ENQUÊTE. Quand la coopérative agroalimentaire Cooperl s'approprie des fermes

D’après des documents que nous avons pu consulter, la Cooperl est devenue totalement ou partiellement propriétaire de sept exploitations : une ferme expérimentale, deux élevages bovins, et quatre élevages dédiés au développement de sa filiale de génétique porcine Nucleus.

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Cette enquête est le troisième volet d'une série de trois articles consacrés à la Cooperl, la coopérative agricole et agroalimentaire bretonne. Enquête au long cours que l'on vous expose ici avec la méthodologie de travail : ENQUÊTE. La Cooperl, une multinationale du porc dans les turbulences

La Cooperl s’est-elle récemment engagée dans le rachat d’élevages porcins ? Interrogés par Agra Presse en septembre 2023, les dirigeants de la Cooperl démentent : « [Reprendre des fermes] n’est pas dans l’ADN de la coopérative. Devenir actionnaire d’exploitations ferait prendre des risques à l’ensemble des adhérents », assure Patrice Drillet, président de la coopérative de 2013 à 2023. Des représentants du secteur agricole en font même une ligne rouge : « Nous sommes contre. Nous avons entendu parler de prises de participation il y a trois ou quatre ans pour des fermes qui étaient en difficulté, mais cela ne doit pas être du long terme », insiste François Valy, président de la Fédération nationale porcine. Charlotte Kerglonou, porte-parole de la Confédération paysanne en Ille-et-Villaine, est encore plus claire : « Nous sommes ouverts à différentes formes d’installation des paysans, mais les exploitations doivent rester aux mains des éleveurs, pas entre celles des coopératives. »

Pourtant, la Cooperl possède bien des parts dans sept exploitations agricoles, ainsi qu’en attestent des documents comptables que nous avons consultés. Ces rachats restent confidentiels, inconnus mêmes des experts du secteur. « À ma connaissance, aucune coopérative n’a jamais racheté entièrement de ferme. Toutes se préoccupent du renouvellement des générations. Mais elles envisagent plutôt des prêts à taux zéro ou des investissements en restant minoritaires », observe Olivier Frey, économiste spécialiste des coopératives.

À en croire les documents administratifs disponibles, les premiers investissements remontent aux années 1990. Mais le phénomène se serait amplifié depuis 2019. Dans cinq de ces exploitations, les premiers investissements datent même de moins de cinq ans. La procédure est souvent identique : dans un contexte de départ à la retraite ou de difficultés financières, la Cooperl investit d’abord de manière limitée à travers sa filiale Gufa Beausoleil, avant de racheter l’ensemble des parts. Avec ces investissements progressifs, la Cooperl est désormais propriétaire unique de quatre élevages, associé majoritaire à 85 % dans une ferme, et associé minoritaire à hauteur de 20 % et 49 % des parts dans deux autres exploitations.

Deux exploitations soumises à autorisation

Première des fermes rachetées par la Cooperl en 1997, à Hénanbihen (Côtes-d'Armor), la Ville-Poissin est aujourd’hui un espace expérimental. Sur son site internet, le groupe agro-industriel explique qu’il sert notamment « de laboratoire pour ses activités de recherche et développement dans le secteur de la nutrition avant la commercialisation des solutions éprouvées ». « Le fait qu’il s’agisse d’une ferme expérimentale ne change rien au fond : cela reste de l’intégration poussée à l’extrême. On produit tout de même des porcs, qui partent à l’engraissement et finissent en viande », estime Charlotte Kerglonou de la Confédération paysanne.

L’exploitation avait-elle besoin d’être aussi grande ? D’après les documents officiels, La Ville-Poissin est considérée comme une installation classée pour la protection de l’environnement (ICPE) et soumise au régime d’autorisation. Imposant une consultation du public lors de la création de l’élevage, et retenu par Greenpeace comme critère de définition des fermes-usines, ce régime est le plus strict en matière d’installation classée. Selon la nomenclature officielle, il s’applique à partir de 750 places de truies. Soit près de quatre fois la taille moyenne des exploitations porcines.

Au total, au moins deux des élevages de la Cooperl sont soumis à ce régime d’autorisation. L’autre exploitation, située à Mauron (Morbihan) est dédiée à la multiplication, toujours pour Nucleus. Développée sous forme de coopérative dans les années 1970, cette activité génétique est devenue une filiale à part entière de la Cooperl en 1994 (voir l’épisode 1 de notre enquête). Avec 5 M€ de résultats en 2022 pour la société dédiée en Chine, et 300.000 € pour les activités françaises, il s’agit désormais de l’une des branches les plus rentables du groupe.

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« Nucleus », des races au service de l’intégration

Rachetés à des agriculteurs sur le départ, quatre élevages de la Cooperl sont dédiés au développement de la génétique Nucleus, représentant autant d’outils au service de l’intégration (voir notre premier article). « Nucleus, c’est des races qui produisent beaucoup, et qui ont un très bon rendement en viande, mais qui ne sont pas très maternelles. Elles sont plutôt au service des abattoirs que des éleveurs », confirme Ronan*, ancien technicien de la Cooperl. Lorsqu’elle met bas, une truie Nucleus donne vie à quinze porcelets en moyenne. Mais faute de caractère « maternel », les truies se préoccupent peu des porcelets, qu’elles risquent de blesser et d’écraser. « Tout le monde sait que c’est une race compliquée, et qu’il n’y a pas d’autres solutions que les cages balance », confie Ronan.

Pour espérer sauver les porcelets Nucleus de leurs mères peu protectrices, la Cooperl a développé ce nouveau système d’élevage. Cernée de barrières, la truie est légèrement surélevée sur une sorte de plateforme mobile qui permet aux porcelets d’avoir accès à ses mamelles sans risque d’écrasement. Avec un coût de 2.000 € par place, ces cages-balances sont autant un moyen de sauver les jeunes porcs destinés à l’engraissement, que de verrouiller encore un peu plus les éleveurs en imposant Nucleus dans les fermes adhérentes. Comme le confirme Ronan* : « On ne peut pas être à la Cooperl et ne pas utiliser la génétique Nucleus. »

Les fermes de la Cooperl sont chargées de sélectionner les mâles. C’est-à-dire de récolter la semence des verrats. Cette semence est ensuite utilisée sur place ou envoyée dans d’autres sites d’éleveurs « multiplicateurs », pour produire des « cochettes », ces jeunes truies utilisées pour le renouvellement des troupeaux. Puisque ces animaux partiront à leur tour dans d’autres élevages en France, en Europe ou même en Chine, les conditions d’élevage sont très strictes : filtration de l’air, cages-balances et production sans antibiotique : « L’objectif est de garantir aux clients un niveau sanitaire des reproducteurs qui permette d’exprimer pleinement le potentiel génétique des animaux tout en minimisant les dépenses de santé », détaille un salarié de la coopérative interrogé par Réussir Porc, magazine faisant la promotion de l’innovation dans le domaine de l’élevage intensif.

Selon Bruno Hamon, administrateur à la Cooperl, ce choix de rachat des fermes par la Cooperl s’explique par le risque de voir partir un éleveur du jour au lendemain. « Nous avons besoin de garder la main sur la sélection de notre cheptel. Ces fermes sont très importantes pour nous. » L’enjeu est d’autant plus élevé pour la coopérative que les filiales chargées de la génétique font partie des plus rentables. Alors que Nucleus France affiche un résultat de 250.000 € pour 2021, la branche chinoise Cooperl genetics a généré 4,7 M€ la même année.

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Quand la Cooperl se lance dans le veau

Michel*, éleveur dans le secteur de Guipry-Messac (Ille-et-Vilaine), s’est indigné lorsqu’il a découvert le rachat d’une ferme porcine par la Cooperl dans le village en 2019. « Ce n’est pas le but qu’une coopérative rachète des fermes. On ne pourra pas installer des jeunes avec ça. La Cooperl gère déjà les prix, impose son aliment et sa génétique ! Si elle devient aussi propriétaire de fermes, à la fin, le directeur de la coopérative sera le seul dirigeant », déplore l’éleveur.

Au travers de deux de ses filiales, les sociétés Azur et Avenir, le groupe Cooperl est devenu entièrement propriétaire de cet ancien élevage porcin en 2010. L’activité de l’exploitation a ensuite été réorientée vers la production de veaux destinés à l’engraissement, sur le modèle porcin séparant naisseurs et engraisseurs. Un choix que Bruno Hamon justifie par la nécessité de rentabiliser l’abattoir Cooperl de Saint-Maixent (79) « qui fait un peu de bovin » ainsi que par le besoin de « contrer Bigard » principal concurrent de la coopérative dans le secteur.

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L’exploitation a fonctionné avec 200 places de bovins jusqu’en 2019, date à laquelle la Cooperl a obtenu de la préfecture l’autorisation de porter l’élevage à 800 places. Un agrandissement qui a révélé le nom des véritables propriétaires et suscité une forte opposition locale comme de la part de certaines organisations syndicales. La Confédération paysanne le résume dans un courrier daté du 7 mai 2019 : « Cette ferme n’est pas conduite par des agriculteurs, mais par un grand groupe industriel », et symbolise « la perte de contrôle des agriculteurs sur leur filière de production ainsi que sur leur outil de travail ».

Devant la contestation, Thierry Beaujouan, le maire de Guipry-Messac, a lancé une procédure en justice. Une première audience s’est tenue le 19 octobre 2023 devant le tribunal administratif de Rennes pour faire annuler l’arrêté préfectoral autorisant l’extension de l’exploitation. Cette procédure ne semble pas avoir remis en cause les projets dans la filière bovine de la Cooperl, qui a acquis une seconde ferme à Scrignac (29), au cœur du Parc naturel régional d’Armorique. Ariane Malleret, responsable agriculture chez Greenpeace France, déplore : « Cette dynamique, au profit de l’intensification de la production, est un frein au défi du renouvellement des générations d’agriculteurs et au nécessaire développement de modèles d’élevage paysans et durables. »

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