Manon Da Silva est marchande de couleurs, un métier rare. Le Pigmentarium, son atelier de création d’aquarelles, est installé dans le fort militaire de Vancia. Cette magicienne du pigment naturel, travaille à l’abri des regards, au gré de ses émotions et de ses envies, selon les saisons.
Tout commence avec un petit amas de pigments colorés, déposé sur une plaque de verre. Le geste de la marchande de couleurs est toujours le même. Manon plonge délicatement son couteau dans les pigments très volatiles pour les étaler, puis les mélanger à un liant à base de gomme arabique, d'eau et de glycérine. La poudre est plus fine que du talc et extrêmement volatile. Aujourd'hui, la jeune femme travaille un bleu aux accents nuageux et délicat, une couleur douce qu'elle a baptisée "songes".
Puis le travail à la molette de la mixture commence. Une étape plus dynamique. La technique paraît simple au premier coup d'oeil mais nécessite un solide coup de main et de la patience. Manon molète sans relâche la pâte pour obtenir une matière bien homogène, lisse, soyeuse, sans grumeaux ni bulle d'air. C'est un long travail de patience qu'elle accompli en silence, avec le bruit des oiseaux en fond sonore.
Manon fabrique ses propres couleurs, des aquarelles aux teintes subtiles depuis cinq ans. C'est en 2019 que la jeune femme a ouvert son atelier baptisé "Le Pigmentarium", un atelier d’art et d’artisanat. L'an dernier, elle s'est installée dans le fort de Vancia. L'ancien fort militaire désaffecté, noyé de verdure, est fermé au grand public. Pour accéder à son atelier, il faut emprunter un labyrinthe de dédales, de galeries sombres et humides. Bien à l'abri des murs épais du fort, c'est là qu'elle concocte des palettes de couleurs en fonction de la nature et des saisons. "L'inspiration est partout autour de moi", explique-t-elle.
Des pigments naturels pour de l'aquarelle "pure et dure"
La jeune femme de 24 ans a une formation de conservatrice et restauratrice d'oeuvres d'art. Après des problèmes de santé, elle s'est très rapidement orientée vers la fabrication de couleurs pour l'aquarelle. Elle a ainsi allié ses deux passions : les sciences et l'art. "Traditionnellement, les artistes et leurs apprentis fabriquaient les couleurs dans leurs ateliers. Je savais fabriquer mes propres couleurs, grâce à ma formation". Elle utilise essentiellement des pigments naturels déjà prêts ou en prépare elle-même en les broyant.
Une fois la pâte suffisamment malaxée, Manon la dépose délicatement, à la pointe du couteau, dans de minuscules godets. A l'arrivée, un plateau de minuscules godets lisses et brillants, alignés à la façon de mosaïques antiques. Avec le séchage, qui peut prendre deux jours, la couche de couleur s'est durcie et s'est résorbée, il faut alors recommencer. Couche après couche, remplir ainsi le godet. C'est avec ces couches successives de pâte pigmentée que Manon obtient une couleur homogène et appréciée par les aquarellistes. Ce travail artisanal est encore aujourd'hui largement délaissé. Le métier de Manon est rare; elle est l'une des seules en France. Le marchand de couleurs était autrefois un commerçant indépendant qui proposait ses produits aux artistes... c'était avant l'explosion de la fabrication industrielle. Au Pigmentarium, Manon propose surtout des produits responsables, "non toxiques pour l'Homme et la Nature".
Des couleurs "capricieuses"
Les couleurs sont omniprésentes dans sa tête, à telle point qu'elles lui parlent : "Je les fais bouger sur le papier, dans la pâte à aquarelle. C'est un échange permanent et elles me disent que oui elles veulent bien," explique-t-elle avec malice.
Toutes les couleurs trouvent grâce aux yeux de Manon, même si certaines sont plus "capricieuses" que d'autres. C'est notamment le cas du bleu de Prusse. Elle l'apprécie mais sa manipulation ne va pas sans peine : "Il se mélange difficilement à l'eau gommée. Il ne veut pas ! Il est très capricieux, il est très volatile. Il faut le travailler longtemps, au moins une heure, pour faire quelque chose d'homogène. Il est aussi très long à sécher, il craquèle beaucoup, il se résorbe beaucoup. Le Bleu de Prusse je n'en fais pas plus d'une fois par an et c'est compliqué." Certains pigments ont-ils ses faveurs? Quelles sont les couleurs qu'elle chérit? "J'aime particulièrement les micas. Ils sont agréables, faciles à travailler. Il y a aussi des couleurs que j'aime voir. Je pense au violet de cobalt." Mais elle l'assure elle n'a pas de couleurs préférées même si certaines lui donnent du fil à retordre, comme son vert nymphéa mis au point l'an dernier: "en fait, ce sont tous mes bébés," glisse-t-elle en riant.
Manon propose ses couleurs aux professionnels et aux particuliers avec plusieurs collections par an, en fonction des saisons. Une démarche qui fait penser à la mode. Elle compose des ensembles de couleurs qui "fonctionnent ensemble". Sa dernière collection, sortie mi-juin, est une bouffée estivale, inspirée des glaces à l'eau. Sa palette aujourd'hui approche les 400 références, certaines disponibles seulement à la demande. Une palette subtile et toute en nuances qui s'enrichit chaque jour au gré de ses envies et de ses émotions.
Un havre de paix pour donner naissance à ses couleurs...