A 82 ans, Aubert de Villaine vient de céder sa place après plus de 50 années à la tête du mythique domaine de la Romanée-Conti. Un vin devenu légendaire, en Bourgogne et dans le monde entier. Nous avons tenté de comprendre pourquoi.
"Chacun se souvient de la première goutte de Romanée-Conti qu'il a pu goûter." Arnaud Orsel, intendant général de la confrérie des Chevaliers du Tastevin, a connu ce privilège à plusieurs reprises. "C'est d'une finesse et d'une profondeur... au-delà de la mise en scène que certains en font, c'est un vin exceptionnel. Il est l'essence même de ce qu'un très grand pinot noir doit être. Il a toujours été reconnu comme un vin extraordinaire."
Le nom de Romanée-Conti, créé au sortir de la Révolution française
Pour comprendre les origines de ce vin d'exception, il faut remonter au Moyen-Âge : la terre appartient alors aux moines de Saint-Vivant, et s'appelle simplement la Romanée. Elle passe ensuite entre les mains de la famille Croonembourg, dont quatre générations se succèdent à la tête d'un nom "déjà reconnu parmi les vins", selon Arnaud Orsel. "Le docteur Fagon, de Nuits-Saint-Georges, qui a conseillé les vins de Bourgogne à Louis XIV a sans doute contribué à la réputation de cette Romanée."
En 1760, la Romanée passe entre les mains du prince de Conti, prince de sang issu de la dynastie des Bourbon. "C'est un moment clé dans l'histoire de la parcelle", commente Philippe Faure-Brac, président de l'Union de la sommellerie française, meilleur sommelier du monde en 1992.
"La Romanée avait déjà une réputation suffisamment grande pour qu'un personnage phare de cette époque s'offre cette parcelle. Elle a toujours eu un côté mythique."
Philippe Faure-Bracprésident de l'Union de la sommellerie française
La Romanée est transmise à l'héritier du prince, jusqu'à ce que la dynastie des Conti ne tombe sous la Révolution. Après 1789, les révolutionnaires rebaptisent la parcelle du nom que l'on connaît aujourd'hui : Romanée-Conti. Après quelques changements de propriétaires, la vigne devient à la fin du XIXe siècle la propriété des familles Chambon et Gaudin de Villaine, famille dont est issue Aubert, qui prend la cogérance du domaine en 1971. Depuis, le domaine reste une affaire familiale. Pas question d'y impliquer des investisseurs étrangers, comme en témoigne ce démenti d'Aubert de Villaine et Lalou Bize-Leroy, les deux cogérants du domaine en 1988, en réaction aux rumeurs d'une vente à des propriétaires Japonais.
Un terroir exceptionnel et des propriétaires "précurseurs"
Mais pourquoi cette petite parcelle, d'1,8 hectare seulement, est-elle si singulière ? "Elle possède une géologie très particulière", explique Philippe Faure-Brac. "Quand je suis venu pour la première fois et que nous sommes partis, avec Aubert de Villaine, au-dessus du village, qu'il m'a expliqué avec précision les différences géologiques, le drainage... On sentait dans ses mots, et en voyant la parcelle, qu'elle avait une réaction géothermique très particulière."
"C'est un cadeau du ciel, qui a ensuite été cerné par des générations de gens fascinés par le travail de la vigne."
Philippe Faure-Brac
Philippe Faure-Brac note "le soin apporté à la vigne en tant que plante". "On a poussé très loin la vieille vigne : la vigne phylloxérique (non résistant au phylloxera, dont une épidémie a détruit une large partie du vignoble fin XIXe) a été arrachée en 1945, c'est d'ailleurs pour cela qu'il n'y a pas eu de production entre 1945 et 1951."
Puis, il y eut l'arrivée de la famille de Villaine, et d'Aubert de Villaine en particulier. "À son époque, c'est son extrême exigence qui a façonné la légende. Il a été précurseur dans le bio et la biodynamie, le labour à cheval dans la vigne, mais sans l'afficher comme un argument de vente", ajoute le sommelier. Une culture de la discrétion confirmée par Arnaud Orsel, des Chevaliers du Tastevin. "Ils ont toujours eu un coup d'avance, mais sans le claironner."
"La démarche d'Aubert de Villaine est celle d'une extrême précision, tout en étant à l'écoute de la nature. Il le dit : 'j'ai ressenti ceci, la nature m'a donné cela'... Le résultat, c'est un vin qui fait envie aux amateurs de vin du monde entier. Il n'en sort qu'autour de 6000 bouteilles par an, mais on sait que bien plus de gens rêvent d'y goûter !" sourit Philippe Faure-Brac.
Un domaine "qui ne gagnait pas d'argent" il y a un demi-siècle
Une production à toute petite échelle, donc, mais aux prix affolants : plusieurs dizaines de milliers d'euros par bouteille, et jusqu'à 482 000 euros, montant atteint en 2018 avec la vente aux enchères d'un millésime 1945, dernière cuvée produite avant l'arrachage des vignes. En comparaison, les autres cuvées du domaine de la Romanée-Conti (La Tâche, Richebourg, Echezeaux, Romanée-Saint-Vivant...) se négocient pour quelques milliers d'euros. Pourquoi un tel écart de prix ?
Il faut avant tout savoir que la Romanée-Conti n'a pas toujours été un vin rentable : lorsque Aubert de Villaine rejoint le domaine dans les années 60, "nous ne faisions pas un centime de bénéfices", confie ce dernier à l'AFP. "Ce qui est intéressant, c'est que pendant toute une période, le domaine ne gagnait pas d'argent, c'était les autres activités de la famille, qui possédait des terres dans l'Allier, qui permettaient de subvenir aux moyens du domaine", confirme Philippe Faure-Brac.
"La bascule s'opère à partir des années 80, mais surtout dans les années 90-2000, avec l'ouverture au monde et l'intérêt croissant des étrangers pour cette pépite : les Américains d'abord, puis les Chinois."
Philippe Faure-Brac
"Dans les années 60, il y avait déjà des clients très fidèles, mais on pouvait trouver des vins du domaine de la Romanée-Conti relativement facilement. Ensuite, je pense qu'il y a eu une bonne gestion, en plus de cet intérêt pour la Bourgogne présent depuis de nombreuses années chez les amateurs de vin. Le fait, aussi, qu'Aubert soit marié à une Américaine, Pamela, qu'ils aient voyagé... Je crois que le mythe s'est renforcé, sans pour autant que ce soit voulu", estime pour sa part Arnaud Orsel.
La rareté de la cuvée, l'attrait des étrangers, l'attention de tous les instants portés à la vigne : autant d'aspects qui expliquent le succès phénoménal de la Romanée-Conti. Mais finalement, c'est aussi, tout simplement, une histoire de goût. Parce que la Romanée-Conti l'emporte toujours sur ses voisines, pourtant si proches géographiquement. "Les autres parcelles du domaine sont travaillées de la même façon. Avec le Saint-Vivant, le Richebourg, la Tâche, on est vraiment pas loin de la Romanée-Conti, et d'ailleurs certaines années, on peut avoir un faible pour l'un ou l'autre. Mais finalement, la Romanée-Conti a toujours plus de complexité et d'élégance", note Philippe Faure-Brac.
Arnaud Orsel conclut : "La Romanée-Conti a toujours été signalée comme tête de cuvée, comme un vin de première classe. C'est une histoire de terroir, d'hommes et d'Histoire, avec un grand H." Une histoire qui sera perpétrée par les successeurs d'Aubert de Villaine qui, à 82 ans, vient donc de céder la cogérance du domaine. Toujours très discret, ce dernier n'a pas souhaité s'exprimer auprès de France 3 Bourgogne.