Octobre 2023. Depuis plusieurs mois, des agriculteurs de la Cooperl s’interrogent sur le fonctionnement de leur coopérative. Aliment, médicaments, races de porcs : la première coopérative porcine de France impose aujourd’hui aux éleveurs la plupart des choix techniques. Malgré ces exigences et un kilo de porc payé sous le prix du marché, les voix dissidentes peinent à se faire entendre. Une enquête de Splann !, le média d'investigation indépendant breton.
Cette enquête est le premier volet d'une série de trois articles consacrés à la Cooperl, la coopérative agricole et agroalimentaire bretonne. Enquête au long cours que l'on vous expose ici avec la méthodologie de travail : ENQUÊTE. La Cooperl, une multinationale du porc dans les turbulences
Dans la salle de pause d’une porcherie proche de Lamballe, l’ambiance est plutôt morose en cette fin septembre. Devant son ordinateur, Sylvain* découvre le prix proposé par la Cooperl pour ses porcs : « 1,85 € le kilo, c’est 11 centimes de moins que sur le marché du porc breton, je te laisse faire le calcul du manque à gagner ».
Ces 11 centimes peuvent paraître dérisoires. Mais avec 300 truies produisant environ 175 porcs de 95 kg par semaine, le manque à gagner s’élève à 7.000 € sur un mois. Un comble alors que la coopérative s’affiche comme le leader français dans le secteur porcin, revendiquant 5 millions de porcs abattus annuellement, 3.000 éleveurs adhérents et 7.000 salariés : « La Cooperl prétend être le numéro 1, mais elle n’est pas capable de s’aligner sur les prix des autres. C’est comme si on te payait sous le Smic », s’agace un autre éleveur*.
Comme beaucoup de leurs collègues, ces deux agriculteurs peinent à comprendre pourquoi la Cooperl ne suit pas le marché de référence de Plérin créé en 1962. Au sein de ce marché du porc breton (MPB), des enchères ont lieu chaque lundi et chaque jeudi. Les résultats des ventes servent ensuite d’étalon pour le reste de la France. Mais sous la direction d’Emmanuel Commault, en 2015, la Cooperl a cessé de mettre ses porcs à la vente au MPB, estimant que le prix du porc était trop élevé et mettait en danger son activité à l’export. Depuis, elle rémunère ses éleveurs selon sa propre grille de tarifs. Jusqu’en octobre 2023, la coopérative continuait cependant d’y acheter encore quelques milliers de porcs chaque semaine. Mais elle a finalement cessé toute transaction.
Un système de rémunération complexe
La Cooperl soutient que son système de plus-values et les services facturés moins cher permettent aux éleveurs d’y trouver leur compte. « Il faut bien faire les comptes en fin d’année », insiste par exemple Didier Lucas, éleveur et président de la Chambre d’agriculture de Bretagne, également adhérent à la Cooperl. Selon un chiffre établi par les experts-comptables du cabinet CerFrance et dévoilé lors de l’assemblée générale de la coopérative en 2022, chaque truie d’un élevage Cooperl présenterait même « une marge brute supérieure de 410 € par rapport à la moyenne nationale ».
La FNSEA défend un prix de base
Loin d’être une exception dans le secteur, le système de plus-value a cours chez la plupart des abatteurs et transformateurs. Concernant le taux de muscle, le marché du porc breton annonce, par exemple, officiellement entre 4 et 16 centimes supplémentaires pour un TMP entre 57 % et 63 %. La coopérative Porc Armor propose de même une prime de 8,5 centimes par kilo pour des bêtes élevées sans antibiotique. Les primes ne sont donc pas l’apanage de la Cooperl.
« Ce qui compte, c’est le prix de base. Il est normal que les filières aval rémunèrent en plus les éleveurs pour des efforts supplémentaires », résume François Valy, président de la fédération nationale porcine (FNP), association spécialisée de la FNSEA. « Cette masse de cahiers des charges noie le poisson : nous avons besoin avant tout d’un prix de base normal », estime pour sa part Yann*, éleveur de porcs.
Le système de plus-value encourage par ailleurs les éleveurs à s’engager dans l’intégration, c’est-à-dire à être toujours plus dépendants de leur coopérative.
Si tu veux toucher les plus-values sur les porcs sans antibiotiques et le bien-être animal [la non-castration des porcelets ; NDLR], et gagner le plus possible de marge, il faut prendre l’aliment et les médicaments à la coopérative
Yann*
Une enquête de Splann!, le média d'investigation indépendant breton
Des éleveurs ficelés
« En fait, la Cooperl, c’est un système d’intégration qui ne dit pas son nom », assène Sylvain*, éleveur costarmoricain adhérent de la Cooperl depuis un peu moins de dix ans. L’intégration, mot tabou dans les cours de ferme, correspond au contrat signé entre un éleveur et sa coopérative, par lequel le premier s’engage à se conformer à des règles concernant la conduite de l’élevage, l’approvisionnement en moyens de production ou l’écoulement des produits finis. « On n’est plus le patron chez nous avec ces contrats », regrette-t-il. Un sentiment d’être contraint dans ses choix techniques, qui revient dans la bouche de nombreux éleveurs rencontrés. « J’aimerais bien avoir plus de liberté », signale par exemple Ewen*.
Concrètement, chaque éleveur adhérent de la Cooperl signe un contrat d’approvisionnement pour une durée de cinq ans, avec différents cahiers des charges spécifiques : porc sans antibiotique dès la naissance ou à 42 jours, porc bien-être, label rouge… Tous ont comme point commun d’obliger l’éleveur à recourir ensuite aux services de la coopérative : de l’aliment à l’abattoir en passant par la génétique ou les produits vétérinaires.
Interrogé sur ce point, le service presse de la Cooperl nous a fait savoir que les questions relatives aux contrats et aux plus-values sont « réservées à nos adhérents et ne font donc pas l’objet de communication externe. »
De producteur de porcs à producteur d'aliment pour porcs
La vente d’aliments aux éleveurs est l’un des exemples d’intégration le plus fréquemment cité.
Depuis que l’achat d’aliment Cooperl est imposé dans les contrats, la commercialisation d’aliment d’élevage représente, d’après les comptes sociaux 2022, l’un des plus gros chiffres d’affaires de la coopérative avec 500 millions d’euros, soit trois fois plus que la vente de porcs charcutiers (164 M€).
Dès 2006, des éleveurs avaient d’ailleurs tenté avec d’autres d’alerter la direction de la coopérative sur la dérive que représentait à leurs yeux le développement de la vente de services. Rassemblé en association, Les Éleveurs associés, le petit groupe proposait d’acheter de manière indépendante certains produits qu’il trouvait moins cher qu’à la Cooperl, comme le désinfectant ou les produits vétérinaires.
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Le mâle entier, hameçon de l’intégration
Ewen* l’avoue sans détour : « Aujourd’hui, la seule chose qui me fait rester, c’est le mâle entier. » Comme beaucoup d’autres, cet éleveur salue le risque pris par la Cooperl, dès 2012, de proposer l’arrêt de la castration des porcelets. Si la non-castration peut donner une odeur désagréable à la viande. Elle représente une avancée important pour le bien-être animal.
Mais cette pratique entraîne surtout une baisse de la charge de travail, et permet un engraissement des porcs à moindre coût. Selon les études disponibles, les mâles non castrés consomment 14 % d’aliment en moins pour la même croissance, tout en présentant un taux de muscle plus important. « Les cochons sont mieux valorisés. Malgré des bâtiments anciens, j’y ai clairement gagné en termes économiques », confirme Didier Lucas, président de la chambre d’agriculture des Côtes-d’Armor et adhérent de la Cooperl.
Aux yeux de Ronan*, ancien technicien de la coopérative devenu éleveur indépendant, la mise en place du cahier des charges sur le « porc bien-être », (mâle non castré), a surtout représenté pour la coopérative une occasion de renforcer sa logique d’intégration, conduisant les éleveurs à davantage de dépendance. « Avec le mâle entier, il y a eu un vrai virage. Ils ont tout verrouillé. Les éleveurs sont maintenant obligés d’acheter la génétique et les médicaments vétérinaires. Mais aussi l’aliment premier âge pour les jeunes porcelets, sur lequel la Cooperl fait une marge importante. » « L’intégration s’est amplifiée avec le mâle entier », confirme Gilles*.
Selon Philippe*, un vétérinaire breton à la tête d’un cabinet spécialisé dans l’élevage porcin, ce verrouillage aurait clairement des raisons économiques, plutôt que sanitaires ou biologiques : « L’aliment, la génétique ou les médicaments n’ont rien à voir avec le fait de faire du mâle entier, il n’y a aucune justification technique à les imposer aux éleveurs », certifie le vétérinaire.
Faire tourner les abattoirs
Le nombre de porcs abattus par la Cooperl a baissé de 5 % entre 2021 et 2022, pour atteindre 4,6 millions de porcs. Dans ce contexte, conserver des adhérents est devenu tellement stratégique que, selon des entretiens avec des éleveurs, la coopérative aurait récemment décidé de durcir le ton vis-à-vis de ceux tentés de quitter le navire. « S’ils étaient si forts que ça, ils n’auraient pas besoin de ficeler les gens pour les faire rester. Ce dont ils ont vraiment besoin, c’est de produire au moins 6 millions de porcs pour faire tourner leurs outils », estime Yann*.
Selon ces témoignages, la Cooperl serait ainsi devenue « plus procédurière ». Dans le détail, les contrats d’approvisionnement de la plupart des groupements lient les agriculteurs pour cinq années. Mais jusque-là, et comme d’autres coopératives, la Cooperl n’appliquait pas cette clause et rendait leurs parts sociales aux adhérents souhaitant partir, sans sourciller sur les délais. Un courrier de la Cooperl, publié sur le site de Porelia, un groupement porcin, montre par exemple que la coopérative a refusé un départ au motif que le demandeur n’avait pas respecté le préavis de trois mois. « Quasiment toutes les coopératives te laissent partir. C’est encore plus problématique de durcir les conditions lorsque le prix est inférieur à celui du marché », souffle Ewen*, un éleveur adhérent envisageant de changer de coopérative.
La coopérative fait aussi plus durement appliquer la clause qui lui réserve l’exclusivité de la livraison des porcs des éleveurs-adhérents. Dans un contexte où la Cooperl achète les porcs moins chers que le prix du marché, la tentation est grande d’aller voir ailleurs, malgré la pénalité de 7,62 € infligée par porc non livré. Selon Sébastien Lamour, élu des Jeunes Agriculteurs et ancien référent porcin du syndicat, « une dizaine d’éleveurs » auraient reçu depuis le début de l’année 2023 des visites d’huissiers pour constater des ventes hors contrat. D’autres sources affirment que, dans certains de ces cas, la coopérative aurait réclamé des sommes pouvant aller jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros pour des porcs livrés à des concurrents.
Interrogée par Splann ! Pour donner son point de vue, la direction de la Cooperl n’a pas souhaité répondre.
Une procédure juridique a opposé la Cooperl et Laurent Dartois, fils de l’ex-président de la coopérative. Alors que Laurent Dartois réclamait des primes non payées, la Cooperl a exigé 285.000 € de dommages et intérêts pour des porcs qu’elle l’accusait d’avoir vendus hors de la coopérative. « Ça a été compliqué de partir, de montrer qu’une autre voie était possible », confie-t-il. À ce sujet, la direction n’a pas, non plus, souhaité donner son point de vue, affirmant que « la Cooperl n’avait pas vocation à répondre à toutes [nos] questions ».
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Des revenus confortables qui limitent les critiques
Malgré les interrogations qu’il peut avoir sur la gestion de sa coopérative, Ewen ne s’en cache pas, il tire des revenus confortables de son élevage. « Certains dégagent des payes de médecin. C’est l’une des raisons pour lesquelles la majorité est assez peu critique. Ils considèrent que lorsque la Cooperl gagne, ils gagnent avec elle », analyse Jean-Marc Thomas, porte-parole régional de la Confédération paysanne. Si les exploitants ont des amplitudes horaires très importantes et peu de vacances, les entretiens que nous avons pu mener indiquent que les salaires suivent : gagner 4.000 à 5.000 € nets par mois ne serait pas chose rare pour un propriétaire d’une exploitation porcine de plus de 300 truies, même s’il existe de grandes disparités au sein de la profession.
Au niveau national, le ministère de l’Agriculture confirme que l’élevage porcin est l’activité agricole la plus rémunératrice. Sur la période 2019-2021, enjambant crise du Covid et guerre en Ukraine, l’excédent brut d’exploitation (EBE) des élevages porcins s’élève selon nos calculs à 95.000 € en moyenne par actif. Représentant la valeur ajoutée produite qui revient à l’entreprise après déduction des frais de personnel, cet indicateur est donc plus élevé dans l’élevage du porc que dans n’importe quelle autre culture. Considérées comme les deux autres activités les plus rémunératrices, les cultures spécialisées (pommes de terre, lin) et la vigne présentent par exemple respectivement des EBE moyens de 77.000 € et 67.000 €. « On gagne bien notre vie », admet François Valy, président de la Fédération nationale porcine (FNP).
Cause ou conséquence, les éleveurs porcins ont également « les niveaux d’investissements les plus élevés de toute la profession agricole », note le ministère de l’Agriculture. Alors que les exploitations agricoles de France ont investi en moyenne 30.000 € entre 2019 et 2021, les éleveurs porcins ont dépensé en moyenne 61.000 € pour moderniser et agrandir leurs élevages. Les deux tiers environ sont investis dans les bâtiments. D’après les entretiens que nous avons pu mener, ce poste représente d’ailleurs la première dépense des jeunes éleveurs à l’installation, avec des investissements entre 1 M€ et 3 M€ selon le nombre d’animaux et les équipements. « Mais si tu es adhérent Cooperl, la banque te déroule le tapis rouge » raconte Ronan*.
Proposer ses propres solutions techniques dans le cadre de ces investissements serait un autre moyen pour la Cooperl de conserver ses éleveurs. «Le bâtiment, ça verrouille encore plus que l’aliment. Une fois que tu as pris les solutions Cooperl pour traiter les déjections ou protéger les porcelets de l’écrasement, tu ne peux plus partir », explique Ronan*. Après avoir racheté en 2021 Rolland Environnement, une entreprise de traitement des lisiers, la Cooperl est par exemple la seule à pouvoir collecter les effluents des élevages ayant adopté le Trac, un système de raclage séparant phases liquides et solides, et qui exige des dispositifs spécifiques pour les exporter de la ferme.
Des voix dissidentes
Pour empêcher l’hémorragie d’éleveurs, la coopérative met en place des verrous à la fois techniques et économiques, mais elle protège également scrupuleusement son image. « À la Cooperl, on lave son linge sale en famille », confirme un élu FNSEA, très soucieux de son anonymat. Il insiste d’ailleurs : la lettre rédigée conjointement en février 2023 par son puissant syndicat et celui des Jeunes Agriculteurs pour critiquer la baisse des prix par rapport au MPB n’était pas un communiqué, mais bien « une communication interne aux adhérents ». « Ne citez pas mon nom, vraiment, ça pourrait très mal se passer », craint également Yann*.
Les éleveurs connaissent les leviers qui peuvent être employés contre eux lorsqu’ils parlent à la presse. Exemple le plus marquant, selon un document que Splann ! a pu consulter, Patrice Drillet, alors président de la Cooperl, a adressé en 2021 des menaces d’exclusion à l’encontre d’un éleveur ayant émis par voie de presse des critiques sur la manière dont la direction assurait la gestion de la coopérative.
Au niveau du conseil d’administration, des voix dissidentes tentent pourtant de s’exprimer. Lors de l’assemblée générale de juin 2023, un petit groupe de huit éleveurs espérait remettre en cause la stratégie de la direction. Mais le nombre d’administrateurs a été augmenté de 24 à 32, diluant mécaniquement le poids des frondeurs potentiels. « Nous avons un véritable problème de démocratie. Les voix des adhérents ne sont pas entendues », témoigne l’un de ces administrateurs résistants. Pour sa part, Bruno Hamon, administrateur à la Cooperl depuis 2012, assume cette situation en expliquant que la Cooperl « n’est pas un conseil municipal, on ne cherche à avoir des gens qui font une opposition. On essaye d’avoir un conseil d’administration plus ou moins uni pour prendre les bonnes décisions pour la Coop. »
Face à ce qu’ils considèrent comme des manquements démocratiques, les éleveurs rencontrés oscillent entre colère et résignation. « Je ne vais même plus aux AG », confie Ewen*. « Les éleveurs ont beaucoup de questions, mais peu de réponses. Je pense qu’on est arrivé au bout du système coopératif. » Un avis que la direction qui tranche avec celui de la direction « Cooperl entretient un dialogue permanent avec ses adhérents. Nos assemblées générales en particulier sont des moments privilégiés d’échange et de réponses à leurs questions », nous a affirmé le responsable des relations presse.
Beaucoup d’agriculteurs interrogés nous ont parlé de leurs difficultés à sortir de ce système mis en place par la coopérative. Car seuls les plus grands élevages, analyse Ronan*, peuvent devenir indépendants et vendre en direct aux abattoirs de Leclerc à Kerméné, ou à ceux de Socopa (Groupe Bigard) à Grâces (22). Une exploitation, détaille l’ancien technicien, doit « sortir au moins un camion de porcelets chaque semaine », c’est-à-dire posséder au moins 400 truies, pour que les charges de transport de ces acteurs soient amorties. Ceux qui ont moins de cochons n’ont d’autres choix que de rester au sein de la Cooperl, ou de tenter leur chance avec d’autres coopératives comme Evel’up, Eureden ou Porc Armor. « À la fin, il ne restera à la Cooperl que les administrateurs, et ceux qui ont des dettes », prévient Gilles*.
[* Prénoms changés sur la demande des témoins ayant souhaité rester anonymes]
Une enquête de Splann!, le média d'investigation indépendant breton