Pierre-Bénite, au sud de Lyon, fait partie des sites les plus pollués par les PFAS aujourd'hui en France. Épisode 2 de notre enquête qui révèle, grâce à la découverte de documents internes aux entreprises, que les salariés avaient été exposés à ces polluants toxiques et éternels. Ces perfluorés sont encore présents dans leurs organismes.
Les trophées de boxe sont soigneusement alignés derrière la vitre. Mais Daniel* ne remontera jamais sur le ring. Ses poumons ne tiendraient pas le rythme.
À 55 ans, l’homme est en ITT, incapacité totale de travailler depuis plusieurs années. Rattrapé par quinze années de “chaudronnerie industrielle” sur la plateforme industrielle de Pierre-Bénite. Ses troubles respiratoires ont été reconnus comme maladie professionnelle. Le jugement aux Prud’hommes précise simplement qu’il a été exposé à des “poussières de produits toxiques.”
“J’étais bon, honnêtement j’étais bon”, assure-t-il. Sa voix se brise parfois. Il étale devant nous les boîtes de pilules qui font désormais partie de son quotidien. “Maintenant, je suis foutu. J’étais sportif de haut niveau, j’avais une bonne hygiène de vie, je courrais tous les jours... Je ne peux même plus faire de vélo”, regrette-t-il.
Se souvenir semble difficile. L’amertume côtoie le regret, Daniel aimait son travail. “Je suis arrivé là-bas au début des années 2000, c’était un terrain vague, c’est nous qui avons tout construit de A à Z”, explique-t-il, en référence à l’installation du japonais Daikin sur le site de Pierre-Bénite en 2003. Daniel est ensuite engagé pour assurer la maintenance du site par une société prestataire.
“L’extrudeuse, elle cassait dix fois par an. Je ne comptais pas mes heures, parfois je travaillais de 8h à 22h.” À l’époque, l’industriel produit un fluoroélastomère et utilise dans son procédé des substances perfluorées. “Je rentrais directement dans le réacteur pour le réparer”. Parmi toutes les matières toxiques auxquelles il a été exposé, il y en a donc une qui attire notre attention : le PFOA.
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Des salariés qui témoignent pour la première fois
L’acronyme, inconnu il y a quelques années, fait aujourd’hui de plus en plus parler de lui. L’acide perfluorooctanoïque est un PFAS (per- et polyfluoroalkyl substances). Ces molécules ont été inventées par la chimie moderne dans les années 1930, puis développées dans les années 1950.
Le géant américain Dupont de Nemours fabrique notamment le Téflon qui recouvre les poêles antiadhésives grâce au PFOA. Dans les années 2000, la toxicité de ces molécules, connue des industriels depuis des décennies, défraye la chronique aux Etats-Unis. La molécule a été interdite en 2020. Dupont de Nemours est condamné à plusieurs reprises. Le scandale industriel inspire le film Dark Waters de Todd Haynes, sorti en 2019.
C’est d’ailleurs en regardant le long-métrage qu’Olivier* va comprendre les risques associés à l’exposition au PFOA. Il a, lui aussi, travaillé sur la plateforme de Pierre-Bénite, chez Daikin, qui compte une cinquantaine de salariés. Et il témoigne pour la première fois. “C’était partout, c’était dans l’air. On avait des cartouches respiratoires, des cagoules ventilées.”
“Quand je suis arrivé là-bas, j’avais 22 ou 23 ans, on m’a juste dit qu’il fallait porter un masque. Je disais amen à tout, je ne savais absolument pas ce qu’étaient les PFAS, et encore moins le PFOA...”
Olivier (prénom d'emprunt)
L’industriel japonais utilise la molécule de 2004 à 2008. “Pour nous, ce n’était qu’un produit parmi tant d’autres. Ce n’est qu’à la longue, au fil des années, qu’on a appris ce qu’était le PFOA, avec le scandale qui était en train de se passer aux Etats-Unis à l’époque, qui est arrivé jusque chez nous. Et on s’en parlait au café entre collègues, mais c’est tout.”
Les salariés de Daikin, 1000 fois plus exposés au PFOA que la moyenne française
Aujourd’hui, les PFAS sont présents dans le sang de 99% des habitants de la planète. Mais les salariés des usines qui les fabriquent ou les utilisent font partie des personnes les plus exposées. Daikin a mis en place la surveillance biologique des expositions professionnelles dès 2004.
“Quand j’ai commencé mon emploi là-bas, on m’avait fait une prise de sang. Le résultat était positif, mais à peine élevé. Au deuxième prélèvement, le résultat a carrément explosé”, raconte Olivier. Entre 2007 et 2008, son taux de PFOA dans le sang augmente de plus de 500 %, atteignant jusqu'à 200 microgrammes par litre. “C’était vraiment une somme faramineuse de PFOA que j’avais dans le sang... Et c’est pour ça que j’ai commencé à m’inquiéter...”.
En 2008, Daikin arrête d’utiliser la molécule. Mais elle est biopersistante. Elle s’accumule dans le corps humain et met plusieurs années à s’évacuer. Dans un extrait CHSCT de décembre 2016 que nous avons réussi à consulter, on découvre qu’en 2008, la moyenne de PFOA dans le sang des agents de maîtrise postés, c’est-à-dire le personnel le plus exposé, est de 2095 µg/L.
Ces valeurs sont 1 000 fois au-dessus de la moyenne française, établie en 2019 par Santé Publique France dans le rapport Esteban. Et surtout 200 fois au-dessus du seuil d’alerte, le HBM-II, fixé par l’Allemagne en 2021. Ses scientifiques considèrent qu'au dessus de 10 µg/l de PFOA dans le sang, il peut y avoir des risques pour la santé. Certains salariés de Daikin avaient jusqu’à 10 000 µg/l.
En 2016, huit ans après l’arrêt de l’utilisation de la molécule, les moyennes baissent, mais les agents de maîtrise postés ont encore 400 fois plus de PFOA dans le sang que la population française, et 70 fois plus que le seuil d'alerte allemand. “La médecine du travail n’arrêtait pas de nous dire, ces résultats sont rassurants”, se rappelle Olivier. C’est en effet ce qu’on peut lire sur les lettres de la médecine du travail. Elles sont signées Sabine Sabouraud, salariée par une structure externe à l’entreprise, Agemetra.
Des molécules toxiques ?
En 2018, la médecin toxicologue produit un mémoire intitulé “Toxicocinétique et surveillance biologique de l’exposition professionnelle au PFOA dans la plasturgie”. On peut y lire en conclusion qu' “une revue des études épidémiologiques sur le PFOA publiée en 2010 conclut que les preuves épidémiologiques d’effets sur la santé restent limitées.”
Aucune mention du fait que la molécule a été reconnue cancérogène possible par le Centre International de Recherche contre le Cancer en 2016. Ni qu’en 2012, suite à la plus vaste étude épidémiologique jamais conduite aux USA, les scientifiques du C8 Panel Research concluent que des liens probables existent entre l’exposition au PFOA et six maladies : l’hypocholestérolémie, les maladies de la thyroïde, le cancer des testicules, le cancer des reins, l'usure du foie et l’hypertension pendant la grossesse.
Contactée, Sabine Sabouraud refuse de partager l’intégralité de son mémoire et répond par e-mail : “sachez que les médecins du travail sont soumis au secret industriel et au secret médical. Nous ne devons rien divulguer de la surveillance professionnelle médicale des salariés. Et le grand public ne doit pas avoir connaissance de la “Toxicocinétique et surveillance biologique de l’exposition professionnelle au PFOA dans la plasturgie””.
Nous contactons la direction de Daikin, on nous précise également par écrit que “les résultats individuels relèvent du secret médical. (Ils) sont transmis individuellement par la médecin du travail à chaque salarié et l’entreprise ne peut pas (y) avoir accès”.
Olivier, pourtant, est tombé malade. “Depuis 2020, on m’a diagnostiqué une hyperthyroïdie. On m’a fait toutes les analyses pour voir si c’était un Hashimoto, une cause génétique, et en fait, il n’y a rien qui peut l’expliquer... Déjà que c’est rare pour un homme, encore plus de mon âge... J’ai aussi des troubles hormonaux, de l’hyperprolactinémie, c’est une hormone que l'on trouve en majorité chez les femmes pour qu’elles puissent allaiter. Peut-être que c’est lié, peut-être pas... Mais j’étais en bonne santé à l’époque, et j’ai une bonne hygiène de vie.”
Alors qu’aux Etats-Unis, les anciens salariés de l’industriel Dupont commencent à attaquer l’entreprise en justice, en France, personne ne parle de l’exposition du personnel. Olivier n’a même jamais réussi à faire reconnaître ses pathologies comme maladie professionnelle. “Je me suis senti seul, démuni. Le PFOA : personne ne sait de quoi on parle. Le problème, c’est qu’à chaque fois que je vois des médecins, ils ne peuvent pas affirmer avec certitude que le PFOA cause des troubles endocriniens. Je suis aussi allé voir des endocrinologues, et ils me disent que les études sont encore en cours, rien n’est affirmé avec certitude.”
Les industriels connaissaient-ils les risques ?
Pourquoi les industriels, les salariés, les organisations syndicales n’ont-elles jamais parlé de cette exposition des travailleurs aux PFAS, connue depuis plusieurs années ? Les dirigeants des usines de Pierre-Bénite étaient-ils au courant de la possible toxicité des molécules qu’ils utilisaient ? Pour répondre à cette question, changement de décor. Dans le Morvan, c’est la silhouette des conifères qui dessine l’horizon. Loin des cheminées, des échafaudages métalliques et des produits toxiques, c’est là que Vincent* a trouvé refuge. “Pour changer de vie.”
Ancien salarié chez Arkema, installé également sur la plateforme de Pierre-Bénite, il a travaillé plusieurs années dans les ateliers de polymères fluorés du leader de la chimie française. Mais lorsque nous le recontactons, il est surpris. Les PFAS ? Il avait presque oublié.
Presque. “Je ne m’attendais pas à en reparler”, sourit-il. Et pourtant, les perfluorés, il en avait fait son combat. Au début des années 2000, élu syndical au CHSCT, il s’interroge lorsque l’industriel introduit le PFNA, une autre molécule perfluorée, dans la fabrication de son produit phare, le PVDF.
“À l’époque il y avait déjà le scandale Dupont aux Etats-Unis, avec le PFOA. Le PFNA, c’est un produit de la même famille, alors automatiquement, cela nous a inquiétés. On a commencé à demander des explications à la direction, on voulait savoir si on avait été exposé à un risque. On demande des réponses claires... Qu’on n’obtient pas”. Têtu, “acharné même”, le représentant du personnel se met au travail.
“On fait nos propres recherches, avec les moyens qu’on a, c’est-à-dire faibles”. Il compile la littérature scientifique. “Et on fait des liens entre la toxicité de ces molécules”. Le PFNA possède un atome de plus que le PFOA. Lorsqu’on parle de substances dont la stabilité et la persistance dans le corps humain sont liées en partie à la longueur de la chaîne carbonée, on s’interroge. Vincent fini par écrire un rapport, qu’il transmet à la direction en 2005.
On peut notamment y lire que le “caractère bioaccumulable et persistant dans l’organisme est en lui-même préoccupant, car cela peut avoir des conséquences très particulières (…) : après avoir été́ exposé, on peut donc garder la substance jusqu’à la fin de sa vie (…) ce qui fait courir le risque d’atteindre ou de dépasser tôt ou tard le seuil de toxicité́”. Le PFNA, plus récent que ses cousins à huit carbones, est bien moins répandu et donc bien moins étudié. “Globalement, tous ces éléments sont encore très insuffisants, mais les soupçons sont suffisamment graves pour que des mesures soient prises”.
Les questions sur le PFNA et sa potentielle toxicité revenaient à chaque réunion syndicale. “Ce qui nous inquiétait, surtout, c’est qu’on avait l’exemple de l’amiante qui n’était pas dangereuse sur l’instant T, mais qu’on pouvait payer avec notre santé 20 ou 30 ans plus tard. C’est pareil avec les PFAS”, explique encore Vincent. Mais d’autres combats, contre l’amiante justement, éclipsent celui contre les perfluorés et la molécule se fait oublier.
Les salariés d'Arkema, exposés au PFNA
Les organisations syndicales obtiennent tout de même que le PFNA soit surveillé dans le sang des salariés dès le début des années 2000. La mise en place de la biosurveillance du personnel est basée sur le volontariat et réservée à ceux qui travaillent dans les ateliers polymères. Aujourd’hui encore, Arkema dose le PFNA dans le sang des salariés qui y ont été exposés dans ces années-là.
Nous avons pu consulter les résultats de cette campagne, résumés dans un document confidentiel et interne à l'entreprise. Ils montrent l’évolution de l’imprégnation des salariés. Entre 2003 et 2016, certains ont vu leur taux de PFNA augmenter de 450%. Les travailleurs pouvaient avoir jusqu’à 650 µg /l de PFNA dans le sang.
L’industriel arrête ensuite d'utiliser cette molécule, et les taux d’imprégnation baissent. Mais en 2022, les salariés d'Arkema prélevés restent dix-sept fois plus imprégnés que la population française. Sur 67 prélèvements réalisés, 66 sont au-dessus de la moyenne nationale de 2019. Cinq salariés sont même au-dessus de 100 µg /l de PFNA dans le sang.
Nous contactons Arkema. L’industriel confirme la biosurveillance de son personnel. “S’agissant des salariés de notre site, ils bénéficient d’un suivi de leur santé prenant en compte le risque chimique incluant la traçabilité des expositions professionnelles, qui est assuré par notre service interne de prévention et de santé au travail. (…) Ces analyses ont permis de constater, à ce jour, l’absence de pathologie susceptible d’être d’origine professionnelle sur l’ensemble de la population concernée”, nous répond-on par e-mail.
Le groupe ajoute avoir arrêté le PFNA en 2016 et qu’à sa connaissance, “pour le PFNA, il n’existe pas à ce jour de valeurs biologiques d’interprétation validées en milieu professionnel. En l’absence de telles valeurs, le choix d’un comparateur et l’interprétation des résultats d’une éventuelle étude d’imprégnation paraissent délicats.”
Et c'est vrai. Il n’existe aujourd’hui aucune valeur toxicologique de référence pour le PFNA, contrairement au PFOA. Mais en 2022, l’Académie nationale des sciences, d'ingénierie et de médecine (NASEM) aux Etats-Unis a publié un rapport destiné à conseiller les médecins traitants des personnes les plus exposées. Pour la première fois, ses scientifiques établissent un seuil d’alerte pour la somme de tous les PFAS au-delà duquel les patients requièrent un suivi médical particulier.
Chez Arkema, sur 67 prélèvements, 26 dépassent ce seuil pour le seul PFNA, en 2022. Selon les préconisations de la NASEM, ces salariés devraient être dépistés pour le cancer des reins, des testicules ou du sein, se voir prescrire des analyses d’urine, des hormones thyroïdiennes...
Le piège du chantage à l'emploi
“À l’époque, on n’avait pas toutes les données scientifiques nécessaires pour affirmer que c’était dangereux. Nous n’avions que des doutes”, regrette Vincent. Mais il s’interroge aujourd’hui sur le silence du personnel actuel de la plateforme.
Une omerta dont il croit comprendre les multiples raisons. La confiance, d'abord. “Dans ces métiers de la fabrication, souvent on sort de BEP ou de bac pro. On a juste une culture des procédés de fabrication, mais guère au-delà, donc on n’a pas suffisamment de culture chimique pour pouvoir comprendre les produits qu'on utilise. On croit ce que nous dit l'entreprise.”
Le déni, ensuite. “Le rapport qu’on a avec l’entreprise, c’est qu’elle nous ramène notre salaire, notre qualité de vie. Donc on n’a pas envie de remettre en question tout ça, parce qu’on n’a pas envie de perdre notre emploi. On s’enferme dans un piège psychologique personnel pour rester dans ce confort-là et on ne va pas chercher à voir ce qui est vraiment dangereux.”
Le chantage à l’emploi, un classique que la sociologue Gwenola Le Naour, spécialiste des mouvements sociaux dans la Vallée de la Chimie, connaît bien. “La plateforme de Pierre-Bénite, elle a perdu des emplois, d’année en année. Et il y a, aujourd’hui encore, cette pression de l’entreprise qui consiste à dire que si ça continue, elle va aller s'installer ailleurs, arrêter de produire ses polymères à haute valeur ajoutée à Pierre-Bénite”.
La rhétorique peut paraître désuette, mais son efficacité reste d'actualité. “Il y a donc une forme de solidarité qui se crée entre les salariés malgré eux, et l’usine. Tout cela en dépit des pollutions qu’ils peuvent constater ou des manquements à la sécurité qui peuvent se produire,” ajoute la chercheuse.
Seulement, le paradigme évolue. “Moi, quand j’ai été exposé à ce produit-là, je ne le savais pas, ce n’était pas connu”, affirme Olivier. “Mais de voir les effets que cela peut avoir, même si cela n’engage que moi, je n’aurais peut-être pas risqué ma vie pour 2000 euros par mois...”
Alors Vincent, optimiste de nature, espère bien que son témoignage conduira “les gens de l’entreprise à parler, à exiger des réponses, à rechercher des corrélations entre certaines maladies chez les jeunes retraités et leur exposition aux PFAS”.
*les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.