A Bourges, loin des "Pégases", le jeu vidéo en quête de ses lettres de noblesse

Jusqu'à dimanche, la médiathèque de Bourges rend accessibles au public plusieurs jeux vidéo indépendants et artisanaux. L'idée : prouver que le premier divertissement des Français peut aussi être un art et une ouverture à la culture.

"Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de divin dans l'esprit français." Baudelaire n'a pas connu le jeu vidéo, mais en 1859, il enrageait contre la photographie, technique balbutiante qui aspirait au rang d'art. Né de l'ingéniosité de scientifiques et d'informaticiens de la seconde moitié du 20e siècle, le jeu vidéo, à son tour, se retrouve à batailler pour obtenir une légitimité artistique.
 

Les Pégases, le petit cousin complexé des Césars

Le dernier jalon en date de ce parcours a été posé le 9 mars. A Paris, la première édition des "Pégases" a donné les signes d'une industrie qui se cherche encore, entre son complexe d'infériorité face aux Césars et une auto-célébration de ce qui est devenu la première industrie du divertissement en France.

Pourtant, derrière les paillettes, l'ambition artistique est bien là. A lui seul, le jeu bordelais A Plague Tale : Innocence, malgré un budget relativement limité, a raflé plus de la moitié des prix. Le mystérieux Night Call, qui propose d'incarner un chauffeur de taxi sur la piste d'un tueur en série, le frénétique Dead Cells et l'aventure poétique Un pas fragile ont également été distingués.
 

 

Du théâtre de la Madeleine à la médiathèque de Bourges

Mais le sort du jeu vidéo se décide aussi très loin de la capitale, au coeur du Berry. Depuis le 1er février et jusqu'à ce dimanche 15 mars (l'évènement a été raccourci de deux semaines pour cause de coronavirus), l'exposition "1D games" de la médiathèque de Bourges a honoré des jeux vidéo plutôt atypiques. La salle, qui pourrait occuper un coin de la scène du théâtre parisien de la Madeleine où ont été décernés les Pégases, accueille une vaste table où ont été installées consoles et PC. Les murs sont ornés de panneaux violets détaillant des aspects de l'histoire de l'art vidéoludique et un grand écran diffuse des vidéos de gameplay.

Rangez Fortnite, Call of Duty et Fifa, oubliez l'ambiance survoltée des compétitions esport. Ici, les jeux en accès libre se nomment GrisLie in my Heart, Hyper Light Drifter ou encore Baba is You. Et leurs créateurs, des studios qui emploient souvent moins de dix personnes, ont quasiment le statut d'auteur. Ce jeu vidéo indépendant, artisanal, souvent expérimental, régulièrement radical, est de mieux en mieux valorisé en France.
 
 

Je vis des hauts et des bas

Faut-il alors faire entrer le jeu vidéo au panthéon des arts nobles ? Difficile d'en douter après avoir parlé à Marine Macq. Depuis 2016, cette chercheuse et directrice d'exposition anime la galerie virtuelle Pixel Life Stories, qui recense des graphismes et dessins préparatoires de l'industrie, appelés concept arts. Le 8 février dernier, elle donnait également une conférence sur l'art du jeu vidéo à l'occasion de l'exposition berruyère. On prête, explique-t-elle, une grande créativité à la scène indépendante du développement de jeu vidéo, que l'on oppose aux superproductions destinées au public le plus large possible et surnommées "AAA" (prononcez "triple A").

Les jeux AAA misent souvent sur les mêmes styles de gameplay, avec un héros surpuissant qui va affronter toute une armée d'ennemis. Il y a des motifs narratifs, visuels, esthétiques, qui reviennent tout le temps et cette répétitivité tend à nuire à la création, parce que c’est la logique du marché qui a pris l’ascendant.
Marine Macq

A l'inverse, les jeux vidéo indépendants peuvent se permettre un parti pris plus radical : "Étant données les capacités techniques qu’on a en matière de production aujourd’hui, l’écran de jeu est devenu une extension de la toile peinte." Dans une démarche plus artistique que commerciale, l'équipe ou le développeur indépendant peut oser, expérimenter, choquer par des styles qui rompent avec les standards taillés pour plaire au marché. "Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de créativité dans les AAA ! Ce serait trop facile : ce sont les mêmes artistes ! Ce qui joue beaucoup en réalité c’est le schéma de production."

   

Pour quelques simflouzes de plus

En effet, la plupart de ces artistes du pixel souffrent de travailler dans une industrie extrêmement exigeante, aux pratiques souvent discutables. "On arrive à un stade où les gens ne se reconnaissent plus dans ce système capitaliste de produire pour faire de l’argent, où la rentabilité se fait au prix du bien-être, de beaucoup de valeurs dans lesquelles les créatifs ne se reconnaissent plus. Ils ont fait ça 10 15 ans de grosses productions et ils sont lessivés !"

C'est le cas d'Emeric Thoa, directeur créatif et cofondateur du studio montpelliérain The Game Bakers, qui a produit le jeu de combat survolté Furi et prépare pour 2020 la sortie d'un jeu fondé sur l'amour et la coopération, Haven. Et pour en arriver là, il a emptunté le même chemin que beaucoup de ses pairs. Après cinq ans d'études et plusieurs stages, il intègre une équipe du géant français Ubisoft. "Au bout de sept ans à travailler sur des jeux de guerre ultra-réaliste, j'en pouvais plus !"
 

Dans Furi, le réalisme cède la place aux aplats de couleur saturées, réhaussées de lignes fluorescentes au néon, le tout guidé par une forte inspiration manga et une musique electro signée notamment par Carpenter Brut et Toxic Avenger. "Je tenais à ce qu'il y ait du pigment, à faire voyager", confie Emeric Thoa. "Quand on est indépendant, on va mettre de notre personnalité dans nos jeux, on est à la limite entre de l'art et de l'artisanat."
 

Une oeuvre qui enfante des oeuvres

De fait, pour lui, il n'y a "aucune différence" essentielle entre la légitimité "du film, du livre, de la peinture, du jeu vidéo, de la bande dessinée". "Dans tout cela il y a des trucs pourris, avec un objectif commercial, et évidemment des projets plus artistiques, des oeuvres." Parmi les jeux vidéo récents, il distingue notamment Journey, Gris et Sayonara Wildhearts.
 

Mais il retient aussi le célèbrissime Minecraft : "C'est probablement la plus grande oeuvre d'art de ces 200 dernières années, puisqu'en libérant la créativité des joueurs c'est une oeuvre qui elle-même permet de produire des oeuvres !" De façon tout aussi frappante, les jeux sont de plus en plus nombreux à intégrer un "mode photo", permettant au joueur de créer à son tour dans l'univers du jeu.
 

 

Au coeur de la création

Au-delà des arts visuels, de la musique, par lesquels on a longtemps cherché à légitimer le jeu vidéo "de l'extérieur", comme s'il s'agissait d'une excroissance du cinéma, ce dernier possède sa propre "singularité" d'après Marine Macq. "Bien sûr que le game design, le fait de créer des architectures et des mécaniques de jeu, c'est un art. C'est le coeur névralgique du jeu vidéo. C'est par les mécaniques qu'on crée l'expérience, qu'on pose les bases de la narration, qu'on installe un régime de valeurs. Exploiter l'image, le son, le dispositif sur lequel repose l'image pour produire une grammaire, une interaction, c'est propre au jeu vidéo."

 

De la même manière où, en peinture, on parle de style, d’une certaine manière le game design s’est fait stylistique du jeu vidéo. Si tu crées des mécaniques qui font un rythme très saccadé ou si tu favorises la contemplation, tu crées un style. Le game design peut s’étudier sous cet angle-là et ce serait très intéressant de voir une exposition là-dessus de manière à comprendre comment ces mécaniques créent un rythme, une expérience.
Marine Macq

 

"C'est important de passer par les régions"

Même son de cloche pour Jean-Baptiste Woloch, le commissaire d'exposition de "1D games" à Bourges. "Pour moi, il était impensable de parler de jeu vidéo autrement que comme une forme d'art", explique-t-il. "Je viens du monde des musées, je suis fan d'art classique, d'art contemporain, de jeu vidéo : pour moi ça fait partie de la culture." Une culture qui mérite d'être aussi accessible aux confins du Berry qu'elle l'est dans un arrondissement parisien.

"En matière de proposition culturelle c’est intéressant.", rebondit Marine Macq.  "Je suis originaire de Bretagne et en tant que passionnée pendant longtemps j’avais du mal à me retrouver dans les événements proposés. Quand tu organises des événements à Paris, tu prêches un peu des convaincus. Pour participer à la légitimation du jeu vidéo c'est important de passer aussi par les régions, de travailler sur une échelle réduite. Je ne me verrai pas, à titre professionnel, faire des activités seulement à Paris."

 
 

Bourges, vers de nouvelles vocations dans le jeu vidéo ?

Et ce travail porte ses fruits. Le jour même de notre entretien avec Marine Macq, la chercheuse organisait un atelier avec de jeunes Berruyers âgés de 8 à 12 ans. Loin des notions très abstraites de l'informatique, les enfants étaient invités à mettre au point leurs propres concept art à l'aide de pâte à modeler. "L'ordinateur c'est intimidant comme outil, et j'étais contente de leur faire plutôt associer 'jeu vidéo' et 'activité artistique manuelle !"
 

"J'aurais bien aimé avoir ce genre d'atelier" à leur âge, ajoute la chercheuse. "Pourtant je viens d'une famille vraiment geek, il y a des jeux vidéo partout ! Mais j'aurais aimé voir des expos sur les jeux vidéo, découvrir des jeux en médiathèque, c'est quelque chose qui n'existait pas. Venir ici c'est le plaisir de partager, de proposer ce que nous n'avions pas, et de rendre ça accessible à tout le monde"

La conférence aussi est parvenue à attirer des passionnés, notamment des jeunes de 18 à 25 ans extrêmement curieux de la dimension artistique du jeu vidéo et de ses métiers. De là à dire que des vocations seraient nées ce jour-là, au coeur de l'hiver berrichon, il n'y a qu'un pas. En tout cas, avec le succès de l'expo 1D Games, Jean-Baptiste Woloch ne cache pas son envie de pérenniser l'expérience et, pourquoi pas, d'imaginer "chaque année un festival autour du jeu vidéo à la médiathèque".
 
 
 
Quand le jeu vidéo s'expose
A rebours du concept art et des tableaux d'une exposition classique, la médiathèque de Bourges a fait le pari d'exposer une petite douzaine de jeux indépendants, quasiment artisanaux, tout au long des mois de février et mars. Parmi ces derniers, on retrouve le Gris du barcelonais Nomada Studio, Dead Cells des Bordelais de Motion Twin ou encore l'autobiographie intimiste Lie in my Heart, publiée fin 2019 par le chercheur lorrain Sébastien Genvo.

Car à contre-courant de l'hyper-réalisme hollywoodien, le jeu vidéo en 2020 c'est aussi cela : des passionnés qui, seuls ou par grappes, développent dans leur coin des petites oeuvres qui sentent bon le fait main. De l'atmosphère angoissante de Binding of Isaac à la dentelle de pixels d'Hyper Light Drifter, les jeux exposés sont tous jouables, au moins sur quelques niveaux, et chacun ajoute son petit grain de sel, sans concession.

"Le jeu vidéo indépendant a fait de bonnes choses en osant faire ces propositions radicales", éclaire Jean-Baptiste Woloch, commissaire de l'exposition. "Les créateurs de Furi expliquaient qu'au lieu d'être bons en tout, il leur fallait être les meilleurs dans un seul domaine. C'est dans ce sens-là qu'on se rapproche de la notion d'avant-garde en histoire de l'art." Une avant-garde qui n'a pas attendu le 21e siècle, puisqu'en 1991 déjà, Éric Chahi proposait avec Another World une véritable petite révolution dans la manière de raconter des histoires par le jeu.

Paradoxe de cette avant-garde : elle est à la fois souvent hyper-locale, avec de petits studios implantés à Paris, Madrid ou Prague, et foncièrement globale grâce à l'ubiquité des réseaux sociax. Les développeurs de Dead Cells ont ainsi pu sortir d'une dangereuse ornière financière grâce au succès mondial de leur création. Avec la simplification des outils de développement, la frontière entre développeur et artiste n'a jamais été aussi poreuse, pour le plus grand plaisir des passionnés.

L'exposition 1D Games est accessible gratuitement à la médiathèque de Bourges jusqu'au 15 mars.
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