A moins de revenir d'un stage d'immersion intensif en Patagonie orientale, vous ne pouvez raisonnablement pas ignorer qui sont Fabien Nury et Brüno. Responsables du magnifique "Atar Gull" paru il y a deux ans, les deux auteurs reviennent avec "Tyler Cross", un polar radical et explosif. Rencontre...
Propriétaires d'une cinquantaine d'albums à eux-deux, le Parisien Fabien Nury et le Nantais Brüno ne sont pas à proprement parler de jeunes auteurs fraîchement débarqués dans le monde merveilleux du Neuvième art. L'un et l'autre ont même été, ensemble ou individuellement, nommés plusieurs fois à Angoulême, preuve d'une certaine reconnaissance, pour ne pas dire une reconnaissance certaine.
Au début était "Atar Gull"
C'est avec un récit historique que débute leur collaboration, "Atar Gull" ou le récit d'une implacable vengeance, celle d'un esclave sur son maître, un planteur "humaniste" ! Une fiction qui nous entraîne au coeur du commerce triangulaire durant le XIXe siècle et bien évidemment du côté de Nantes pour quelques scènes au moins.
Coup d'essai, coup de maître, "Atar Gull" fait objectivement partie des plus beaux albums de l'année 2011 et se retrouve logiquement dans la sélection officielle du Festival d'Angoulême 2012.
On ne change pas une équipe qui gagne ! Deux ans après "Atar Gull", Fabien Nury et Brüno se retrouvent autour d'un polar cette fois, un polar fortement teinté de western. Son nom : "Tyler Cross", 104 pages merveilleusement sombres, violentes et sans concession...
Deux chefs-d'oeuvre en deux ans, forcément ça interroge ! Nous les avons donc contactés et soumis à un interrogatoire forcé...
Atar Gull en 2012 et maintenant Tyler Cross. C'est pour la vie vous deux ?
Fabien Nury. Difficile à dire, mais on prend beaucoup de plaisir à travailler ensemble, et on est fiers du résultat. Donc, on continue !D'où vient ce nom de Tyler Cross qu'on croirait vraiment taillé sur mesure pour le personnage ?
F. Aucune idée. J’avais ce nom en tête depuis des années. En fait, c’est le personnage qui a été taillé à la mesure du nom.On connaît finalement très peu de choses sur lui . Qui est-il vraiment ?
F. Un personnage comme Tyler Cross se définit bien plus par ses actes et son style que par sa biographie. Prenez le détective sans nom de Dashiell Hammett dans la « Moisson Rouge », ou son descendant westernien, incarné par Clint Eastwood : franchement, on s’en cogne de savoir s’ils ont eu une enfance heureuse ou non ! Ce serait même contre-productif, de le savoir : vous imaginez un criminel professionnel comme Tyler Cross vous raconter sa vie ? Plutôt crever. Donc, on ignore l’origine du personnage, et tant mieux… C’est d’autant plus pratique qu’une biographie précise peut, à la longue, limiter les possibilités d’écriture. En fait, tout ce qu’on a besoin de savoir sur Tyler Cross est écrit sur la couverture : un jour, il paiera pour ses crimes. En attendant, il en commet d’autres. Voilà, vous connaissez le programme.Je crois savoir qu'une photographie est à l'origine de cette nouvelle aventure. Pouvez-vous nous raconter ?
F. Brüno avait envie d’un univers de rednecks à la « Mister Majestyk » (film de Richard Fleischer avec Charles Bronson, ndlr), que j’aime beaucoup aussi. Mais je souhaitais définir un personnage « classe », pour ne pas nous limiter à ce monde de « péquenauds »… Et, depuis l’âge de 10 ans, je suis fasciné par des photos de Bogart pour la promo du film « High Sierra ». J’ai passé les photos - et le film - à Brüno, qui a adoré les deux et les a fait siens.Brüno. Fabien m’a entraîné dans cet univers qui le passionne, le roman / film noir. Contrairement à lui, ce n’était pas vraiment ma culture de base, la mienne c’est plutôt la série B et Z... Mais lorsqu’il m’a montré ces photos ultra-graphiques de Bogart et m’a fait découvrir tout ce pan du cinéma américain que je connaissais mal (High Sierra, Key Largo, Kiss me deadly, L’enfer est à lui...), il était clair que ce type d’univers était parfait pour mon graphisme. Et je m’y sens comme un poisson dans l’eau.
Tyler Cross relève à la fois du polar et du western. Etait-ce une volonté dès le départ ou cela s'est imposé au cour de l'écriture ?
F. Cela s’est fait de façon naturelle : on avait un gangster « hard boiled », plongé dans un univers désertique, digne d’un western. Et parmi les références principales, le magnifique film « Un homme est passé », de John Sturges. Ces éléments de départ offraient toutes les possibilités, narratives et graphiques, dont on avait envie.Certains voient dans Tyler Cross un pastiche, d'autres un hommage au genre. Comment l'avez-vous envisagé vous-même ?
F. On souhaitait simplement créer notre gangster, pour le faire cavaler dans notre polar texan. Ni pastiche, ni hommage, donc, mais le pur plaisir de plonger dans des genres que, personnellement, j’adore depuis mon enfance.Qu'est-ce qui vous a guidé dans la mise en image ? Quel a été votre principal souci ?
F. L’efficacité narrative et l’impact graphique.B. Tyler Cross, cela a été un gros travail sur la narration, et le découpage. J’ai repris quasiment toutes les pages de l’album après de longues et passionnantes discussions avec Fabien lors desquelles on retravaillait mes story-boards pour faire en sorte que la mise en scène et la rythmique de l’album soient au cordeau.
Parmi les scènes très fortes de l'album, il y a ce mariage forcé (pages 40 et 41). Pouvez-vous nous expliquer vos options narratives et graphiques dans ces pages ?
F. C’est une séquence de cauchemar : Stella, la mariée, est brisée, humiliée, droguée. On voit ce qu’elle voit, on entend ce qu’elle entend. Et comme elle n’est plus qu’un zombie à ce stade de l’histoire, elle n’a plus de voix intérieure. D’où le silence, l’absence de texte narratif. Elle ne ressent plus rien, ce n’est qu’une coquille vide.B. Oui, c’est presque une séquence à la De Palma.
Brüno, On rapproche souvent votre graphisme de la ligne claire. Etes-vous d'accord avec ça ? Comment présenteriez-vous plus précisément votre style graphique ?
B. En partie. Mes influences ont toujours été doubles et un peu antagonistes : d’un côté les classiques franco-belges comme Morris, Peyo ou Hergé et de l’autre, des dessinateurs expressionnistes comme Breccia et Munoz. Sans oublier Pratt et Comes, et leur approche très stylisée de représentation du réel. En outre, sur Tyler Cross je voulais faire évoluer mon dessin, lui donner un réglage plus expressionniste, accentuer l’utilisation des masses de noir, du clair obscur, pour un résultat plus dur que dans mes précédents albums. Le sujet s’y prêtait à merveille.Dès les premières pages, on ressent votre passion pour le polar et bien sûr pour le western. Quels sont vos références, vos influences, en la matière ?
F. Elles sont trop nombreuses pour tenir dans une interview ! Du coup, sur l’édition spéciale en noir & blanc, j’ai dressé une petite liste de romans et films, en polar ou en western. Histoire de partager des plaisirs de lecture et visionnage supplémentaires avec ceux que cela intéresse…L'histoire commence et s'achève sur les rives du Rio Bravo. Que représente pour vous ce nom ?
F. Un grand film, et un lieu mythique et symbolique.Est-ce un album très cinématographique, comme on peut le lire souvent dans les chroniques, ou un album finalement très BD ?
F. Je suis content de pouvoir répondre à cette question : en effet, beaucoup de gens relèvent surtout l’aspect cinématographique du découpage, alors qu’on emploie beaucoup d’outils narratifs de pure BD, voire de roman. D’où ce paradoxe : l’album a une « saveur » de film, mais je suis persuadé qu’il serait très difficile à adapter, en fait. La séquence du crotale ou la bio de Joe Bidwell, notamment, reposent sur un usage du texte écrit, qui serait très difficile à reproduire au cinéma. Et sans ces séquences, l’histoire perdrait pas mal de saveur.L'Amérique pour vous, c'est quoi ? A/ Un rêve, B/ Un film noir, C/ Une chanson de Joe Dassin, D/ L'inconnu ?
F. Un film noir !Un mot sur cette couverture absolument géniale ? Comment vous est venue l'idée de cette reprise de l'affiche du film "I died a thousand times" (La peur au ventre) de Stuart Heisler avec notamment Jack Palance ?
F. On a, naturellement, fait des recherches d’affiches et de couvertures « pulp », pour déterminer notre charte graphique. Celle-ci avait vraiment la classe. On en a essayé d’autres, et bien sûr on ne s’est pas contenté de transposer, mais l’esprit général était là. Qui plus est, ce film est un bon remake de « High Sierra », en cinémascope couleur : la boucle était bouclée, en quelque sorte.Quelle pourrait être la bande son de Tyler Cross ?
F. Ce n’est pas original, mais je l’ai écrit en écoutant du Morricone. Mais Brüno l’a dessiné en écoutant autre chose…B. Pour moi, c'était la période électrique (1967-1975) de Miles Davis. Violente, noire et dense, comme notre album.
En 2012 vous êtiez tous les deux présents dans la sélection officielle du festival d'Angoulême avec Atar Gull sans recevoir de prix, rebelotte pour Brunö en 2013 avec Lorna, et en 2014 vous vous attendez à quoi ?
F. Euh ? Mais j’y était aussi, moi, en 2013, avec « L’or et le sang » ! Sérieusement, on attend rien de spécial. Les lecteurs ont l’air d’aimer « Tyler cross », ce qui est amplement suffisant.B. Si la satisfaction et l’engouement des lecteurs me suffisent amplement, il est évident que je ne cracherais pas sur une reconnaissance de mes pairs.
Quel a été votre premier émoi littéraire et comment a-t-il influencé votre travail ?
F. En BD, Blueberry et les « Watchmen » d’Alan Moore. En roman, le quatuor de L.A. de James Ellroy, et « American tabloïd », du même. Influence massive sur l’ensemble de mon travail.B. En BD: Le théorème de Bell, de M. Schultheiss, et Major Fatal de Moebius. En musique : In a Silent Way, de Miles Davis. Côté Ciné : Le Bon, la Brute et le Truand de Leone.
Quel est votre coup de coeur du moment ?
F. Les 10 polars suédois de Par Walhoo et Maj Sjowall. Le dernier de la série, « Les terroristes », est un grand roman : plein de suspense, drôle et triste à la fois.B. The Ipcress File, la BO de John Barry, du James Bond dépressif et répétitif, ressortie il y a peu en vinyl.
Quel est votre coup de gueule du moment ?
F. L’état déplorable du cinéma populaire français, qui enquille sans vergogne des grosses comédies « patapouf » en oubliant tous les autres genres, ou toutes les possibilités qu’offre notre histoire. Et le pire, c’est qu’on sait pourquoi : une comédie, même pas drôle et mal torchée, a de meilleures chances d’attirer le public pour un coût de fabrication raisonnable. « It is not execution dependent », comme disent les Américains. Lesquels nous infligent, de leur côté, des histoires de mecs qui volent en slip, d’une puérilité affligeante. Rendez-nous Aldrich, Siegel, Clouzot !Pour finir, question rituelle, Quels sont vos projets ?
F. Tyler Cross a trop de style pour qu’on l’abandonne après un seul album.B. Tyler Cross tome 2, “Angola”. Fabien a fini le scénario, et je m’y attelle en octobre.
Merci beaucoup Fabien et Brüno
Interview réalisée le 14 septembre 2013
Retrouvez la chronique de l'album sur notre site dédié BD ici-même !