A quelques semaines d’intervalle, le 7 avril et le 3 juillet 2023, un homme de 81 ans a causé deux accidents sur le même boulevard de Saint-Malo. Deux personnes y ont perdu la vie. La famille de la seconde victime ne comprend pas que ce conducteur ait pu reprendre le volant après un premier drame. Elle a porté plainte.
"Si on lui avait pris son permis après le premier accident, mon père serait encore en vie". Séverine Guittet ressasse cette certitude en boucle. "Mon père avait 83 ans, mais il était en pleine forme, il ne souffrait d’aucune pathologie, c’était quelqu’un de solaire."
Le 3 juillet, c’était le premier jour des vacances de sa petite fille. Ils avaient décidé de partir tous les deux en ballade. Ils sont engagés sur un passage piéton du boulevard Chateaubriand, au pied de leur immeuble, quand une voiture est arrivée.
"Ils l’ont vue, ils étaient persuadés qu’elle allait s’arrêter, elle avait le temps de s’arrêter, mais elle a fauché mon père puis ma fille de 13 ans. La voiture ne s'est pas arrêtée."
Deux accidents en moins de trois mois
Marcel Haraux et sa petite fille sont hospitalisés. Il souffre d’une fracture du col du fémur, l’adolescente a plusieurs côtes cassées. Marcel Haraux s’éteint quelques jours plus tard.
Au commissariat de Police, sa fille apprend que le conducteur du véhicule qui a fauché son père et sa fille est suspecté d’avoir causé un autre accident mortel, le 7 avril. À quelques centaines de mètres, sur le même boulevard.
"J’étais sidérée confie Séverine Guittet, sidérée. Au départ, j’avais dit à mon père, c’est un papi, comme toi. Et puis, quand j’ai appris qu’il avait déjà causé la mort d’un vieux monsieur… " Sa voix se noue. "Je suis triste, mais aussi révoltée, en colère."
"Les policiers m’ont dit que, cette fois, son permis de conduire avait été suspendu. Cette fois, insiste-t-elle. Mais c’était un peu trop tard."
Cela aurait pu éviter tout ça, deux familles endeuillées, tout ce qui est cassé, toute cette brutalité.
Séverine Guittetfille d'un piéton renversé mortellement
"Je ne comprends pas qu’au vu de l’âge de cette personne et après ce premier mort, il ait pu continuer à conduire, s’étonne Séverine Guittet. Cela aurait pu éviter tout ça, deux familles endeuillées, tout ce qui est cassé, toute cette brutalité. "
Dès qu’elle se déplace dans l’appartement, Séverine Guittet se retrouve face aux lieux de l’accident. Elle a décidé de porter plainte pour comprendre pourquoi le drame a pu se reproduire.
Un deuxième mort
"Il a fallu attendre qu’il y ait un deuxième mort pour que la justice réagisse enfin", enchaine son avocate, Sarah Vogelhut. "Certes, explique-t-elle, la rétention du permis de conduire n’était pas obligatoire, mais moi, si je vois une personne âgée qui tue sur la route, je lui enlève son permis et j’attends de voir s’il a toutes ses facultés pour reprendre la route, c’est une précaution qui aurait dû être prise et qui ne l’a pas été."
"Mon client a parcouru des millions de kilomètres au cours de sa carrière et avant ce printemps, il n’a jamais eu le moindre accident ", répond Cyril Baron, l’avocat du conducteur.
"En avril, après la première collision, on a considéré que c’était un homme qui se portait bien et qu’il n’y avait pas lieu de suspendre son permis de conduire. Il a sans doute estimé, en son for intérieur, qu’il était encore apte à prendre le volant et, à partir du moment où la décision de suspendre son permis n’a pas été prise, il a pu se dire qu’il l’était effectivement" ajoute l'avocat.
Après le second accident, le conducteur a été mis en examen pour homicide et blessures involontaires. Son permis de conduire a été suspendu.
Un permis de conduire sans limite d’âge
Le drame soulève une nouvelle fois la question de la conduite des seniors. D’autant qu’ils sont de plus en plus nombreux, dans la vie et donc sur les routes. En France, selon l’INED, (Institut d'études démographiques) "les personnes âgées de 75 ans ou plus augmenteront de 31 % en 10 ans entre 2020 et 2030, et de 57 % en 20 ans, entre 2020-2040. "
"Or, fait remarquer l’Observatoire national interministériel de la sécurité routière, la conduite automobile est une activité de la vie quotidienne complexe qui nécessite une bonne perception de l’environnement, des capacités motrices et des capacités cognitives faisant appel à la perception, l’orientation temporo-spatiale, la mémoire, l’attention, la vitesse de traitement de l’information et la prise de décision."
Avec l’âge, arrivent parfois des problèmes de vue, l’acuité du champ visuel diminue, la vue baisse ainsi que l’audition et les réflexes, il devient plus difficile de discerner les sons et d’identifier leurs provenances. Ainsi, résume l’Observatoire, "un ralentissement de la vitesse de traitement de l’information apparaît, accompagné de perturbations des processus attentionnels. L'altération des capacités cognitives et physiques avec l'âge entraîne logiquement une diminution de l'attention, de la vigilance et de la perception des risques."
Les ainés, souvent conscients de ces risques, se servent moins de leurs voitures, roulent très peu la nuit, évitent les situations dans lesquelles ils ne se sentent pas à l’aise. L’Observatoire constate donc que "les plus de 85 ans ne sont pas plus dangereux au volant que les conducteurs de 25 à 34 ans et le sont bien moins que ceux de 18 à 24 ans."
En France, aucun examen n’est exigé pour les conducteurs seniors (cela existe au Danemark ou au Québec, où le code de sécurité routière prévoit un examen à 75 puis à 80 ans, puis tous les deux ans). Mais, notent les spécialistes, "les capacités de conduite ne dépendent pas de l’âge, mais de l’état de santé de chaque individu qui est évidemment très variable".
Des stages de remise à niveau existent pour rajeunir son permis. Ils sont proposés par les auto-écoles, certaines assurances ou par les gendarmeries. C’est l’occasion, en quelques heures, de réviser son code de la route, de discuter des effets indésirables de certains médicaments sur la conduite et éventuellement de se débarrasser de vilaines habitudes prises au fil des ans.
Rendre ses clés
Il est difficile de savoir quand s’arrêter de conduire, la voiture reste le symbole d’une certaine autonomie, et il est souvent difficile pour les proches d’aborder la question.
"Si vous estimez que votre parent est dangereux pour lui et pour les autres, décrit la Sécurité routière, vous pouvez le signaler au préfet de son département. Le préfet pourra alors demander qu’il soit examiné par un médecin agréé et décider ensuite de laisser le permis en l’état, de délivrer un permis de conduire limité, (dans le temps ou avec des mentions additionnelles) ou bien de retirer le permis de conduire."
Séverine Guittet entend se battre pour faire bouger les choses. "Parce que c’est une mort injuste et que cela aurait pu être évité, commence-t-elle. Et puis pour mes enfants, je ne veux pas leur dire que leur grand-père, qu’ils adoraient, est mort et qu’il ne se passera rien, que rien ne sera fait pour que cela ne recommence pas."