En France, à l’école primaire et au collège, plus d’un élève sur dix est victime de harcèlement scolaire, soit 700 000 enfants ou adolescents. Depuis 2010, le ministère de l’éducation a créé une journée de lutte contre le harcèlement à l’école. Pour que les choses changent, des victimes prennent la parole et racontent ce qu’elles ont vécu, pour mettre des mots sur ces maux.
"T’es grosse, t’es moche, t‘es nulle ! ". Emilie ne se souvient pas exactement comment les choses ont commencé. Assise dans son canapé rouge, elle tente de se remémorer, en vain. "On ne comprend pas ce qui se passe, on ne se rend pas compte " analyse la jeune femme qui a aujourd’hui 20 ans. Elle était en troisième dans un collège près de Rennes.
"Je me retrouvais souvent à côté du même garçon. C’était peut-être, tout bêtement, une question d’ordre alphabétique. Lui, c’était un peu le pitre de la classe. Il faisait rire les autres. Moi, j’étais plutôt timide, pas forcément très à l’aise. Les premières insultes n’ont pas tardé, T’es nulle ! T’es moche ! C’était toujours quand il y avait du monde autour et son copain gloussait à côté."
Un poison lent à agir
"Au départ, cela ne me faisait pas grand-chose, s’étonne Emilie, et puis, c’est devenu compliqué."
Quand toutes les heures, tous les jours, toutes les semaines, on te répète des choses comme ça, les mots rentrent en toi et s’infiltrent partout, comme du poison, et ça commence à te blesser.
Emilie
"Tu te mets dans la tête que s’il te ressasse ces horreurs tout le temps, c’est qu’il y a sans doute des raisons. S’il dit tous les jours que je suis bête, c’est que je suis bête."
"Tu n’oses pas le dire, tu as honte, tu es humiliée et comme en plus, tu ne lui réponds rien, tu te sens de plus en plus minable."
" Un jour, se rappelle Emilie, il m’a traitée de salope. Ce mot là, il est dur. Il ne veut rien dire. A 14 ans, c’est quoi une salope ? Une prostituée ? Ça n’a pas de sens et pourtant, c’est un mot qui cingle et qui blesse. "
Une descente infernale
Emilie commence à sombrer, mais personne ne s’en rend compte. A la maison, elle ne veut pas inquiéter sa famille, alors elle se tait. Au collège, les profs ne voient pas. Les copines, elles, ne sont pas là à chaque fois. "Elles n’entendent qu’une insulte ou qu’une remarque de temps en temps. Elles ne se rendent pas compte ou peut-être reconnait Emilie, elles ne veulent pas se rendre compte. Si elles réagissent, elles peuvent devenir les prochaines victimes. Alors, tout le monde baisse la tête. C’est normal !"
"Même moi, ajoute-t-elle, souvent, j’essayais de faire semblant de ne pas entendre." Cela a duré six mois.
"Et puis un jour, en cours de musique, il fallait aller chanter au tableau. Et quand je suis revenue m’asseoir, il m’a dit, même en chantant, t’es nulle ! C’était juste la phrase de trop. Je me suis mise à pleurer."
"Mes copines ont dit : ce n’est pas normal ce qui se passe, et la déléguée de classe m’a accompagnée voir la professeur principale. Et tout a été très vite, le principal est intervenu. Le harceleur a été convoqué."
"Moi, repense Emilie, je n’étais pas bien. Dans un sens, je me sentais soulagée. Je me disais, je vais être tranquille quelques jours. Dans l’autre, je savais que j’allais me faire traiter de balance. Tous ses copains sont venus me voir pour me dire que c’était de ma faute."
Finalement, le harceleur a été exclu trois jours. "Je revois la scène, confie la jeune fille, il était dans les couloirs, et il criait Merci Emilie, Merci ! Grâce à toi, je vais avoir trois jours ! A ce moment-là, souffle-t-elle, je me suis dit, ce n’est pas fini ! "
Des bleus à l'âme
Et ce n’était pas fini. "Après six mois d’insultes, j’avais tous ces vilains mots ancrés dans la tête."
"Je ne voulais rien dire et je crois que je n’étais déjà plus en état de le faire." explique-t-elle aujourd’hui.
Au début du harcèlement, tu ne te rends pas compte, ensuite, les mots s’insinuent et se collent partout en toi, et après, tu es tellement mal, que c’est trop tard, tu ne peux plus parler.
Emilie
Au retour du collégien, les choses se sont calmées quelques temps, et puis ça a recommencé. "Si on réfléchit, ce n’est pas avec une exclusion de trois jours que le harcèlement peut s’arrêter, analyse Emilie. Il n’y a aucune raison pour que ça cesse. Pour qu’une personne se comporte comme cela, c’est qu’elle a un problème. Il y a quelque chose qui fait qu’elle a besoin de faire du mal pour se sentir bien. Il faudrait l’accompagner, l’aider, prendre le problème à la source. Un jour, un prof m’avait dit que mon harceleur avait eu la même attitude et le même comportement chaque année. Il avait harcelé une fille en classe de sixième, une autre en cinquième, une en quatrième… moi, j’étais sa victime de troisième."
"Il faudrait que les professeurs soient davantage formés à la lutte contre le harcèlement, qu’il y ait plus d’infirmières, de psychologues dans les collèges."
Des cicatrices difficiles à effacer
Ce printemps de troisième, pour soulager sa douleur, Emilie commence à se scarifier. Au compas d’abord, quelques griffures sur les bras. Avec un cutter ensuite puis des rasoirs. "Quand la lame ouvre ta peau, que ton sang coule, tu sais pourquoi tu as mal. Si tu prends des coups, tu as des bleus, donc tu vois l’origine de tes souffrances, explique Emilie. Dans le harcèlement, ce sont des mots. Ils blessent, mais pas physiquement. Alors, tu as mal, mais tu ne vois pas où. Tu es mal, mais tu ne comprends pas pourquoi."
C’était affreux, je me coupais et j’avais l’impression de me faire du bien et en même temps d’être perverse avec mon propre corps. Je me faisais du mal parce qu’on m’avait fait du mal.
Emilie
"Tout était très compliqué se souvient-elle. A cet âge-là, on est en pleine construction. On essaye de savoir qui on est et à cette question, on a un millier de réponses qui disent : t’es nulle, t’es moche, t’es grosse. Donc on se perd."
L'envie d'en finir
L’été a passé, mais quand la rentrée au lycée a commencé à se dessiner, Emilie a senti l’appréhension monter : "Je vais peut-être me retrouver dans une classe avec quelqu’un qui va me faire du mal. J’avais peur."
"Un jour, en rentrant dans une salle de cours, en voulant m’asseoir, je me suis retrouvée coincée à côté d’une fille qui essayait de s’installer à une autre table. On avait chacune nos sacs, il n’y avait pas beaucoup de place. On était bloquées. Elle a poussé un T’es trop grosse ! Et tout est remonté !"
" Je me suis dit, elle l’a fait une fois, elle peut le refaire." Et tous les jours, Emilie est partie au lycée la boule au ventre, en se disant, "ça va recommencer." Tous les jours, elle redoutait le pire, et chaque jour, l’angoisse montait. "J’avais l’impression que tout le monde me regardait, me jugeait ".
Un midi, Emilie a avalé une boite de médicaments. A tout juste 20 ans, elle a déjà fait dix tentatives de suicide par ingestion de comprimés, deux en sautant d’un pont.
La reconstruction
Aujourd’hui, Emilie va bien, elle se reconstruit, physiquement et moralement. Pendant longtemps, la moindre phrase pouvait remettre tout en question, le moindre regard était capable de la faire replonger. "Et puis, soupire Emilie, toutes les cicatrices te rappellent les souffrances que tu t’es infligées et t’empêchent d’oublier qu’à un moment on t’a rabaissée."
L’an dernier, elle a décroché son Diplôme d’Accès aux Etudes Universitaires, l’équivalent du Baccalauréat. "Cela veut dire que je ne suis pas nulle et que j’ai eu la force de combattre mes angoisses " se réjouit-elle.
Dans les hôpitaux, elle a croisé plein d’autres jeunes qui ont été harcelés, parfois quelques semaines ou quelques mois, d’autres beaucoup plus longtemps. "Ce n’est pas une question de durée, sait-elle maintenant, quand les insultes pénètrent en toi, elles restent !"
"On a tous un point commun, on se demande tous pourquoi ça nous est tombé dessus, nous, et pourquoi pas sur un autre. Et tous, à un moment, on s’est dit qu’il y avait une raison, on a intériorisé qu’on était nul."
Les psychologues lui ont expliqué qu’il y avait à la fois, un profil de victimes types, "des élèves un peu timides, pas très sûrs d’eux, mais en même temps, relativise-t-elle, ça arrive à des filles super belles, pas grosses du tout, à des garçons populaires, à des bons élèves, à des moins bons. A tout le monde."
Rompre le silence
Il y a quelques mois, avec une amie qui a vécu le même calvaire, Emilie a fondé une association, Des mots pour les maux. "Je veux que mon histoire serve à quelque chose, sinon j’aurais souffert pour rien. Je veux faire bouger les choses."
"Toutes les semaines, dans les journaux, à la télé ou sur les réseaux sociaux, je lis des témoignages glaçants d'une jeune fille harcelée qui s'est suicidée en Alsace, d'une mère qui pleure son fils qui s'est pendu parce qu'il ne supportait plus les méchancetés des autres collégiens, c'est terrible."
"Nous avons 20 ans, dit-elle, nous sommes encore proches des jeunes qui sont en souffrance quelque part dans un collège ou un lycée. Je me dis que ce sera peut-être plus facile pour eux de se confier à nous, qui avons vécu le harcèlement plutôt qu’à des adultes."
Emilie et Maëlle souhaitent intervenir dans les établissements scolaires pour faire de la prévention, organiser des groupes de parole." Il faut que celui qui vit ce cauchemar là aujourd’hui sache qu’il n’est pas seul, qu’il va pouvoir s’en sortir et qu’il faut qu’il parle. C’est le seul moyen pour que le harcèlement s’arrête. C’est pour cela qu’on a donné ce nom à l’association. Le harcèlement se nourrit de la peur et du silence. On veut casser ça et voir les chiffres du harcèlement baisser parce qu’il n’est pas possible de se sentir en danger quand on va à l’école !"
Aujourd’hui, Emilie a plein de projets, elle rêve de devenir infirmière. D’aider les autres. Sur son mur, la jeune fille a accroché un vers d’Apollinaire, "Il est grand temps de rallumer les étoiles."
associationdesmotspourdesmaux@gmail.com
Des mots pour des maux 07 68 05 94 40