Au sein de l'association Solidarité Paysans Bretagne, qui vient en aide aux agriculteurs en difficultés, on sait qu'il faut peu de choses pour basculer d'une situation de fragilité à la détresse. La colère du monde agricole traduit le désarroi d'une profession "qui est en surcharge de travail pour, au final, n'avoir pas de revenus et une santé qui se dégrade".
Lorsque, en 1976, il s'est installé en tant qu'éleveur à Vitré, en Ille-et-Vilaine, Paul Renault raconte qu'à l'époque, il y avait 60 exploitations sur la commune. "Je suis parti à la retraite en 2013, il n'en restait plus que 12" dit-il.
Cet ancien éleveur de volailles préside, aujourd'hui, l'antenne bretonne de Solidarité Paysans, laquelle rassemble 130 bénévoles et dix salariés à l'échelle régionale. Son rôle : venir en aide aux agriculteurs confrontés à de graves difficultés, qu'elles soient économiques, sociales ou personnelles. "Bien souvent, quand ils arrivent jusqu'à nous, c'est qu'ils ont tenté de résister tout seul et pendant longtemps afin de trouver des solutions pour ne pas sombrer, constate Elisabeth Chambry, directrice de l'association. Et là, on se retrouve face à des gens pris dans un engrenage dont ils ne savent plus comment sortir".
Redressements judiciaires, liquidations
Solidarité Paysans Bretagne a ainsi apporté son aide à 382 agriculteurs en 2022 parmi lesquels une grande majorité de producteurs laitiers. Elle égrène d'autres chiffres, pour cette seule année, qui montrent "la réalité des choses" : l'accompagnement de 40 exploitations mises en redressement judiciaire, 50 liquidées et 30 qui ont bénéficié de règlements à l'amiable.
La colère agricole, qui monte à travers les campagnes depuis quelques semaines et s'invite sous les fenêtres du préfet de Région, ce 25 janvier à Rennes, traduit "le ras-le-bol" paysan, un sentiment de "désespérance" et de "trop-plein". Sur les tracteurs des manifestants, les phrases tracées à la peinture en disent long sur le malaise chronique d'une profession qui subit les crises à répétition, la laissant de plus en plus sur le carreau : "Agriculture : enfant on en rêve, grand, on en crève" ou encore "Notre fin sera votre faim".
Cet éleveur de 150 vaches laitières à Bains-sur-Oust constate, depuis son installation il y a 12 ans, "des contraintes de plus en plus fortes. On n'a jamais de visibilité sur les prix du lait, note-t-il. On connaît le prix du lait trois mois à l'avance, au mieux. C'est compliqué de se projeter sur l'avenir pour les investissements et de savoir ce que va devenir la ferme". En 2022, près de 600 élevages laitiers ont disparu en Bretagne.
"Pression permanente"
Le prix à la baisse imposé par le leader de l'industrie laitière Lactalis aux producteurs pour le mois de janvier 2024 ne fait qu'exacerber cette colère : 405 euros les mille litres. "Ces 405 euros, c'est le prix le plus bas pour Lactalis. Ils peuvent payer le même prix que leurs concurrents sur le terrain. Le géant a les moyens de payer" martèle Gilbert Le Goff, vice-président de la section lait à la FDSEA du Finistère.
"Cette question de la rémunération est centrale, souligne Paul Renault. Les producteurs laitiers sont soumis à une pression permanente. Plus globalement, on assiste à une course aux volumes. Quand on dit aux agriculteurs de produire plus pour gagner plus, c'est faux. Les primes PAC (politique agricole commune) sont liées à la terre. Plus il y a de terres, plus il y a des primes. Il y a donc une élimination des paysans qui se fait naturellement".
"Produis et tais-toi"
Dans les rangs de Solidarité Paysans Bretagne, on sait qu'il faut peu de choses pour basculer d'une situation de fragilité à la spirale des difficultés : une chute brutale des prix, un problème de santé, un divorce... "18 % des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté, rappelle Elisabeth Chambry. On suit des agriculteurs qui sont au RSA. S'ajoute la problématique de la surcharge de travail, les cas de burn-out sont en augmentation. Ils travaillent pour, au final, ne pas avoir de revenus et une santé qui se dégrade".
On entend ce discours qu'il faut sauver l'agro-industrie, sauver les marchés, mais pas les paysans
Paul RenaultPrésident de Solidarité Paysans Bretagne
La directrice de Solidarité Paysans observe que "de plus en plus de jeunes installés depuis moins de 5 ans" font appel à l'association. "Quand on s'installe, on est plein de projets, souligne-t-elle. Mais on se rend vite compte que l'on n'a plus de pouvoir de décision".
"On va dans le mur" lâche Paul Renault. Le président de l'antenne bretonne de Solidarité Paysans déplore que l'agriculteur "soit devenu quelqu'un qui fournit de la matière première. On est à la limite du système. Le "produis et tais-toi" est hors-sol. Chez certains leaders syndicaux, on entend ce discours qu'il faut sauver l'agro-industrie, sauver les marchés, mais pas les paysans. La spéculation en Bourse sur les produits alimentaires, ce sont les agriculteurs qui en paient les conséquences".
"Des gens qui n'ont plus les moyens de payer"
Selon Solidarité Paysans, ce ne sont pas forcément que les plus petits ni les plus âgés qui font face à des difficultés. Les profils sont très hétérogènes. Toutefois, les disparités de revenus restent, elles, une réalité. Il y a ceux qui vivent bien de leur métier. Et les autres qui se font avaler par le système productiviste. "Le productivisme, c'est l'histoire d'une promesse non tenue. Promesse d'un travail moins pénible, ce qui est partiellement vrai, promesse de travailler moins grâce à la mécanisation, là encore ce n'est pas juste car on travaille toujours autant voire plus" ainsi que l'explique Nicolas Legendre, auteur de Silence dans les champs, un livre enquête récompensé par le prix Albert-Londres en 2023.
La souveraineté alimentaire ne peut exister qu'avec des paysans qui vivent dignement
Elisabeth ChambryDirectrice de Solidarité Paysans Bretagne
La Bretagne ne compte plus aujourd'hui que 55.000 agriculteurs. "Il faut que l'on arrive à trouver un autre modèle agricole qui rémunère correctement les paysans" relève Paul Renault. "La souveraineté alimentaire ne peut exister qu'avec des paysans qui vivent dignement, ajoute Elisabeth Chambry. C'est un grand paradoxe de vouloir cela sans y mettre le prix. Nous, à l'association, nous sommes confrontés à du désespoir, à des gens qui n'ont plus les moyens de payer le vétérinaire pour leurs animaux, qui croulent sous l'administratif, ne s'occupent plus de leur comptabilité, ne déclarent plus de revenus auprès de la MSA et subissent une taxation d'office, relate-t-elle. Ils s'isolent. À ceux-là, nous disons que plus ils attendent pour se faire aider, plus le champ des solutions se restreint".
Solidarité Paysans, qui a vu le jour en 1992 sous l'impulsion d'agriculteurs, écoute et accompagne dans 64 départements français.