Samedi 27 avril 2024, une opération exceptionnelle a été menée à Arbois (Jura). La mairie avait lancé un appel aux bénévoles pour venir casser puis prélever la couche de tuf formée dans le lit de la Cuisance, qui traverse la ville. Une étude est en cours pour comprendre pourquoi cette roche calcaire, qui se forme naturellement, s’accumule à certains endroits au point d’empêcher toute reproduction des insectes et des poissons.
C’est une opération exceptionnelle, à plusieurs titres. Le 27 avril, à Arbois (Jura), une trentaine de bénévoles ont prélevé la couche superficielle de tuf dans le lit de la rivière Cuisance, avant de l’évacuer sur les berges. Cette roche calcaire, qui se forme dans les régions karstiques, est protégée par une directive européenne depuis 1992. Il est en principe interdit de la prélever des rivières.
Mais dans un milieu anthropisé, le tuf ne se forme plus qu'à certains endroits, là où l'on a canalisé le cours d'eau. "C’est un milieu naturel protégé au départ. Là, il y a plusieurs conditions réunies pour qu’il s’accumule de façon nuisible à la rivière", selon le président de l'association de pêche d'Arbois, Stéphane Gerbet.
Formation d'une "plaque lisse"
L’intervention, ou "décolmatage", organisée par la mairie de la ville, avait pour but de redonner de la vie à cette portion de la Cuisance, qui prend sa source quelques kilomètres en amont, sur le plateau des Moidons. Armés de barres à mine, de seaux et de cuissardes, les bénévoles ont oeuvré toute la matinée pour extraire ces concrétions naturelles, qui obstruent à cet endroit le lit de la rivière.
“Naturellement une rivière, elle se déplace. Là, elle est contrainte par la vie humaine, décrit Philippe Roberget, membre du comité consultatif environnement à la mairie d'Arbois. Donc le tuf s’accumule toujours au même endroit. Ça a tendance à faire une plaque lisse, comme une plaque de marbre.”
"Il n’y a plus d’interstices, plus de gravières. Les insectes pondent à certains endroits pour que les œufs se retrouvent dans du petit gravier, là il n’y a plus ça," complète Stéphane Gerbet au micro de Catherine Schulbaum, notre journaliste sur place.
Les frayères, les endroits où les truites se reproduisent, sont colmatées, donc il y a plus d’endroit où elles peuvent se reproduire. C’est un amenuisement de la vie en général. Des poissons mais pas que.
Stéphane Gerbet, président de l’association de pêche d'Arbois
Le tuf, qui par la formation de seuils sur les rivières, est à l’origine un refuge pour de nombreuses espèces, devient, avec son omniprésence par endroits, un obstacle potentiel pour l’équilibre du milieu naturel. “Tout ce qui est plantes aquatiques, les insectes, les niches pour la reproduction des poissons, ne peut plus se faire, décrit Philippe Roberget. Une rivière qui est trop entuffée, elle finit par s’éteindre d’elle-même.”
La conséquence, sur cette portion de la Cuisance à Arbois, c’est une raréfaction de la population piscicole, comme en témoigne Mathis. Ce jeune amateur de pêche ne vient plus pêcher dans ce secteur : “Il y a deux ans, je venais pêcher juste là, je sortais 5, 6 truites, maintenant plus une."
Il y a 6 ans je voyais des truites de 50cm , maintenant j’en vois plus une.
Mathis, jeune pêcheur d’Arbois
Sensibiliser le public à une problématique globale
L’objectif de l’opération, portée par l’association de pêche d’Arbois, est donc de favoriser un retour des insectes et des poissons, et ce faisant, de réhabiliter le fond de la rivière pour lui permettre de retrouver un aspect plus naturel, donc esthétique.
“C’est beau en surface, si on jette un œil comme ça", selon Stéphane Gerbet, devant le joli paysage formé par le passage de la rivière au cœur du vieux Arbois. Mais... "Si on a connu la rivière il y a 20 ans ou 10 ans, à ces endroits-là, c'étaient des cailloux apparents, des petits graviers, ça n’avait pas cet aspect colmaté au fond où on voit que plus rien ne se passe."
Mais la vie va-t-elle reprendre vite, et cela suffira-t-il sur quelques dizaines de mètres seulement ?
“La nature reprend assez vite ses droits, répond Stéphane Gerbet. Cette intervention a surtout un but pédagogique, faire connaître ce problème aux citoyens, aux gens qui s’intéressent à notre rivière.” “Ce qui est intéressant, c'est que ça réunit les pêcheurs et les écologistes. Des fois, ils ont l’impression qu’ils ont des intérêts divergents, mais là non.”
En effet, il a fallu obtenir l'aval de l'Office Français de la biodiversité, qui a pu constater sur place, en lien avec l'Agence de l'eau Rhône Méditerranée Corse, l'impact de cette présence généralisée du tuf.
Une opération inédite, pour son objectif écologique
Le tuf, ou travertin, est une formation calcaire assez spécifique de notre territoire, puisqu'il se forme uniquement dans les milieux karstiques, plutôt rares. C'est l'infiltration de l'eau de pluie dans ces failles naturelles, se chargeant de gaz carbonique au contact du sol, qui dissout, par son acidité, le calcaire.
"L'eau, en tombant sur le plateau, va arracher un peu de calcaire, va descendre dans les cavités souterraines sous pression, donc le calcaire reste en solution. En arrivant à la source, le carbonate de calcium va précipiter. Un certain nombre de conditions, dont les végétaux, favorisent son dépôt", explique Pascal Collin, responsable du service environnement à la communauté de communes Arbois, Poligny, Salins-Coeur du Jura.
En formation depuis la dernière glaciation, il peut parfois atteindre plusieurs dizaines de mètres d'épaisseur dans le lit des rivières, à raison d'un centimètre par an, selon Pascal Collin. Avec donc, à certains endroits, une présence trop importante, comme à Arbois. D'où cette opération inédite. “On se posait moins de questions dans le passé, il y avait des opérations de decolmatage sans prendre de précautions. C'étaient des initiatives privées. Avec un seul objectif, éviter l’inondation. C'est la première fois que c’est encadré avec un objectif écologique."
Des opérations ciblées avaient eu lieu sur des affluents de la Cuisance, mais ce "décolmatage" mené en présence et avec du public a pour but de sensibiliser.
Le réchauffement climatique et les intrants, potentiels responsables
Plusieurs causes peuvent engendrer ce "dallage intégral" par le tuf sur la Cuisance. Autrefois, le tuf était exploité pour ses propriétés isolantes. Les populations extrayaient donc une partie de ces formations rocheuses, qui ne sont plus utilisées de nos jours, et sont donc en expansion. Mais le milieu naturel a lui aussi évolué. Une étude publiée en 2016 avait montré l'existence d'un lien entre le réchauffement climatique et l'agriculture sur le taux de CO2 dans le sol et en conséquence, sur la dissolution du calcaire.
L'Université de Lyon, en partenariat avec l'agence de l'eau, la fédération de pêche du Jura et le Syndicat mixte Doubs-Loue, a lancé en 2024 un projet pour comprendre les enjeux de l'accumulation du tuf à cet endroit précis, et d'expliquer les raisons de sa formation accrue. "Il semblerait que le réchauffement soit responsable, avance Pascal Collin. On sait qu’on ne peut pas remettre la rivière en liberté, il faut trouver le juste milieu entre laisser libre l’écoulement et préserver les écosystèmes."
Un questionnaire doit également être adressé aux résidents d'Arbois, de Mesnay ou des Planches-près-Arbois pour mieux comprendre les liens entre les habitants et leur rivière.