Pour la première fois, la notion de préjudice écologique a été invoquée au tribunal de Besançon. Des chefs d’entreprise et une mairie ont été reconnus coupables pour des atteintes à l’environnement commises entre 2015 et 2021. L’avocat de la fédération de pêche du Doubs et d’ANPER TOS espère que le regroupement de ces affaires va mettre un terme au "sentiment d’impunité qu’ont les pollueurs."
"Ceux qui ne peuvent rien dire, les poissons, les insectes, on leur a donné la parole aujourd’hui." En une phrase, le garde pêche de la fédération du Doubs résume ce qui hante depuis une dizaine d’années les défenseurs des rivières. Trois des quatre pollutions examinées aujourd’hui au tribunal judiciaire de Besançon ont eu lieu sur le même territoire : l’emblématique vallée de la Loue. Une rivière au passé glorieux et victime de pollutions récurrentes depuis plus d’une dizaine d’années. Des atteintes qui, prises individuellement peuvent paraître anodines. Une fois regroupées, on comprend que c’est tout un écosystème qui est détruit.
Aujourd’hui, on a fait un vrai pas en avant, la justice montre qu’elle se préoccupe du sujet, qu’elle a une part dans la résolution de ces problématiques vu que les politiques n’ont rien fait depuis 15 ans, peut-être que c’est la justice qui va prendre le relais.
Alexandre Cheval, garde-pêche de la fédération de pêche du Doubs
L’entreprise Perrin de Cléron a beau mettre en avant sur son site internet et à la barre son souci pour l'environnement et l'amour de son territoire, elle a été reconnue coupable de deux infractions et condamnée à une amende de 30 000 euros dont 20 000 euros assortis du sursis. Pour la fromagerie Monnin de Chantrans, le tribunal rendra sa décision en juillet prochain.
La porcherie Brusyl d’Eternoz a été condamnée à 8000 € d’amende dont 7000 € assortis du sursis et son responsable à 2000 euros avec sursis. L’entreprise de Bruno Destaing, était poursuivie pour des rejets dans le milieu naturel et des déversements par imprudence ou négligence.
Quant au maire de Servin, un village dont la station d’épuration pollue le milieu aquatique depuis 2015, le maire, nouvellement élu, a été relaxé en tant que personne et la commune condamnée à 10 000 € amende dont 8000 € avec sursis.
Préjudice écologique
Quant au préjudice écologique, estimé à 46 700 euros pour la fromagerie Perrin, le tribunal a demandé l’avis d’un expert et rendra sa décision en février 2023. Pour la fromagerie Monnin, il est estimé à 325 634 euros.
C’est la première fois que le tribunal de Besançon va devoir se prononcer sur les sommes demandées au civil par la fédération de pêche du Doubs et l’association ANPER TOS. Cette notion de préjudice écologique est complexe, il est calculé selon quatre critères : l’intensité et la durée de la pollution, l’intérêt patrimonial, la valeur de l’habitat des espèces concernées par l’atteinte à l’environnement. Une notion qui découle de la pollution des côtes bretonnes par l’Erika. Les tribunaux de Marseille et de Tulle ont déjà pris en compte ce préjudice écologique décrit par l’avocat de la fédération de pêche du Doubs et ANPER TOS, M°Dominique Landbeck.
Ne nous fions pas à l’allure du cours d’eau. Les ruisseaux de la Vau ou de la Mée n’ont pas l’allure de la Loue mais c’est un peu comme les minuscules vaisseaux sanguins qui finissent par irriguer tout le corps. "C’est là où se reproduisent les truites", rappelle M° Dominique Landbeck.
Ces milieux, il faut les considérer comme un patrimoine.
M°Dominique Landbeck. Avocat de la fédération de pêche du Doubs et ANPER TOS
Que reproche-t-on à ces entreprises de la vallée de la Loue ? Au maire de cette petite commune du plateau de Sancey ?
Négligence, cynisme, inconscience… A chaque entreprise, son explication. Le père et le fils de la fromagerie Perrin de Chantrans et leur entreprise sont poursuivis pour "des déversements par imprudence ou négligence d’une substance dans les eaux souterraines, superficielles ou de la mer et l’exploitation non conforme d’une installation avec une atteinte grave à la santé ou à la sécurité des personnes ou dégradation substantielle de l’environnement". Deux infractions commises entre août 2019 et avril 2021.
Malgré trois mises en demeure des services de l’état, la station de traitement des eaux de la fromagerie a continué à polluer le milieu naturel. Claire Keller, procureur de la République est catégorique, "Ce n’est pas acceptable. Aujourd’hui, la situation n’est pas réglée. La nouvelle station n’existera que dans 4 à 5 ans".
Vigilant et méthodique, le juriste de la Commission de Protection des eaux rappelle que dans chaque affaire, il ne s’agit pas d’une pollution isolée accidentelle mais d’atteintes régulières au milieu aquatique.
Il faut qu’on sorte de ce comportement où on privilégie les bénéfices aux capacités de rejets.
Cpepesc
C’est bien le cœur des débats autant pour la fromagerie Monnin que Perrin.
Marcel Monnin, le père, gérant à la retraite de la fromagerie de Chantrans, admet les dépassements mais nie les conséquences sur l’environnement. Cette société familiale de 25 salariés transforme le lait en comté et en morbier. "Plus on travaille de lait, plus on gagne de l’argent". Des coopératives ont fermées, la fromagerie a récupéré leur production. "Faut battre le fer quand il chaud", poursuit Marcel Monnin. Dans cette entreprise qui dégage un résultat net de 700 000 euros pour 2021 pour 12 millions d’euros de chiffre d’affaire, c’est le gérant lui-même qui s’occupe du fonctionnement de la STEP.
Les parties civiles dénoncent le raisonnement de ces chefs d’entreprise. Une sorte de "cynisme économique". Le coût de la sanction est inférieur au gain économique de la surproduction. Car il s’agit bien de surproduction. Il est reproché à la fromagerie Monnin d’avoir transformé plus de quantité de lait que ne lui autorise l’arrêté préfectoral délivré à toute entreprise de ce type.
"Zéro rejet en 2030"
La défense de la fromagerie Perrin est différente. Cette entreprise qui emploie une centaine de salariés à Cléron, a recruté depuis 2020, un technicien dédié à la station de traitement des eaux usées. "La gestion des effluents n’a pas toujours été optimale", reconnait Jean-Luc Perrin au cours de l’instruction. Son frère Jean-Marie, directeur général de l’entreprise, veut jouer la "carte de la transparence" et reconnait que le rejet d’effluents à la suite d’une panne de vanne "n’est pas une satisfaction pour nous, j’y pense tous les jours", déclare-t-il.
Le juriste de la CPEPESC n’a pas la mémoire courte. Il rappelle que ce n’est pas la première fois que la fromagerie Perrin a des problèmes de rejets dans le milieu naturel. 1990, 2010 et en 2011, un rappel à la loi par le Parquet. La fromagerie s’engage à "un zéro rejet en 2030" grâce à d’importants investissements pour le traitement des eaux.
Prise de conscience de tous
Fallait-il ces procès pour que cette "prise de conscience" tant souhaitée par les défenseurs de l’environnement ait lieu ?
L’objectif n’est pas de mettre tout le monde en prison, c’est de faire prendre conscience à tout le monde, aux professionnels et aussi à nous particuliers, que l’on a un impact sur notre environnement.
Alexandre Cheval, garde pêche de la Fédération du Doubs.
Tout l’enjeu de cette audience dédiée au droit de l’environnement, particulièrement complexe à maitriser, est justement de susciter une prise de conscience.
J’espère que les sanctions prononcées auront cet effet dissuasif et que cette prise de conscience se fasse aujourd’hui. J’espère que l’on ne fasse plus supporter par la collectivité les pollutions qui sont générées par quelques-uns d’autant plus qu’elles sont parfaitement assumées.
M°Dominique Landbeck. Avocat des parties civiles
La vallée de la Loue est non seulement l’emblème d’un patrimoine environnemental mais aussi le territoire où deux logiques s’affrontent. Produire, vivre selon ses envies et ses besoins quitte à tuer à petit feu un milieu naturel fragile ou adapter son quotidien et son travail à un environnement exceptionnel. Des agriculteurs et des élus montrent le chemin , ils ont choisi l’agroécologie, des collectivités ont investi dans le traitement des eaux. Des efforts et des convictions qui ne sont pas encore partagés par tous.
Un reportage d'Emmanuel Rivallain, Florence Petit et Amélie Goiffon.