Dès le début de la pandémie, nos modes de consommation ont changé. Le secteur de la grande distribution a tiré son épingle du jeu. Dans quelles proportions ? Analyses croisées avec un spécialiste de la consommation, un expert de la filière agro- alimentaire et une réprésentante du monde agricole.
Depuis le premier confinement, ils sont les seuls lieux de consommation ouverts en permanence au grand public. Et pendant des semaines, se rendre dans un supermarché était la seule occasion de sortir de chez soi, de voir du monde et plus prosaïquement d’acheter des biens essentiels, notamment pour remplir son frigo.
Résultat: les clignotants sont au vert pour la grande distribution qui a vu son chiffre d’affaire augmenter globalement entre 5 et 7 % . « Des chiffres qui ont été minimisés sciemment car ils incluent la vente de carburant en forte baisse pendant la crise du Covid . Sortir Gagnant d’une crise n’est jamais très bon pour l’image » explique Olivier Dauvers, fondateur du site web Grande Conso.
Des enseignes ont su particulièrement tirer leur épingle du jeu. Ainsi, les parts de marché d’Intermarché ont progressé de 0,7%. Viennent ensuite Leclerc et Lidl qui ont chacun gagné 0,4%. Intermarché a bénéficié du succès de deux de ses activités phares. D’un côté, ses magasins de proximité ont vu leur fréquentation augmenter de 22%, et sa branche bricolage a vu une augmentation de ses ventes de 11%.
De l'agri-bashing à l'agri-loving
Même si la vente directe a progressé, le monde agricole a pu aussi s’appuyer sur la grande distribution pour maintenir son activité
" La restauration hors foyer a sérieusement diminué, et c’est ce type de restauration qui favorise surtout les importations. Nous avons pu écouler des produits locaux. Grâce à un allègement de la législation, des petits producteurs ont pu pour la première fois avoir accès aux rayons des supermarchés" souligne Marie-Andrée Luherne , productrice de lait à Sulniac dans le Morbihan.
Durant cette période où la manière de consommer a changé, la responsable FDSEA du Morbihan a pu constater aussi un évolution dans le regard porté sur le monde agricole . De l’agri-bashing, on serait presque passé à l’agri-loving.
"Pendant longtemps, dans l’esprit de beaucoup, nous étions cantonnés à l’entretien des paysages. Certains se sont rendus compte que nous nourrissions surtout les gens. Le lien de confiance entre le producteur et le consommateur s’est régénéré "fait remarquer l’agricultrice morbihannaise.
La question de la souveraineté alimentaire a aussi refait surface . "En pleine crise sanitaire, du jour au lendemain, les enseignes françaises ont fermé la porte aux fraises espagnoles. Alors que c’est habituellement le produit d’appel par excellence. On avait jamais vu cela " explique Olivier Dauvers.
Mais depuis quelques mois, la grande distribution a rempli d’autres missions . Comme ils étaient les seuls lieux ouverts , supermarchés et hypermarchés ont assumé une responsabilité sociétale.
Ils ont été peu peu prou des acteurs de la solidarité au temps du covid. On a vu des enseignes ouvrir leurs portes aux restaurateurs , organiser sur leurs parkings des marchés de vente directe pour les petits producteurs.
Elles étaient quelques fois des lieux d’accueil et de refuges pour des femmes victimes de violences conjugales.
" Cette crise nous permet de nuancer notre regard sur l’univers de la grande distribution. Auparavant des réputations avaient la vie dure. Ces "salauds de commercants qui s’engraissent", ces "salauds d’industriels qui mettent n’importe quoi dans nos assiettes".Tout cela a peut être changé " explique Olivier Dauvers.
"La grande distribution a fait le job parce que déjà avant elle était omnipotente. Mais Attention de ne pas revenir au monde d’avant avec tous ces excès" tempère Olivier Mevel, maître de conférences à l’UBO et spécialiste de la filière agro-alimentaire .
La grande distribution, la grande gagnante de la crise sanitaire ? Le débat.
Le consommateur, l’autre gagnant de la crise ?
Car même durant la crise du Covid, les rapports de force sont restés les même entre producteurs, transformateurs et distributeurs notamment sur la question des prix.
Globalement le porte-monnaie du consommateur est sorti gagnant de la crise. Les prix sur les étals ont connu une déflation durant six mois consécutifs.
Une baisse qui ne joue pas forcément en faveur des éleveurs et producteurs."Pour 100 euros dépensés en biens alimentaires par le consommateur, seulement 6 euros reviennent à l’agriculteur pour faire vivre son exploitation "explique Marie-Andrée Luherne , productrice de lait à Sulniac.
L’écart entre le vouloir d’achat et le pouvoir d’achat n’a jamais été aussi grand
" La loi Egalim censée favoriser une meilleure prise en compte des coûts de production tarde à produire ses effets. Pour toute la filière lait , nous avons mis en place un indice des coûts de production validé par Bruxelles. Il n’est toujours pas utilisé dans les négociations commerciales " regrette l’agricultrice morbihannaise.
Visiblement, malgré la crise du Covid, le principe du « Tu as besoin de me vendre. Je n’ai pas besoin d’acheter » est toujours d’actualité.
" Il est temps que les agriculteurs se regroupent et mettent en place de vraies organisations de producteurs dans chaque bassin de production . Ils sont actuellement trop « atomisés » pour peser face à l’industrie agro-alimentaire et à la grande distribution. En 20 ans, ils ont tout de même perdu 50 % sur leur valeur ajoutée " renchérit l’universitaire Olivier Mevel.
Le client du supermarché va-t-il à l’avenir changer ses réflexes de consommation ? Va-t-il donner à ses achats une dimension plus éthique ? Rien n’est moins sûr.
" Il y a aujourd’hui une volonté de donner un sens à sa consommation. Mais de la pensée à l’acte, il y a encore une marge. Prenons l’exemple du lait. La marque « C’est qui le patron » qui vise à payer plus les éleveurs et à faire payer plus les consommateurs est un succès avéré. Mais ca ne représente pas que 2% des ventes de lait " souligne Olivier Dauvers.
" L’écart entre le vouloir d’achat et le pouvoir d’achat n’a jamais été aussi grand " ajoute Olivier Mevel.
Un nouveau concurrent… la vente directe ?
Le "monde d’après" concerne aussi la grande distribution. Car on assiste de plus en plus à une fragmentation de la demande. " Les consommateurs françaises se divisent en trois catégories. Les faibles revenus qui ne regardent que les prix . La classe moyenne qui regarde encore le rapport qualité prix et les CSP + qui recherchent des produits "éthiques". L’enjeu pour les enseignes c’est désormais de contenter tout le monde. Elles devront faire preuve d’agilité " explique Olivier Mevel, spécialiste de la filière agro-alimentaire.
Des enseignes qui doivent craindre aussi un phénomène accentué durant les confinements : celui de la vente directe." Un micro-phénomène " estime Olivier Dauvers, spécialiste de la grande consommation.
"Avec la tracabilité et l’authenticité qu’elle garantit, la vente directe donne le « la » désormais. En matière de consommation , il y a trois maîtres mots désormais : service, qualité, proximité. C’est 3 milliards sur les 76 milliards d’euros générés par la Ferme France. La vente directe a passé un cap " fait néanmoins remarquer l’universitaire Olivier Mevel.
Ce que confirme la responsable FDSEA du Morbihan, Marie-Andrée Luherne : " En 2020, 23% des jeunes qui s’installaient avaient un projet de vente directe. "
Amazon, à l'offensive
Clairement, les modes d’achat évoluent à vitesse grand V. Le drive et le « click and collect » entrent dans les habitudes. L’exemple des repas est également instructif. Le consommateur est de plus en plus volatile. Il n’achète plus au même endroit et surtout il opte de plus en plus vers la livraison à domicile ou au bureau.
"La France n’est plus le pays des 3 repas. Ces derniers sont de plus en plus simplifiés , destructurés voir même sautés. La grande distribution sera de plus en plus challengée et concurrencée par la restauration hors foyer. Le succès des sociétés comme Uber eats ou Deliveroo en est la preuve " constate Olivier Mevel.
De nouvelles formes d’achat mais aussi de nouveaux acteurs qui vont peut être venir bosuculer à court terme le paysage des GMS.
En effet le géant Amazon a lancé son offensive sur la distribution alimentaire, en s’offrant, en 2017 pour 13.7 milliards de dollars, la chaîne américaine de supermarchés bio Whole Foods Market .
La part de marché d’Amazon dans l’épicerie en ligne serait désormais de 18%. En France, Amazon s’est également allier avec Monoprix, pour étoffer son offre alimentaire à destination de ses abonnés Prime.
Son objectif, à terme, est de développer les « dark stores » ( magasins sans client) et de miser sur la livraison à domicile .
Olivier Dauvers, lui, relativise la menace « Amazon » pour les grandes enseignes traditionnelles : " L’alimentation livrée à domicile génère en moyenne un surcoût de livraison de 15 à 20 euros. Il faut payer le chauffeur, le camion et le temps de livraison. Pas sûr que le français moyen accepte à l’avenir de payer ce surcoût. La livraison à domicile reste un phénomène bobo, parisien et marginal. "