Les victimes d'inceste font souvent face à l'incompréhension des adultes. Alors qu'en France, un enfant est agressé sexuellement toutes les trois minutes, les moyens légaux, financiers, et intellectuels de protéger ceux qui dénoncent des faits incestueux sont-ils suffisants ?
L'enfer est pavé de bonnes intentions, celui des enfants victimes d'incestes, lorsqu'ils parlent, aussi : "les adultes les plus gentils sont les plus dangereux" affirme Emmanuelle Piet, médecin de protection maternelle et infantile et engagée dans la lutte contre les violences sexuelles. "Parce qu'on ne peut pas croire que de telles choses arrivent."
Présomption de mensonge
Face aux dénonciations d'incestes, l'adulte préfère ainsi souvent pencher vers la théorie du mensonge, plutôt que d'imaginer le pire, estime la médecin. "C'est quelque chose qui provoque le dégoût, on n'a pas du tout envie de s'y confronter" remarque de son côté Héloïse Humeau, psychologue clinicienne au Centre régional de psychotraumatologie du Centre val de Loire.
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Comment protéger, lorsque l'on ne veut pas voir ? En France, un enfant est agressé sexuellement toutes les trois minutes. La statistique inclut les incestes, mais pas que. Le mensonge, quant à lui, représenterait tout au plus, 2% des dénonciations. Un chiffre qui varie en fonction des différentes études.
"Les récits sont criants de vérité" se souvient Marie-Pierre Porchy, magistrate à la retraite depuis deux ans. "Ils ne disent pas 'il m'a violé', ils décrivent 'c'est collant, dégoûtant'. Un enfant dont la parole est manipulée, ça se voit".
"Pour soigner, il faut être en sécurité"
"Pour soigner, il faut être en sécurité" assure Inès Bauwens, pédopsychiatre au centre régional de psychotraumatologie du Centre-Val de Loire, basé à Tours. Comprendre : éloigné de son potentiel agresseur. En France, la tendance est plutôt de conserver le lien parent enfant, aussi longtemps que possible.
"C'est quand même moins grave de ne pas voir un parent que d'être violé" souligne Emmanuelle Piet. A ses yeux, un principe de précaution devrait être établi dans l'attente du traitement judiciaire d'une affaire.
🔎Deux ans après le lancement de l'appel à témoignages, nous publions aujourd'hui un dossier d'analyse des 27 000 témoignages que nous avons reçus.
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La CIIVISE a tenu sa promesse : vous n'êtes plus seuls et on vous croit.
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Maintien du lien parent-enfant, à quel prix ?
Ce maintien du lien, même en cas de faits dénoncés, Louise en fait les frais. Dans l'attente d'une décision judiciaire (après appel du père NDLR), la petite fille voit son père toutes les deux semaines en visio, chaperonné par les services sociaux. Une "aberration" aux yeux de son avocate, Pauline Rongier.
"Quand je lui parle de cet appel, elle se fait pipi dessus" raconte Pauline Bourgoin, sa mère. Dans un mélange de joie et de peur, elle assiste à ce rituel avec son père. C'est après le rendez-vous que les choses se corsent. La mère de famille détaille des "pleurs à vomir, des crises de colère contre moi".
On vient d'une société où les parents avaient le droit de vie ou de mort sur leur enfant.
Emmanuelle Piet, médecin et engagée contre les violences sexuelles
Des comportements que voient souvent les professionnels de la psychologie de l'enfant. "Chez les enfants, en fonction de leur age, on peut observer des symptômes cliniques classiques de stress post traumatique (flash backs, cauchemars, peurs..) mais cela peut aussi s'exprimer par des difficultés de régulation des émotions (crises de colères récurrentes), des difficultés dans la relation avec leurs camarades, des difficultés de concentration" détaille Inès Bauwens. La pédopsychiatre rappelle que ce sont aussi des attitudes qui peuvent se retrouver dans la manifestation d'autres traumatismes.
Le droit à l'enfant passe avant le droit de l'enfant.
Céline, présidente de l'association Protéger l'enfant
Dans ce lien coûte que coûte se joue une "injonction paradoxale" explique Héloïse Humeau. "D'un côté, il est dit à l'enfant qu'il va être protégé, de l'autre, il continue de voir son agresseur." Un mécanisme "qui rend fou".
"C'est un domaine où la présomption d'innocence ne vaut rien", soutient de son côté Marie-Pierre Prochy, "confier la garde au père mis en cause, c'est criminel pour l'enfant".
Continuer de légiférer pour protéger
C'est pour cette raison le collectif pour l'enfance souhaite mettre en place une réponse d'urgence. "Nous voudrions calquer ce qui existe pour les femmes victimes de violence, avec une ordonnance de protection qui intervient dans les six jours", explique Pascal Cussigh, avocat et président de l'association CDP Enfance, membre du collectif.
Le système perpétue la loi du silence.
Pascal Cussigh, avocat et président de l'association CDP enfance
La protection de l'enfant serait ainsi "déconnectée de la procédure pénale, à partir du moment où les violences sont estimées vraisemblables" poursuit l'avocat. "On l'a proposé à plusieurs parlementaires, mais ça n'a pour l'instant pas abouti".
Protégeons nos enfants
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Changeons la loi#principedeprotection
Le @CPLEnfance propose un principe de protection immédiate dès le début de l'enquête.
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Une proposition de loi est également en cours d'examen, portée par la députée Isabelle Santiago. Elle propose la suspension de l'exercice de l'autorité parentale et des droits de visite et hébergement "du parent poursuivi par le ministère public, mis en examen par le juge d’instruction ou condamné, même non définitivement".
Entreraient en compte les procédures pour un crime sur l'autre parent, pour agression sexuelle incestueuse ou pour un crime sur l'enfant. Si un juge aux affaires familiales est saisi, la mesure pourra s'arrêter après son jugement. Dans le cas contraire, il faudrait attendre la "décision de non‑lieu du juge d’instruction ou la décision du jugement ou de l’arrêt pénal".
Des améliorations depuis 2021
Marie-Pierre Porchy, ancienne magistrate lyonnaise a longtemps alerté sur le manque de cadre légal qui entourait l'inceste en France. En 2003, elle publie "Les silences de la loi. Une juge face à l'inceste". "Personne ne s'y est intéressé à ce moment-là" explique-t-elle aujourd'hui. C'est lorsque Camille Kouchner publie La Familia grande qui raconte son histoire familiale, que son ouvrage refait surface. Face à la médiatisation qui s'ensuit, l'Etat légifère en 2021 et reconnaît de nouvelles infractions.
Deux ans après avoir pris sa retraite, l'ancienne juge des enfants, mais aussi procureure et juge d'instruction, reconnaît "les choses ont évolué". Elle regrette pourtant que les différentes juridictions, pénales et pour les enfants, ne communiquent pas suffisamment.
Elle propose ainsi une audience transversale qui pourrait réunir l'ensemble des magistrats susceptibles d'intervenir en cas de procédure de faits d'inceste : "Le juge des enfants, celui aux affaires familiales et le juge pénal devraient être réunis avec les parties, chacune accompagnée d'un avocat". Un conseil pour chaque parent, mais aussi, et surtout, pour l'enfant, à travers un administrateur ad hoc. Celui-ci est chargé de porter la voix du mineur en toute indépendance.
Quid des formations ?
Continuer de légiférer pour se donner les moyens de protéger, c'est important aux yeux des différents interlocuteurs interrogés, mais cela ne suffit pas. Tous dénoncent un manque criant de formation des professionnels. Qu'ils soient éducateurs, de la petite enfance, juges, procureurs, ou forces de l'ordre.
Pour que policiers et gendarmes puissent interroger des enfants, il existe un dispositif nommé "Mélanie". L'audition se fait alors dans une salle avec des jouets, et sans uniforme. Céline, présidente de l'association Protéger l'enfant estime qu'elles ne sont encore pas assez répandues. L'environnement doit s'accompagner d'une méthodologie précise. "Il existe encore trop de situations dans lesquelles on pose des questions fermées en boucle, et on finit par avoir la réponse que l'on veut" relate-t-elle.
"Je suis avocat, et nos formations sont zéro. On n'apprend pas le traitement des procédures incestueuses à l'école" souligne de son côté Pascal Cussigh. Marie-Pierre Prochy souhaiterait quant à elle voir se créer une spécialité dans le domaine pour les magistrats. "Notre rôle n'est pas de dire 'je te crois' à un enfant, mais de traiter les dossiers avec raison" poursuit-elle.
Des affaires médiatisées
En Centre-Val de Loire, deux affaires défrayent la chronique. Celles de Sophie Abida, et Pauline Bourgoin. Deux mères qui prennent le rôle de "parent protecteur", et contre qui la machine judiciaire s'est parfois violemment retournée.
Sophie Abida attend une décision de justice qui sera rendue le 29 novembre, pour non-représentation d'enfant. Une ultime tentative, à ses yeux, de protéger ses enfants. C'est contre ce délit que Céline a créé son association Protéger l'enfant. "En cas de d'un faisceau d'indices, il faudrait la reconnaissance d'un état de nécessité pour déclencher un principe de précaution" souligne-t-elle.
Dans ce cas, le parent qui ne présenterait pas son enfant au parent mis en cause ne pourrait pas être poursuivi. "Actuellement on arrive à des peines de prison". Sophie Abida a par exemple été condamnée à dix mois de prison avec sursis pour ce délit.
Parmi les 800 dossiers suivis par son association, Céline le sait "nous avons des mères en fuite. Si elles en arrivent là, c'est qu'elles n'ont pas trouvé de solution ailleurs". Dans certaines affaires, elle note cependant que la jurisprudence pourrait aller dans le bon sens : "Nous avons déjà eu une relaxe pour état de nécessité".
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Encore faut-il qu'un "parent protecteur" existe. Dans beaucoup de récits, les victimes expliquent n'avoir été cru par personne, y compris dans leur famille.
L'inceste touche tous les milieux sans exception
À la rentrée 2023, le gouvernement lance une campagne de sensibilisation contre l'inceste. "Une campagne de la libération de la parole hypocrite, alors que l'écoute des victimes dysfonctionne" estime Pascal Cussigh.
Un plan contre les violences faites aux enfants, voulu par l'Etat est cependant lancé pour 2023-2027. Il y intègre notamment une meilleure formation des différents professionnels.
Il y a un éléphant dans la société, et on fait comme s'il n'existait pas.
Céline, présidente de l'association Protéger l'enfant
"L'inceste concerne tous les milieux, c'est un problème de santé publique" assurent les professionnelles du centre régional de psychotraumatologie. Une santé psychologique, mais aussi physique. Selon la CIIVISE, ne pas considérer tôt la parole des enfants mène à des milliards d'euros dépensés par l'Etat : 6,7, chaque année, de "dépenses induites par le psychotraumatisme et les richesses non créées, dont notamment 2 milliards pour les troubles mentaux, 1 milliard pour les consultations médicales, 2,6 milliards d’euros de dommages liés à des conduites à risque" rapporte la commission. En trois ans d'existence, la commission indépendante a recueilli plus de 27 000 témoignages de victimes. Ce vendredi 17 novembre, elle rend son rapport de travail.
"Un enfant qui dénonce des faits incestueux peut ressentir une ambivalence" poursuit Inès Bauwens. Entre le souhait d'être protégé et celui de préserver certains liens familiaux : "Ce qui n'est pas toujours possible. Les révélations créent souvent des conflits au sein des familles". La culpabilité peut alors prendre le pas.
Se pose aussi la question des budgets alloués au fonctionnement de l'aide à l'enfance en France. Il se pourrait que les enfants victimes soient tout simplement trop nombreux pour pouvoir être suivis. "Si tous les enfants parlent, on les met où ?" se questionne la médecin Emmanuelle Piet.