France Télévisions et la cellule investigation de Radio France ont identifié d’étranges transferts de fonds entre l’Observatoire du dialogue social, créé en 2018 par Nicolas Perruchot, et son compte personnel. Cet article a incité le procureur de Blois à ouvrir une enquête pénale préliminaire.
Trois minutes d’applaudissements dans une ambiance solennelle. A 55 ans, le président du conseil départemental du Loir-et-Cher, Nicolas Perruchot, tire sa révérence ce jeudi 1er juillet dans l’hémicycle feutrée de l’assemblée. Après quatre années passées à la tête du “41”. Il est assis au premier rang, comme un invité d’honneur, vêtu d’un costume clair, crâne dégarni, l'air rassuré. C’est officiel : son poulain Philippe Gouet (UDI), qu’il a vaillamment préparé et choisi à sa succession, a pris place dans le fauteuil qu’il occupait. Ce kinésithérapeute vendômois de 64 ans n’a jamais exercé en politique. Mais peu importe, “il continuera le travail de son ancien président Nicolas Perruchot, qui laisse l’acquis d’une situation saine”, promet le nouvel élu.
En annonçant son retrait de la vie politique début janvier, Nicolas Perruchot, 21 ans de vie politique au compteur, a prévenu dans les colonnes de La Nouvelle République :
Je ne vais pas partir demain du Loir-et-Cher, je serai encore là et j’aurai sans doute encore une influence, même avec des fonctions privées.
Celui que l’on surnomme le “tombeur de Jack Lang”, pour avoir ravi la mairie de Blois à l’ancien ministre socialiste en 2001, part officiellement avec un bilan incontestable. Pourtant, selon les informations recueillies par France Télévisions et la cellule investigation de Radio France, une association créée en mars 2018 à son initiative, alors qu’il était par ailleurs dirigeant de l’entreprise Strat and Co, l’Observatoire du dialogue social (ODS), pose question. Car, comme l’attestent de nombreux documents que nous avons pu consulter, des virements de plusieurs milliers d’euros ont été effectués depuis le compte de l’ODS vers celui de Nicolas Perruchot entre 2018 et mi-2019.
20 000 euros virés sur son compte bancaire
La création de cette structure a de quoi intriguer, tant son nom est proche de celui de l’Observatoire d’analyse et d’appui au dialogue social et à la négociation. Issu d’une ordonnance Macron du 22 septembre 2017, ce dernier a été mis en place dans plusieurs départements - dont le Loir-et-Cher - afin de favoriser et encourager le développement du dialogue social et la négociation collective dans les entreprises de moins de 50 salariés. Insuffisant ou inspirant pour Nicolas Perruchot ? Toujours est-il qu’à la même période, il crée son propre Observatoire du dialogue social, dont les objectifs sont ainsi définis sur le site de la préfecture du Loir-et-Cher : “Effectuer des études et recherches sur la vie syndicale et politique en toute indépendance ; alimenter le débat intellectuel par ses débats et ses travaux ; gérer les ressources liées au mécénat, au parrainage ou à des dons divers.”
Nicolas Perruchot semble avoir été particulièrement actif pour cette dernière mission. Et les premiers dons d’entreprises ne se font pas attendre. Selon nos informations, la la Fédération française du bâtiment (FFB) est la première à établir un chèque à l'ordre de l’ODS d’un montant de 20 000 euros. Le département, en charge de la gestion des routes et de la construction des collèges notamment, est un interlocuteur naturel pour la FFB, qui a pour objectif de représenter et défendre les entreprises de bâtiment auprès des pouvoirs publics et des décideurs économiques locaux. A quoi ont servi ces 20 000 euros ? Selon les éléments en notre possession, ils ont été virés en août 2018 depuis le compte de l’ODS vers le compte personnel de Nicolas Perruchot. Jacques Chanut, qui présidait alors la FFB, en a-t-il été informé ? Les deux hommes se connaissent, ils se sont croisés au 120e anniversaire de la FFB 41 au château de Chambord en juin 2017, alors que Nicolas Perruchot n’était encore que premier vice-président du conseil départemental. Sollicité par France Télévisions et la cellule investigation de Radio France, Jacques Chanut n’a pas donné suite.
D’autres transferts d'argent posent question
Pour la mission “alimenter le débat intellectuel par ses débats et ses travaux”, la seule intervention de Nicolas Perruchot pour l’ODS retrouvée par nos soins est une conférence le 12 octobre 2018 à Blois, dans le cadre du festival “Les Rendez-vous de l’histoire”.
L’intitulé peut interroger : “Carte blanche au Conseil départemental de Loir-et-Cher, en partenariat avec l'Observatoire du dialogue social.” Il s’agit bien là de l’Observatoire initié par le président du département et non de celui mis en place dans la foulée de l’ordonnance de 2017. Devant l'assistance, Nicolas Perruchot fustige les affaires et faits divers “financiers” ou “pécuniers” dans le milieu syndical.
En France, l’argent est une question taboue et l’argent des syndicats est une question encore plus taboue.
L’argent continue en tout cas d’arriver sur le compte de l’association. Toujours selon des documents que nous avons pu consulter, Nicolas Perruchot sollicite en novembre 2019 l'aide de Benoît Mérel, directeur général de TDF. Cette entreprise, acteur historique de la couverture numérique du territoire, a décroché en 2016 le marché de l’installation de la fibre dans le Loir-et-Cher. La fin des travaux, prévue initialement en 2021, a été reportée à la fin 2023.
Tel un VRP d’ODS, qu’il présente auprès de son interlocuteur comme une “structure associative qu’[il] [soutient] depuis sa création”, Nicolas Perruchot obtient le versement d’une nouvelle subvention de 20 000 euros. Le chèque, établi par la société Prenax, intermédiaire de TDF pour gérer les adhésions du groupe à des associations, est déposé sur le compte d’ODS en février 2019. Quelques jours plus tard, 15 000 euros atterrissent sur le compte privé de Nicolas Perruchot. Là encore, ni Benoît Mérel ni TDF n’ont souhaité répondre à nos questions.
En mai de la même année, c’est vers le directeur général de l’entreprise SIM que Nicolas Perruchot se tourne pour obtenir “un coup de main financier”, explique-t-il… Un soutien “essentiel”, selon l’élu, pour “poursuivre [ses travaux législatifs] et “réduire l’influence des syndicats dans notre pays”. Cette entreprise spécialisée dans les emballages plastiques est située à Montoire-sur-le-Loir. Son patron se serait engagé à verser 10 000 euros en deux fois. Mi-juin, un versement de 5 000 euros en provenance de SIM a transité par l’association Coup de coeur, présidée par l’épouse de Nicolas Perruchot, vers le compte d’ODS. Contacté, le directeur général de SIM, Pascal Poussard confirme ce virement à l’association Coup de coeur et assure ignorer que la somme était en réalité destinée à ODS. Il précise ne pas avoir voulu effectuer le second versement de 5 000 euros. Quant à l’épouse de Nicolas Perruchot, elle n’a pas donné suite à nos sollicitations.
De mystérieux "travaux"
Confronté à ces différents éléments, l'ancien président LR du Loir-et-Cher a accepté de répondre à certaines de nos questions. Concernant l’utilisation de Coup de coeur comme passe-plat bancaire pour le compte d’ODS, Nicolas Perruchot se défend : “Est-ce que que les entreprises ont l’interdiction de faire des dons à des associations?”
Nicolas Perruchot dit avoir “sollicité” la FFB et les entreprises SIM et TDF “qui voulaient nous aider, qui voulaient qu’on poursuive ces travaux”. De quels travaux s’agit-il ? Impossible de le savoir. L’ancien président du conseil départemental assure avoir “réalisé des travaux produits pour des gens qui en avaient besoin”. Il dit avoir voulu capitaliser sur son “travail parlementaire” mené en 2011 dans le cadre d’un rapport sur les financements des organisations syndicales.
A l’époque, le député met en avant le manque de transparence de ces organisations, qui ne sont pas soumises, au même titre que les partis politiques, à rendre des comptes sur leurs financements. Mais le dit rapport est jugé trop explosif, et devient la seule enquête parlementaire depuis 1958 à ne pas être publiée. Nicolas Perruchot explique donc avoir créé l’ODS pour “produire des notes” à destination d’entreprises intéressées par la question du dialogue social. Le premier président, Richard Pichet, n’était autre que son collaborateur au conseil départemental. Et la trésorière, Isabelle Lemmelet, également collaboratrice dans son cabinet.
Après la démission de Richard Pichet en juillet 2019, Jean Ortheau, également collaborateur au cabinet de Nicolas Perruchot, a pris la suite à la tête de l’association. Le changement de présidence et de domiciliation de l’ODS n’a pas été signalé en préfecture. Selon Nicolas Perruchot, l’organisation est “en sommeil depuis pas mal de temps” mais “elle pourrait reproduire des notes s’il le faut”.
Un blog qui n’a jamais vu le jour
Où sont les notes à destination des entreprises sollicitées pour financer ODS ? Selon nos informations documentées, il n’en est jamais question dans les échanges de Nicolas Perruchot avec ces entreprises. Refusant de les produire, il a coupé court à l’interview et renvoyé vers son avocat.
Les réponses de Me Jean-Yves Leterme ont évolué au gré de nos questions. Dans un premier temps, il a indiqué que son client intervenait en qualité de “consultant” pour ODS et que l’argent perçu correspondait à “des remboursements de frais (temps et déplacements) liés à ses participations” à “de nombreux colloques et conférences” sur les modalités du dialogue social. “Les montants et les modalités de ces financements sont encadrés par des conventions qui restent confidentielles”, nous a-t-il fait savoir, garantissant que Nicolas Perruchot “n’[avait] pas sollicité de soutien financier pour ODS”.
Puis, revenant sur ses déclarations, Jean-Yves Leterme a admis que son client devait lancer “un blog” puis “un site internet” pour le compte de l’association, afin d’y publier des “contenus rédactionnels”. Les “20 000 euros perçus” par Nicolas Perruchot - selon les documents en notre possession, la somme s’élèverait au moins à 35 000 euros -, “correspondent à des avances de trésorerie destinées à financer la création du blog et du site internet”, détaille l’avocat. Faute de temps, le projet aurait été abandonné et Nicolas Perruchot aurait informé en février 2021 “par écrit le nouveau président de l’association qu’il rembourserait les sommes perçues”. Remboursement effectué fin juin 2021, précise Jean-Yves Leterme, au moment où nous menions nos investigations.
Epinglé par la presse
Contacté par France Télévisions et la cellule investigation de Radio France, le premier président de l’ODS, Richard Pichet, nous apporte les réponses suivantes : selon lui, Nicolas Perruchot “n'était lié par aucun contrat avec l'association” et “aucune note de frais n'a été réalisée par un membre de l'association ou un tiers”. Richard Pichet n’a pas “connaissance d'un blog, ni de la création d'un site internet lors de [sa] présidence”. Par ailleurs, il confirme que “ni Monsieur Poussard, ni l'entreprise SIM n'ont été adhérents de l'ODS”. Jean Ortheau, qui lui a succédé à la présidence de l’association, a refusé de s’exprimer.
Faute d’éléments précis apportés par la défense de Nicolas Perruchot, de nombreuses questions restent en suspens. Ce dernier avait-il déclaré à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) les revenus tirés de ses activités auprès d’ODS ? Sollicitée, la HATVP rappelle que les déclarations d’intérêts de Nicolas Perruchot ont été dépubliées de son site depuis que ce dernier n’est plus élu au conseil départemental, soit depuis le 1er juillet. Et dit ne pas avoir “constaté d’omission substantielle ou d’infraction à la probité dans (ses) déclarations”.
Son retrait de la vie politique est-il lié à de récentes révélations de presse ? “Maintenant on fouille dans mes comptes bancaires, on dénonce mes investissements personnels et privés”, dénonçait Nicolas Perruchot dans La Nouvelle République, en annonçant sa décision de ne pas se présenter à sa succession. Il faisait ainsi allusion aux révélations du Canard Enchaîné fin décembre. Selon l’hebdomadaire satirique, l’élu se serait fait construire une villa en Corse d’un montant de 1,27 million d’euros grâce à un prêt bancaire supposé très avantageux. Une affaire classée, depuis, par la HATVP, nous assure son avocat.
Malgré une fin de mandat chahutée, l’ancien élu de la République garde la confiance des siens. Son successeur Philippe Gouet le ”sollicitera certainement pour des conseils avisés”, nous dit-il. Lors du passage de flambeau au conseil départemental, Guillaume Peltier, ex-numéro 2 des Républicains, a salué le bilan de celui qui “a su, à travers les valeurs de la ruralité, faire de notre département un département attractif et dynamique”. Et le député de promouvoir “les valeurs de la loyauté. Car c’est la loyauté qui éclaire les âmes et les cœurs, bien plus que la trahison.”
Une enquête ouverteAprès publication de cet article, le procureur de la République de Blois a annoncé ce mardi 27 juillet qu'il a décidé "d’ouvrir une enquête pénale préliminaire afin de faire vérifier les conditions de fonctionnement de cette association". C'est la police judiciaire de Tours qui est chargée des investigations. |