entre 80 et 90 cas de "suspicions de maltraitance" dans les établissements médico-sociaux.
De quels actes parlons-nous ? Qui peut dénoncer ces situations ? Comment ? La gestion de ce problème évolue-t-elle ? Voici quelques réponses et témoignages, dans le reportage de Mickaël Guiho, Gregory Lespinasse et Jean-Pierre Rivet, avec l'aide de France 3 Rhône-Alpes.
Rhône-Alpes : la Justice saisie près de 20 fois en 2013
L'ARS reçoit de plus en plus de réclamations, de la part des familles de résidents et parfois des établissements eux-mêmes : entre 100 et 120 de plus chaque année depuis la création de l'agence en 2010, pour atteindre 1.400 réclamations en 2013.
Mais l'agence publique relativise relativise :
- Seuls 2/3 de ces réclamations concernent les établissements médico-sociaux.
- La région compte 1.700 établissements de ce type.
- "Seulement" 80 à 90 cas seront considérés, après quelques vérifications, comme effectivement des "suspicions de maltraitance".
L'ARS avance pourtant un chiffre plus alarmant encore : en 2013, rien que dans la région Rhône-Alpes, entre 15 et 20 affaires du être, après enquête des services de l'Etat, transmises à la justice.
Maltraitance et "maltraitance institutionnelle"
La maltraitance dans les maisons de retraite, et plus particulièrement dans les EHPAD (Etablissement d'Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes), est souvent dite "institutionnelle" ou passive. Il s'agit d'actes involontaires, de négligences : une personne aux toilettes dont la porte est restée ouverte, un résident que l'on oublie d'hydrater pendant quelques heures, un manque d'attention au-delà des services essentiels (hygiène et alimentation), etc.
Mais des cas plus graves peuvent exister. La maltraitance est parfois intentionnelle. C'est ici qu'elle relève de la justice. "Nous n''avons pas eu de cas ces derniers mois", affirme l'ARS Rhône-Alpes.
A l'origine, un manque cruel d'effectifs
Les personnels des établissements sont les premiers à admettre, et à dénoncer, la maltraitance institutionnelle. En accord avec leurs directions, ils pointent généralement un manque cruel d'effectifs. Une comparaison est souvent faite : on compte dans les EHPAD 0.56 membre du personnel pour 1 résident, alors que ce rapport est de 1 pour 1 dans le secteur du handicap.
C'est ainsi, par exemple, qu'un personnel doit parfois faire 20 toilettes en 4 heures, si ce n'est plus. Pressés par le temps, fatigués, "les personnels peuvent être au bord du burnout", s'alarme une déléguée CGT de l'Isère. C'est là que peut arriver "le geste de trop", la "faute professionnelle" : une insulte ou un geste violent.
Un (incroyable) exemple en Savoie
En 2008 à La Rochette, Laurent Herode a dénoncé à sa direction des faits de maltraitance qu'il avait observé dans l'EHPAD "Les Curtines" où il travaillait comme aide-soignant. Ils interpellent : des chutes de fauteuils roulants dans les couloirs, des résidents marqués de bleus, les pubis des femmes systématiquement rasés par un membre du personnel, ou encore "une personne atteinte d'Alzheimer qui se faisait lécher le sexe par le chien de l'établissement" dans les couloirs et à plusieurs reprises...
En réponse, 15 membres du personnel, rassemblés par une déléguée CGT, ont signé une pétition pour dire qu'ils se plaignaient, eux et les résidents, du comportement de Laurent Herode.
L'accusateur-accusé a fini par démissionner, début 2009. Puis il a lancé une procédure en justice pour "harcèlement moral". Lors du procès, deux infirmières ont affirmé, par écrit, qu'elles avaient subi des pressions pour signer la fameuse pétition...
Témoignage d'une ex-collègue de Laurent Herode
La justice administrative est plus pointilleuse que toutes les autres en matière de harcèlement moral. Laurent Herode a donc été débouté. Sa démission n'a pas pu être annulée. Le temps de la procédure, il s'était reconverti en montant une entreprise de paysagisme, mais elle est aujourd'hui au bord du dépôt de bilan. Sur le plan personnel, Laurent Herode s'est effondré, avec un divorce et de l'endettement.
Aujourd'hui, Laurent Herode a de nouveau le droit d'exercer. Mais il se sent persécuté : la rumeur selon laquelle - comme le disaient ses anciens collègues - il n'est pas lui-même exempt de tout reproche de maltraitance, court encore - selon lui - dans le milieu professionnel et dans son village.
6 ans après les faits, il n'arrive pas à tourner la page. Pourtant, juste après sa démission, une inspection aux Curtines a permis de confirmer ses dires. C'est du moins ce que laisse entendre le renouvellement de la direction dans les mois qui ont suivi, ainsi que des rapports de conseil d'administration qu'a pu nous fournir Laurent Herode. Et dès 2010, le conseil général s'est fendu d'une lettre à sa destination, dont un passage est tout à son honneur.
Lettre de Philippe Ferrari, Conseil général de Savoie, en 2010
Impossible d'en finir ?
Grave, cet exemple est particulièrement complexe, parce que s'y mêlent des questions de conflit entre les personnels (Laurent Herode n'était pas apprécié par tout le monde) et entre syndicats (l'aide-soignant s'était rapproché de la CFDT pour contrer la pétition lancée par sa collègue de la CGT), de flou sur la santé mentale des intéressés et de mauvaise gestion financière de l'établissement (l'enquête dont parlent les compte-rendus de conseil d'administration portait aussi sur cette dimension, ce serait une seconde raison pour laquelle la direction a été remplacée).
Reste des faits, confirmés par un faisceau d'indices que France 3 Alpes a pu rassembler. Ils montrent à quel point la maltraitance en maison de retraite peut faire des ravages, non seulement chez les résidents et leurs familles, mais aussi sur les personnels, surtout lorsqu'ils sont fragiles.
Le politique a maintes fois été interpellé. Tous les acteurs du troisième âge se sont mobilisés ces dernières années pour améliorer la formation, l'écoute des personnels, le dialogue avec les familles et l'animation dans les établissement pour améliorer le quotidien. Les conseils généraux, partenaires de l'Etat pour le financement des établissements, ont parfois des politiques volontaristes en la matière, comme c'est le cas aujourd'hui en Savoie. Mais les moyens financiers et humains manquent toujours.
Une "loi d'adaptation de la société au vieillissement" doit entrer en vigueur début 2015. Mais alors que le gouvernement a annoncé 50 milliards d'économies et que la politique actuelle de restriction budgétaire n'est pas partie pour souffrir d'un changement de cap, il apparaît que les EHPAD ne recevront pas les 5 milliards d'euros annuels dont ils auraient besoin, selon l'ADIREPAS (Association des Directeurs d'Etablissements pour Personnes Âgées en Savoie), pour accomplir parfaitement leur mission.