La croissance de l'industrie du jeu vidéo a eu des retombées disparates selon les régions. Le Centre-Val de Loire, le Grand Est ou la Normandie représentent chacune moins d'1% des entreprises du secteur. Cette fuite des talents s'explique en partie par des raisons financières, mais pas seulement
Après des mois de préparation, le plus dur est sur le point de commencer pour les Orléanais de Guild Studio. Ce 3 avril, les trois créateurs ont mis en ligne la page Kickstarter de leur premier jeu, Shadow of the Guild, dont la campagne de financement participatif avec un objectif de 30 000 euros va débuter le 12 avril prochain.
Une étape nécessaire car le trio, basé à Fleury-les-Aubrais dans l'agglomération orléanaise, ne peut pas encore compter sur les largesses d'un gros éditeur du secteur. Et du côté des aides publiques ? Si certaines régions ont créé des fonds d'aide dédiés au jeu vidéo, ce n'est pas le cas du Centre-Val de Loire : il existe bien des aides pour les entrepreneurs, comme le prêt à taux zéro de 1500 à 15 000 euros d'Initiative Loiret pour la création d'entreprise, mais aucune subvention spécifique pour la création vidéoludique.
Une implantation très disparate
A l'heure actuelle, selon le baromètre 2020 du Syndicat national du jeu vidéo (SNJV), la principale organisation des entreprises du secteur, le Centre-Val de Loire ne regroupe que 0,7% des entreprises liées au jeu vidéo. En revanche, la région parisienne voisine se taille la part du lion avec 41% des entreprises, suivie par les régions Auvergne-Rhône-Alpes (11,6%), Occitanie (11,1%) et Nouvelle Aquitaine (10,6%). Un partage tout aussi disparate que les aides régionales distribuées aux créateurs de jeux : l'Île de France peut allouer jusqu'à 200 000 euros sur trois ans à une entreprise, en Nouvelle Aquitaine l'aide à la production de jeu vidéo est plafonnée à 150 000 euros, et en Occitanie le montant maximal est de 50 000 euros.
Pourtant, le Centre-Val de Loire ne cesse de réaffirmer son soutien à l'économie numérique, "véritable levier de croissance" selon la première étude régionale consacrée au secteur en mai 2020. Mais sous ce vocable, on entend bien plus volontiers la numérisation des entreprises et le développement des télécommunications. Le jeu vidéo, dont le marché français a bondi de 11,3% en 2020 pour atteindre 5,3 milliards d'euros, est quant à lui quasiment absent des plaquettes, communiqués et autres plans d'aides. "Il faut admettre que ce n'est pas un territoire très fertile pour le jeu vidéo jusqu'à maintenant", admet du bout des lèvres Robin Buisson, scénariste de Shadow of the Guild et créateur de l'univers littéraire qui sert de décor au jeu. Mais pour la petite équipe de Guild Studio, pas question pour autant de quitter la région, en tout cas pas pour l'instant : "notre travail peut être une occasion d'être moteur, de créer un élan autour du jeu vidéo" dans la région, avance-t-il.
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"Le jeu vidéo ? Mais c'est pas de la culture !"
De fait, pour Julien Villedieu, délégué général du SNJV, l'implantation géographique d'une entreprise peut être guidée, en partie, par les dispositifs de soutien individuels. Mais ce qui joue aussi énormément, c'est la présence d'un "écosystème dynamique" alliant entreprises déjà implantées dans le monde de l'informatique, mais aussi de l'art et du design, des infrastructures, et bien sûr des écoles à même de former les "talents", le nerf de la guerre pour ces sociétés. Bien sûr, l'émergence de tels écosystèmes dans de grandes villes, voire des villes moyennes, où le loyer est moins cher qu'à Paris, est aussi un facteur d'attraction.
"Il y a des territoires qui ont une histoire avec le jeu vidéo", note Julien Villedieu. "Par exemple pour l'Auvergne-Rhône-Alpes, Lyon a accueilli un pionnier du jeu vidéo avec Infogrames, qui était le 3e éditeur mondial dans les années 90, et qui a ensuite essaimé dans la région." De la même manière, à Bordeaux, la faillite de Kalisto Entertainment en 2002 a été à l'origine de la fondation par 12 anciens salariés d'Asobo Studio, à qui l'on doit A Plague Tale : Innocence (2019) et Microsoft Flight Simulator (2020).
Mais si les jeunes talentueux recherchés par les studios sont une denrée rare, il arrive aussi qu'ils quittent leur lieu d'origine faute d'opportunités. C'est le cas d'Héline Mardelle. Depuis 2018, cette Tourangelle travaille en tant que développeuse et artiste 3D sur Country Home, un jeu d'aventure et de gestion qui lui a été inspiré par sa campagne lochoise. Mais, pour poursuivre sa carrière, elle a dû se résoudre à déménager à Angoulême. Il y a, raconte-t-elle, deux raisons à ce départ. D'abord, une dimension financière. Outre l'absence de subvention régionale spécifique, impossible d'obtenir, par exemple, une aide à la création culturelle auprès d'autres collectivités comme le département : "on est assez mal reçu selon les endroits, on nous dit 'mais qu'est-ce que c'est que ça ? du jeu vidéo ? mais ce n'est pas de la culture !'." L'autre raison, c'est le dynamisme culturel d'Angoulême, qui accueille "des écoles de jeu vidéo, de 3D, d'autres professionnels avec qui je peux entrer en contact par le réseau, des associations...", bref tout un écosystème désespérément absent de sa Touraine natale.
A short mood trailer for Country Home, a life simulation game currently in development. ?Explore the french country side and take part of this cosy little world ! #unrealengine #indiegame #gameart #gamedev #indiedev #u4 pic.twitter.com/Rpft3y0ri1
— Heline (@HermineRenarde) March 15, 2019
L'enjeu : créer un terreau fertile
De fait, entre les disciplines de la technologie, du divertissement et de l'art, le jeu vidéo peine encore à trouver sa place malgré les années. Et celles et ceux qui désirent en vivre peinent parfois à être pris en sérieux si leur talent n'éclôt pas sur un sol bienveillant. Mais lorsque cela se produit, on se retrouve, par exemple, avec Dordogne. Dordogne, c'est le jeu aux allures d'aquarelle impressionniste développé depuis un an et demi par le studio bordelais Un Je Ne Sais Quoi et son fondateur, Cédric Babouche. Installé dans ce qui est devenu la 2e ville du jeu vidéo en France devant Montpellier, Cédric Babouche explique avoir reçu un "gros soutien" sous la forme d'aides régionales, mais aussi du crédit d'impôt du CNC, qui lui a permis de boucler environ un tiers d'un budget total estimé à 650 000 euros sur trois ans.
"En France", explique-t-il, "il n'y a que très peu de publisher privés prêt à mettre de l'argent dans un projet indépendant". C'est donc tout naturellement que, déjà fort d'une carrière dans la production audiovisuelle, il a sollicité des subventions. "C'est un peu dans la culture française, on ne sait pas spontanément comment chercher, démarcher des investisseurs privés, c'est quelque chose qu'on n'enseigne pas à l'école", remarque l'entrepreneur, ce qui peut faire toute la différence dans un secteur aussi internationalisé et souvent frileux que l'industrie vidéoludique. A ce titre, une volonté politique locale de soutenir la filière est "totalement indispensable" à son développement, estime-t-il. Signe encourageant, au début du mois de mars 2021 Un Je Ne Sais Quoi a d'ailleurs été acquis par la société de production Umanimation, qui produit aussi l'adaptation en spectacle de réalité virtuelle de la BD de science-fiction Shangri-La et la web-série Globozone.
Cette volonté politique d'implanter le jeu vidéo sur un territoire s'illustre aussi dans le domaine de la formation. Angoulême, où déménage Héline Mardelle, accueille notamment l'établissement public Cnam-Enjmin, l'une des écoles de jeu vidéo les plus cotées du secteur (qui a notamment formé trois des quatre créateurs de Bokbok in Boulzac et le directeur créatif de The Game Bakers). Le dynamisme culturel de la ville a aussi fait émerger des associations et des sociétés de production audiovisuelle.
Alors, le Centre-Val de Loire va-t-il rester privé de grands studios de jeu vidéo ? Pas si sûr. Du point de vue des décideurs politiques, le jeu vidéo se heurte encore parfois à "un problème de respectabilité", admet Julien Villedieu, "mais ce problème est contrecarré par l'engouement au sein de la population" puisqu'un Français sur deux joue régulièrement sur sa console, son PC ou son smartphone. "Petit à petit, le jeu vidéo a gagné et continue de gagner en respectabilité comme avant lui le roman ou même le cinéma." Dans le domaine de l'esport, la compétition vidéoludique professionnelle, la région Centre-Val de Loire a montré sa capacité à s'impliquer sans se trahir, comme à l'occasion du Fortnite Centre-Val de Loire Tour animé par les joueurs de Solary et le youtubeur tourangeau Nota Bene. Mais en plus de faire émerger des créateurs, et de leur donner de l'inspiration avec des paysages uniques et les plus beaux châteaux du monde, il va falloir apprendre à les garder.
Il est souvent difficile d'estimer le coût de développement d'un jeu vidéo, d'autant plus que les éditeurs et les studios ne sont pas toujours très diserts à ce sujet. Pour la plupart des jeux à gros budget (dits "AAA"), le mode de production repose sur un éditeur (ou "publisher"), c'est à dire une entreprises qui assure le financement, la publication, la communication et la commercialisation de l'oeuvre, et sur une équipe de développement interne ou un studio indépendant, qui s'occupe de réaliser le jeu à proprement parler. Un studio peut également produire un jeu sans le soutien d'un éditeur : on parle alors de "jeu vidéo indépendant". Le coût de production des jeux AAA peut grimper jusqu'aux centaines de millions. A titre d'exemple, Red Dead Redemption 2 (2018) a coûté entre 170 et 200 millions d'euros de développement, auxquels il faut ajouter entre 200 et 300 millions de marketing, un record. Du côté des indépendants, les coûts de production varient énormément et sont corrélés à la taille de l'équipe, à la durée de développement et aux technologies employées. Baba is you (2019) a par exemple été créé entre 2017 et 2019 par un seul développeur, le Finlandais Arvi Teikari, à partir d'un prototype créé en 24 heures lors d'un festival. A l'extrême inverse, le jeu vidéo Noob inspiré de la web-série française du même nom a récolté 1,2 millions d'euros lors d'un financement participatif en 2017, et se trouve toujours en production. Dordogne, le jeu d'Un Je Ne Sais Quoi, possède un budget d'environ 650 000 euros. Plus modeste, la production de Guild Studio vise environ 30 000 euros pour sa campagne Kickstarter. |