C'est plus qu'un phénomène. Fruit d'une longue histoire, le "drag" se dévoile au grand public comme un art pluridisciplinaire. En quête de reconnaissance, il séduit une audience de plus en plus large. A Besançon, une nouvelle scène locale émerge depuis quelques mois. Reportage.
Lorsque nous les rencontrons à 16 heures, ils portent des pulls de tous les jours. Ils sont sans maquillage, cheveux au naturel. Quatre heures plus tard, les maquillages seront prononcés, les perruques peignées et ajustées, les robes extravagantes. Ils et elles s'appellent Julien, Charline ou Léo. Ce sont des drag queens et des drag kings. Sur scène, ils cassent les codes de genre, expriment une part d'eux-mêmes que la société n'accepte pas toujours. Ils divertissent, s'amusent. Et derrière les strass et paillettes, ils transmettent des messages.
Ils nous démontrent que le drag est un art scénique pluridisciplinaire, volontairement exubérant, parfois politique, et presque indissociable de chacune de leurs histoires. Depuis plusieurs mois, une scène "drag" émerge à Besançon. Les spectacles s'enchainent au cœur de la capitale comtoise, permettant à un public de plus en plus large de découvrir cet art près de chez eux, à travers des spectacles encore balbutiants, mais qui témoignent d'une volonté de la jeunesse de s'exprimer et de faire découvrir leurs passions.
Un art pluridisciplinaire
Dans quelques heures, les drag queens se produiront dans ce lieu associatif à Besançon pour la première fois depuis le mois d'août. Mais avant de monter sur scène, des heures de maquillage attendent Peez (alias Léo). Cet étudiant de 23 ans à l'Institut Supérieur des Beaux-arts a embrassé le drag il y a près de deux ans. Pour le spectacle de ce soir, il opte pour une tenue jaune et violette, un maquillage blanc marqué. « Une forme de créature » qui dépasse les genres.
Quand on parle de drags queens, on parle beaucoup de genre. Mais au fait, le drag, c’est quoi exactement ? "Je dirais que c'est une forme d'expression artistique qui joue avec le genre (...) et qui rassemble le maquillage, le costume, la performance, la coiffure, parfois le chant, le burlesque".
Car le drag est encore méconnu. Il y a ceux qui les connaissent de près. Des personnes LGBT, pour la plupart, ou des jeunes issus de cette culture "queer" qui assument de plus en plus la diversité des orientations sexuelles et des identités de genre. Des jeunes souvent biberonnés à Ru Paul's Drag Race, ce concours de drag queens télévisé et emblématique, lancé par Ru Paul, la plus célèbre des drag queens américaines. Forte d'une carrière de plus de 40 ans, elle est sans doute celle qui a le plus réussi commercialement. Son émission à succès compte déjà 13 saisons et restera célèbre pour avoir porté le drag sur la scène grand public. Mémorable aussi pour ses fortes personnalités, ses "lip sync" (chorégraphies chantée en playback) et ses moments riches en émotion.
Diffusée pour la première fois en 2009 aux États-Unis, l'émission - qui a depuis débarqué sur Netflix, s'ouvrant ainsi à un public encore plus large - a propulsé les drags queens au sommet de leur notoriété. Un phénomène qui aura aussi sans doute permis à la discipline de se professionnaliser et de se démocratiser.
Et puis le drag, il y a ceux qui le connaissent de très loin. Ceux pour qui la drag queen renvoie souvent à quelques figures "décalées" de la pop culture (Priscilla folle du désert, Paris is burning, Conchita Wurst à l’Eurovision) ou à la figure du transformiste des cabarets parisiens ou berlinois. A la différence que la drag queen ne cherche pas à ressembler à une personnalité féminine connue et ne se limite pas aux vêtements, comme le faisait le transformiste.
D'où vient le terme "drag queen" ?
Il y aurait en fait plusieurs origines possibles. La figure pourrait trouver son origine au théâtre anglais. Quand les femmes avaient interdiction de jouer sur scène, les hommes jouaient des rôles féminins. Le terme drag pourrait alors être l’abréviation de « DRessed As a Girl ». Le terme « drag » pourrait aussi renvoyer au fait que les travestis faisaient traîner (to drag) leurs jupes derrière elles. Difficile de trancher sur l’origine exacte. Une chose est sûre : au XXᵉ siècle, le cabaret et la communauté LGBT contribuent à l'essor du drag, avant l’avènement du phénomène télévisuel « Ru Paul’s Drag Race », dont la déclinaison française est arrivé l’été dernier sur France Télévisions.
Un message parfois politique
Autrefois restreint à certains cercles et événements nocturnes des grandes métropoles, le drag se révèle aujourd'hui au plus grand nombre. En cassant les codes de genre, en caricaturant les stéréotypes, le drag se meut art. Et comme tout art, il adresse un message. Une sorte de pied de nez glamour aux normes imposées.
Ce soir-là à Besançon, la « House of Detritus » (un collectif de drags) a opté pour un décor sac poubelle, fait de bâches de sacs en plastique. « Le message, c'est "on est pauvre et on n'a pas beaucoup de moyens". Alors, on va faire du drag », explique Peez. « On a des déchets parce que la société nous renvoie l’idée que nous sommes des déchets, alors autant le clamer, le montrer sur scène et le sublimer », fait-il valoir.
Peez espère que la scène bisontine va continuer à se développer. Lui souhaiterait poursuivre sa professionnalisation et en vivre. Chose qui ne sera pas aisée. Percer s’avère difficile. Les drags vivent souvent dans la précarité et se dirigent souvent vers la capitale pour tenter de trouver des lieux où se produire. « J'aimerais bien que l'on puisse faire ce qu'on veut où on veut », témoigne Peez, qui ne souhaite pas se rendre à Paris. L’étudiant originaire de Colmar est aujourd’hui attaché à Besançon. « J’aimerais qu'on puisse avoir une scène qui nous permette de vivre partout ».
Se réconcilier avec soi-même
A force de rencontrer des drag queens, une évidence apparaît. La drag queen est à la fois un personnage sans en être un. Ce serait plutôt une extension de soi. Il permet en tout cas à Julien, alias Freezia, d'exprimer et d'assumer une partie de lui. Ce haut-saônois, vendeur à Besançon, s’est lancé il y a quelques semaines. « J'adore faire ressortir ma féminité depuis que je suis gamin ». Il a commencé à le faire lors des carnavals et a essuyé quelques moqueries au collège. Mais il ne souhaite pas s’étendre sur le sujet. « Cela m’a permis d’être plus fort. Je me sens beaucoup plus libéré que quand je suis en drag et j’ai plus confiance en moi », témoigne-t-il.
Pour Charline, alias Joli Roger, le drag a aussi un effet thérapeutique. Cette bijoutière bisontine de 28 ans est une drag king, le pendant des drag queens. Sur scène, elle adopte donc des codes masculins. Un plaisir libérateur. « Cela me permet de me réapproprier tous les reproches qu'on n'a pu me faire : t’es trop ci, t’es trop ça, t'es trop masculine », explique-t-elle. « Joli Roger, c'est un pan hyper exacerbé de ma personne et notamment des parties de moi que je n'aime pas », décrypte-t-elle. « Si vous ne vous aimez pas vous-mêmes, comment pouvez-vous aimer les autres », lance Ru Paul à la fin de chacune de ses émissions. Le drag est aussi une façon pour ces jeunes de se réconcilier soi-même.
Un public qui s'élargit
Ce soir, Joli Roger se produira pour la première fois sur scène. Le stress est palpable. Ses parents ont fait le déplacement. Son père nous confie avoir un peu hésité. Ils ont vu leur fille regarder le concours télévisé pendant des années. « C’est un autre milieu », lâche-t-il avec le sourire. « Mais je suis venu pour ma fille, pour la soutenir ».
Et ils n’étaient pas seuls. En tout, une centaine de personnes – des jeunes de toutes les sexualités, à s’engouffrer dans le sous-sol de la Scops, ce local autogéré où l’espace friperie s’est transformé en fosse. Les performances s’enchainent. A travers des shows tantôt pop, tantôt théâtrales, humoristiques, aussi, parfois, les drag queens extériorisent, affirment leur identité. En face, le public joue le jeu, les acclame, les encourage. L’amour se transmet dans les deux sens. C’est aussi ça le drag : faire du bien sur scène, et au-delà.