La loi de sécurité globale vise notamment à limiter la diffusion de l'image des policiers et gendarmes dans l'exercice de leur fonction. Avec cette loi, pourrait-on relater certains faits d'actualité que nous avons couverts ? Nous avons posé la question à un avocat et à une députée.
Alors que la proposition de loi sur la sécurité globale est examinée depuis mardi 17 novembre, elle soulève de nombreuses interrogations et suscite le débat en France. Beaucoup de journalistes, de chercheurs, d’avocats, de militants ou de politiques avancent que cette loi est une atteinte fondamentale à la liberté d’informer.
En cause notamment, l'article 24 de la proposition de loi qui prévoit une peine d’un an de prison et 45 000 euros d’amende en cas de diffusion sur les réseaux sociaux d’images permettant d’identifier des policiers ou gendarmes en opération dès lors qu’elle porte "atteinte à [leur] intégrité physique ou psychique". Une mesure qui suscite de vives inquiétudes quant à la liberté de la presse comme et aux libertés fondamentales.
Avec cette loi, de nombreuses affaires auraient peut-être été enterrées. Nous avons choisi justement trois faits d'actualité. Et nous avons voulu savoir s'il serait encore possible de filmer ces faits avec la nouvelle loi ?
Samedi 16 février 2019 : un gilet jaune violemment bousculé par des CRS
Ce samedi, en fin de la manifestation des "gilets jaunes" à Dijon, un manifestant qui prenait des photos est violemment bousculé par des CRS. Des images tournées par un journaliste du site Infos Dijon montre un "gilet jaune" équipé d'un appareil photo être frappé par des policiers rue de la Préfecture, tout près de la place de la République. La victime avait porté plainte et une enquête interne avait été demandée par la préfecture.
Aujourd'hui, avec la loi de sécurité globale, serait-il possible de filmer ? Pour Me Champloix, avocat au Barreau de Dijon spécialisé en droit commercial, des affaires et de la concurrence et Droit des nouvelles technologies, de l'informatique et de la communication, a priori oui. "On suppose que les visages des agents des forces de l’ordre sont reconnaissables. Pourtant la diffusion d'images au simple visionnage n’a pas pour but de porter atteinte à l'intégrité physique ou psychique de l’agent."
Avant d'ajouter "qu'à partir du moment où c’est un journaliste muni d’une carte de presse qui fait un reportage qui diffuse les dites images dans un reportage, il me semble difficile d’imaginer qu’une poursuite puise être intentée contre lui sur le fondement du futur article 24. La preuve du but recherché dans ce cas là elle sera impossible à apporter, donc il n’y a pas de risque de poursuite."
La députée d'opposition et ancienne magistrate, Cécile Untermaier, se montre plus dubitative. "Dans la mesure où cette vidéo dénonce quelque chose. Il est clair que la vidéo telle qu'elle a été postée est là pour montrer des forces de l'ordre en situation de tension et d'agression. Et à mon avis, ce sera interprété comme une atteinte à l'intégrité physique et psychique par une incitation à la protestation et à la haine."
Jeudi 9 janvier 2020 : Evacuation d'une manifestation devant un lycée
Ce jeudi 9 janvier, professeurs et lycéens du lycée Pontus de Tyard à Chalon-sur-Saône décident de bloquer l’entrée de leur établissement pour protester contre le projet de réforme des retraites du gouvernement. L’intervention des forces de l’ordre pour les évacuer les manifestants fait deux blessés : un manifestant et un enseignant qui attendait de pouvoir rentrer. Une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux montre l'agression. Elle a été vue près de 45 000 fois en quelques heures.
"Dans ce que je vois de ce reportage, il y a une diffusion d’images où l’on voit des policiers mais ils ne sont pas reconnaissables," analyse Me Champloix. "Même en imaginant que ce soit le cas, il n’y a pas d’images diffusées dans le but de porter atteinte à l’intégrité psychique ou physique des agents. Donc selon lui, même si la nouvelle loi est promulguée, "il n’y aurait pas de poursuites possibles."
Pour la députée de Saône-et-Loire, "c’est difficile de reconnaître les visages. Ils sont casqués, il me semble qu’il est difficile de les reconnaître individuellement. On voit bien que ce qui est recherché, c’est le mouvement. Est-ce que cela serait répréhensible ? Cela s’explique en tout cas devant la justice. Et puis cela fait parti de la liberté d’expression et d’information."
Jeudi 30 juillet 2020 : agression d'un jeune homme par un policier
Ce jeudi 30 juillet, une vidéo partagée sur les réseaux sociaux montre un fonctionnaire de police frappant un jeune homme dans le quartier de la Planoise à Besançon. Sur une passerelle, un jeune homme discute avec un policier. A proximité d’eux, un scooter. Au bout de six secondes, le fonctionnaire de police se retourne brusquement, et frappe, la deuxième personne. La séquence s’arrête après ce coup de poing. Une vidéo montrant la violence policière a été vue près de 18 000 fois sur Twitter.
"Là, c’est une vidéo qui est diffusée sur un compte twitter. On n’est pas dans le cadre d’un reportage." Pour Me Champloix, sur cette vidéo, "il n’y a pas d’incitation à la violence contre cet agent qui est reconnaissable. Mais si les commentaires que je parcours inciteraient à la violence contre lui, la question se poserait dans un cas de poursuite. J
Mais selon l'avocat, au délà de la vidéo, les diffuseurs sont aussi responsables. Des poursuites pourraient venir des commentaires sur ces contenus diffusés. "Je ne suis pas devin. Je ne doute pas que sur le cas d’une telle configuration d’une vidéo partagée sur un compte twitter suivie de commentaires incitant à la violence, je ne doute pas que cela pourrait inciter le ministère public à place un certain nombre d’individus en garde à vue dont l’auteur de cette diffusion de vidéos. Et que ferait le procureur ? Il serait tenté de poursuivre." Selon lui, ce type d'affaires viendra devant les tribunaux, "j’en suis persuadé".
Pour Cécile Untermaier, "dès lors que vous postez une vidéo où le comportement n’est pas celui qu’on attend, on peut penser que vous avez une volonté de porter atteinte à l’intégrité psychique de l’agent, même s’il n’est pas reconnaissable."
Selon elle, avec la nouvelle loi, diffuser ce type de vidéo sans élément de contextualisation pourraît être répréhensible. "On pourra toujours dire que vous n’avez pas équilibré votre message et que finalement il y avait aussi des explications à cela et que vous ne l'avez pas mis dans la vidéo qui par son caractère parcellaire déforme la réalité. Et vous porterez ainsi atteinte à l’intégrité psychique de l’agent car vous l’avez perturbé et susciter des réactions de haine par rapport à un tel comportement qui peuvent dégénérer sur une mise en danger de la personne."
Je trouve que le texte est suffisamment vague pour susciter une très grande réserve"
Selon eux, "ce n’est pas la captation d'images d'un policier ou du gendarme qui serait un délit mais sa diffusion et que cette diffusion ait été réalisée dans le but porter atteinte à l'intégrité physique ou psychique des forces de l'ordre". Pour Me Champloix, "cette disposition fera l’objet d’une interprétation par les tribunaux correctionnels le jour où ils seront saisis si la loi est adoptée."
Pour l'instant, il est donc très difficile de se prononcer sur la mise en application de cette loi faute de jurisprudence. "Je ne suis pas juge. C’est difficile de s’exprimer là-dessus mais je trouve que le texte est suffisamment vague pour susciter une très grande réserve" regrette la députée. Pour Cécile Untermaier, "ce texte qui a une portée générale, c’est un constat de danger pour notre démocratie. Les journalistes auront beaucoup de difficultés à poster et à filmer des vidéos dès lors qu’elles traduisent un comportement qui n’est pas le comportement admis".
Le floutage des agents en débat
L'article 24 prévoit la création d'une infraction pour toute personne qui diffuserait "l'image du visage ou tout autre élément d'identification" d'un policier ou d'un gendarme en intervention dans le but de porter atteinte à son "intégrité physique ou psychique". Cette disposition suscite de nombreuses réactions mais pose notament des problèmes techniques pour les journalistes quand les images sont tournées et filmées en direct.
"Si le floutage n’est pas possible, il faut laisser cette loi de la presse tranquille et aller du côté du code pénal", propose Cécile Untermaier. "Il faut renforcer le délit, créer même un délit de mise en danger par des vidéos qui ne traduisent pas une exacte réalité ou qui peuvent porter atteinte à une personne qui est en mission de service public".