Gustave Courbet : pour vérifier l’authenticité d’un tableau, son propriétaire américain demande une expertise judiciaire

Près de quatre ans et demi après sa vente aux enchères à Besançon, un tableau signé Gustave Courbet se retrouve au cœur d’une bataille judiciaire. L'acheteur, un retraité américain, doute de l’authenticité de l’œuvre et demande l’annulation de la vente. La vendeuse et le commissaire-priseur refusent cette expertise.

Le conflit devant le tribunal judiciaire de Besançon

Jeux de manches et verbes affûtés, les avocats des parties adverses ont présenté, ce mardi 6 décembre, leurs arguments devant le président du tribunal judiciaire Alain Troilo. C’est à lui de décider d’ici le 20 décembre s'il y aura bien une expertise judiciaire pour déterminer l’authenticité et/ou l’état de d’un tableau de jeunesse de Courbet, « Le saut du Doubs ».

Ni Maître Jean-Paul Renoud-Grappin, le commissaire-priseur qui a organisé la vente du 10 juin 2018, ni l’ancienne propriétaire du tableau Elyane Mantion, veuve de Gérard Mantion, fondateur de Maty, n’ont voulu donner suite à la demande d’annulation de la vente de l’acheteur américain Frank Rogozienski. D’où cette demande d’expertise pour un tableau signé Courbet acheté 60 002 euros.

Il y a plein de doutes sur ce tableau

Maître Béatrice Cohen, avocate de Frank Rogozienski

Cette œuvre se trouve actuellement aux Etats-Unis. Elle appartient depuis 2018 à un ancien avocat, collectionneur d’art, Frank Rogozienski. Habitué des salles des ventes et des achats à distance, l’Américain veut récupérer ses 60 002 euros dépensés en 2018 en achetant par téléphone ce petit tableau lors d’une vente aux enchères menée à Besançon par Maître Jean-Paul Renoud-Grappin. Il veut l’annulation de la vente car il doute désormais de l’authenticité de ce tableau et reproche au commissaire-priseur de ne pas l’avoir tenu au courant de l’état du tableau avant la vente.

En clair, l’acheteur américain estime qu’en 2018, il a acheté un faux Courbet et que l’état de conservation du tableau n’est pas celui que le commissaire-priseur lui avait annoncé. Cela ne serait pas la première fois qu’un acheteur se ferait rembourser son acquisition mais c’est rare. L’avocate affiche d’emblée l’enjeu du débat : en 2019, selon elle, sur les 13 milliards de chiffres d’affaires des salles de vente françaises, 2 milliards de ces ventes concerneraient des faux soit 15%. Pour mémoire, le commissaire-priseur est garant de ce qu’il décrit dans son catalogue de vente.

 

Venue de son bureau parisien, Maître Béatrice Cohen, l’avocate du collectionneur est formelle : « On veut créer une légende sur ce tableau. Ce dossier est bourré d’à peu près ».

Un état de conservation différent avant et après la vente

Son client, d’après Maître Béatrice Cohen, n’a appris qu’après la vente que « Le saut du Doubs » avait fait l’objet de « petites restaurations » et de la présence de «vernis jaunes épais ».

Si c’est bien confirmé par un expert judiciaire, le fait qu’un objet soit dans un état différent de celui annoncé lors le vente aux enchères peut effectivement annuler la vente. D’où l’importance de la chronologie des faits.

Le 9 juin 2018 soit la veille de la vente, Frank Rogozienski demande par courrier électronique des informations sur l’état de conservation du tableau. Un rapport de conditions que les maisons de vente anglo-saxonnes ont l’habitude de fournir à leurs clients mais ce n’est pas le cas de toutes les salles des ventes. Le jour-même, l’étude du commissaire-priseur bisontin lui répond par mail qu’ « il n’y a pas de restauration signalée » alors que sur le catalogue ce point n’est pas signalé.

C’est seulement lorsqu’il reçoit sa facture que le collectionneur découvre la petite ligne qui a été rajoutée à la description du tableau :

« Petites restaurations, vernis jaunes épais »

Quand le collectionneur a finalement réceptionné le tableau aux Etats-Unis, il l’a fait examiner, en avril 2021,  par le Balboa Art Conservation Center, un centre de restauration de tableaux.

Structurellement parlant, le tableau est en mauvais état (…) L’esthétique du tableau est également compromise par les zones de pertes apparentes.

Balboa Art Conservation Center

Le BACC précise qu’il « semble que la signature ne soit pas d’origine sur la couche de peinture, mais fasse partie de la couche de vernis »

C’est à ce moment-là que le nouveau propriétaire a eu des doutes sur son tableau.

Une "légende" ou des faisceaux d'indices ? 

Maître Laurent Pinier défend le commissaire-priseur Maître Jean-Paul Renoud-Grappin. Pour lui, son client a bien annoncé l’état du tableau avant la vente mais à l’oral. On peut penser qu’à distance, le client américain a sans doute eu du mal à entendre ses précisions.

La « légende » gonfle au fur et à mesure de la plaidoirie de Maître Béatrice Cohen. Taille différente du tableau (0.5cm d’écart pour la hauteur) entre ce qui est indiqué dans le catalogue de 2018 et la seule expertise connue à ce jour signé en 1984. Autre élément qui nourrit les doutes de l’acheteur américain, la signature rajoutée bien plus tard après la réalisation du tableau…

Mais, pour les spécialistes de Courbet, ces deux éléments ne sont pas significatifs. Les mesures n’ont pas été toujours rigoureuses et il est possible que Courbet ait signé le tableau plusieurs années après.

"C’est connu que les peintres signaient au moment où ils vendaient ou exposaient leurs toiles" affirme Maître Laurent Pinier . L’avocat du commissaire-priseur, Maître Jean-Paul Renoud-Grappin, reproche au conseil de l’acheteur américain d’ « affirmer sans avancer de preuves, sans démonstration» . L’avocat, venu d’une étude spécialisée en art basée à Angers, lui, s’interroge sur le rôle de centre de restauration consulté par Frank Rogozienski. Son épouse fait partie du conseil d’administration du centre de restauration. « C’est courant aux Etats-Unis, ce n’est pas un problème » rétorque Maître Béatrice Cohen, avocate de l'acheteur américain. Ce centre est le seul proche de leur résidence et ils lui font confiance.

Le débat sur l’authenticité

Reste la question proprement dite de l’authenticité. On sort du champ technique de la conservation d’une œuvre pour s’engouffrer dans celui encore plus complexe de l’expertise d’authenticité. Surtout pour les œuvres de Gustave Courbet. Robert Hellebranth estime, en 1984, que c’est un Courbet, un autre expert peut dire le contraire. D’autant plus que la recherche en histoire de l’art avance au fil des ans.

On peut acheter un tableau vrai en 1980 et qui se révèle faux en 2022.

Maître Béatrice Cohen

Acheter un tableau de Gustave Courbet, c’est toujours une aventure. Le maître d’Ornans est réputé comme étant le peintre des peintres, admiré par des grands artistes comme Picasso ou Jeff Koons. Une autre réputation lui colle à la peau. Celle d’être très difficile à authentifier en raison d’une propension, en fin de carrière, à faire travailler ses élèves à sa place mais pas seulement. Courbet n’est pas régulier dans sa peinture, il a des sauts d’humeur et cela se voit dans son travail. Bref, acheter un tableau de Gustave Courbet, ce n’est pas qu’une affaire de coup de cœur. Mieux vaut toujours prendre ses précautions.

Inscrit au catalogue raisonné

Aux Etats-Unis, les grandes maisons de vente comme Christie’s ou Sotheby’s font systématiquement appel au Comité Courbet, un groupe d’experts réunis par l’Institut Courbet pour succéder à Jean-Jacques Fernier, fils de Robert Fernier, auteur du catalogue raisonné de Gustave Courbet, un ouvrage de référence.

Ce certificat d’authenticité intrigue le collectionneur américain. Maître Béatrice Cohen déplore ne l’avoir reçu qu’en janvier 2022. «Ce certificat aura dû être remis automatiquement à l’adjudicataire en juin 2018 ». Réponse de Maître Laurent Pinier, l’acheteur ne l’avait pas demandé au moment de la vente.

Ce certificat d’authenticité a été réalisé en 1984 par un expert d’art près de la Cour d’appel de Paris, Robert Hellebranth. Il est lapidaire mais précise qu’il y a eu des restaurations :

Pourquoi ce certificat d’authenticité a été rédigé en octobre 1984 soit trois ans après l’avant-dernière vente aux enchères de 1981 ?  A cette époque-là, c’est une Parisienne qui achète ce tableau. Le bordereau d’acquisition du commissaire-priseur Boisgirard donne peu de renseignement, on l’imagine rédiger à la va-vite lors de la vente aux enchères. Pas de nom du tableau, pas de dimension, pas de mention de restauration. Juste un nom Courbet et un prix 54 470 francs (sauf erreur de lecture) soir un peu plus de 16 000 euros.

C’est seulement en 1984 que Gérard Mantion, le Bisontin fondateur de Maty, achète ce tableau, affirme l’avocat de la famille Mantion, Maître Denis Leroux. Est-ce Gérard Mantion qui demande ce certificat ? Pourquoi s’adresser à un expert inconnu des spécialistes de Courbet plutôt qu’à Jean-Jacques Fernier, fils de Robert, qui était devenu à son tour expert de Courbet ? Pas de réponse pour l’instant de la part de l'avocat Denis Leroux.

Si un expert judiciaire est nommé et qu’il estime que le tableau n’est pas de Courbet, la vente pourra alors être annulée comme le souhaite le vendeur.

L’authenticité du tableau ne fait pas de doute pour les conseils du commissaire-priseur et de la famille Mantion. L’inscription au catalogue raisonné, ouvrage qui recense les œuvres d’un peintre, fait partie «du faisceau d’indices qui vont dans le sens de l’authenticité. »  

Ce catalogue raisonné, rédigé par Robert Fernier, mentionne en numéro 8 une « Cascade » aux dimensions du « Saut du Doubs ». Malgré les titres différents, les précisions de provenance sont les mêmes. Ce sont celles qui sont indiquées dans les ventes de 1981 et 2018.

Un tableau exposé à Ornans et Delémont

Que sait-on au juste de ce tableau ? Courbet peut l’avoir peint lorsqu’il avait 20 ans, juste avant de partir à la conquête du succès parisien. Le peintre meurt en 1877. Le petit tableau de jeunesse est vendu aux enchères à Paris en 1880, il est resté dans des collections privées françaises.

En 1939, il est exposé à l’hôtel de ville d’Ornans. Avec 24 autres œuvres, le petit tableau fait partie d’une exposition qui fera date dans la ville natale du peintre. Cent-vingt ans après la naissance du peintre, « Courbet définitivement réhabilité » titre le journal local La Franche–Comté Républicaine, raconte la conservatrice de l’Institut Courbet dans le nouvel ouvrage « Chronique d’une réhabilitation ». A l’époque, il n’y avait pas encore de musée Courbet. L’objectif de Robert Fernier et des amis de Gustave Courbet était justement d’en créer un à Ornans. Cette exposition a été possible grâce aux prêts de nombreux collectionneurs privés. Parmi eux, Jean Lair, un collectionneur de Marseille qui prête la fameuse « Cascade » aujourd’hui appelé « Saut du Doubs ». Dans le catalogue de 1939, il y a même une photo du tableau de jeunesse de Courbet.

La légende est intéressante : « œuvre de jeunesse et qui rappelle la manière d’Hubert-Robert ; visiblement inspirée par le Saut-du-Doubs ». A la manière de.. A 20 ans, le jeune Courbet se cherche encore. En 1837, il peint le pont de Nahin, un tableau exposé au musée d’Ornans. 

En 2020, ce tableau est exposé au musée de Delémont en Suisse à l’occasion de l’exposition « Le peintre et le territoire ». C’est d’ailleurs pour cette raison que le propriétaire américain ne reçoit pas tout de suite après la vente de 2018 son tableau. Il le prête pour cette exposition en Suisse.

Je continue à penser que c’est un Courbet car il a une provenance forte. Cela correspond à ce qu’il faisait. Il a été inscrit dans le catalogue Fernier. 

Niklaus Mathias Güdel, historien d'art

L’historien Niklaus Manuel Güdel,  président de la Société suisse pour l'étude de Gustave Courbet, publie à l’occasion de cette exposition son livre « Une enquête sur le paysage ». Il reproduit le petit tableau de jeunesse de Courbet et l’évoque même au début de son livre.

 

Comme un nouvel autoportrait suggéré, ou une autre forme de mise en abîme, le jeune artiste place deux personnages au premier plan, l’un assis occupé à peindre, l’autre debout tenant un cartable sous le bras et désignant le spectacle. D’une verve encore toute romantique, ce tableau instaure une pratique que Courbet décline tout au long de sa carrière, celles de toiles « stratégiques » dédiées à des sites touristiques.

Niklaus Mathias Güdel, historien d'art

Décision le 20 décembre

Le juge Alain Troilo n’aura sans doute guère le loisir de se pencher dans la vie et l’œuvre du maître d’Ornans, de rêver sur les sources de la Loue, du Lison, du Gour de Conche, des petites cascades ou des falaises d’Ornans, tous ces paysages francs-comtois que l’on admire dans les musées du monde entier. Il devra trancher.

Le président du tribunal peut décider ou pas d’une expertise judiciaire. Il peut la demander uniquement sur l’état de conservation ou sur l’authenticité ou sur ces deux aspects. C’est lui qui choisira l’expert ou les experts.

A la cour d’Appel de Besançon, l’expert judiciaire pour les tableaux est le commissaire-priseur bisontin Florian Dufreche. Pour lui, c’est certain, en matière de Courbet, c’est le Comité Courbet qui fait foi ». Le juge peut aussi choisir un expert judiciaire de la cour d’Appel de Paris. Cela ne sera qu’une étape de cette bataille judiciaire autour d’un petit tableau de Courbet parti aux Etats-Unis. 

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