Athées, chrétiens, musulmans ou même francs-maçons. À l'abbaye d'Orval, dans les Ardennes belges à quelques kilomètres de la frontière française, l'accueil des retraitants n'a qu'un seul mot d'ordre : le silence.
"On vient là pour soi. Et pour se rencontrer soi." Dans sa tunique blanche et son scapulaire brun, ceinture à la main, frère Bernard-Joseph nous invite dans la cour de l'abbaye d'Orval, située dans les Ardennes belges, à quelques kilomètres des frontières française et luxembourgeoise. En fond, une statue magistrale de la vierge à l'enfant surplombe la cour, plongée dans un silence religieux. L'herbe grasse a survécu à la canicule des derniers jours. Difficile de ne pas se laisser porter par les lieux, même quand on est laïc. "Le lieu est au service d'intentions très diverses, explique Bernard-Joseph, d'une voix à peine plus élevée qu'un chuchotement. Parfois, les personnes ne savent pas très bien ce qu'elles viennent faire et sont surprises par le contexte." Autant vous le dire tout de suite, nous faisons partie de cette catégorie de visiteurs.Une tradition d'accueil ancestrale
La maxime qui règne ici est celle édictée par Saint-Benoît : "Tous les hôtes seront reçus comme le Christ, car lui-même dira un jour : 'J'ai demandé l'hospitalité et vous m'avez reçu.'" À la fois calme et enthousiaste, Bernard-Joseph, le frère hôtelier qui se charge de l'accueil des retraitants, entretient cette tradition monastique : "En général, les gens sont très heureux et ce qui ne ment pas, c'est leur visage, montre-t-il, mimant un sourire communicatif, qui s'étire à l'infini. Accueillir, c'est ouvrir un espace matériel, physique et un espace intérieur."À l'hôtellerie, le calme s'impose ; comme une évidence. À l'abbaye d'Orval, deux accueils très distincts sont proposés aux touristes et aux retraitants. Ceux venus goûter à la bière et aux fromages partent sur la traces des ruines des deux anciennes abbayes, datées du XIIe et du XVIIIe siècle. La première n'a pas survécu aux ravages du temps et la seconde a été détruite lors de la Révolution française. "L'histoire d'Orval est marquée par les vicissitudes du temps, des époques avec des destructions : guerre de Trente ans, Révolution française, raconte frère Xavier, le frère économe. Et aussi des moments de renouveau et de dynamisme, notamment au moment de la réforme de la Trappe au XVIIe siècle." Durant le XIXe siècle, Orval est un champs de ruines.
L'histoire de cette abbaye est connue des aficionados de bières amères. Ce que l'on sait moins, c'est que un autre genre de visiteurs affectionne ce lieu. Moins avides de bonne chair, ils sont en recherche de ressourcement et de spiritualité. Ces visiteurs-là se dirigent vers la troisième et dernière abbaye achevée en 1948, réservée aux retraitants et aux moines. Malgré les flots de touristes qui repartent les bras chargés de cartons de bières, l'abbaye conserve une quiétude ressourçante, où il règne une atmosphère envoutante.
Dans ce décor Art Déco, seuls les retraitants et les moines cisterciens peuvent aller et venir. C'est d'ailleurs un des rôles qu'endossent le frère Bernard-Joseph et Emmanuel Petre, le responsable de l'hôtellerie. Celui de sélectionner les visiteurs qui veulent séjourner plusieurs nuitées. "On conseille souvent de rester trois à cinq jours pour s'imprégner du lieu. Je leur dis parfois : vous devez jouer à l'éponge, vous laisser imprégner de ce qui habite le lieu, d'absorber la beauté, le silence, le calme."
Ce n'est pas un hôtel où les gens arrivent un soir pour repartir le lendemain matin.
Des capacités d'accueil divisées par deux avec la crise sanitaire
Cette année, à cause de la crise sanitaire, les frères ne peuvent accueillir que 25 personnes au lieu de 50 habituellement. "On a dû refuser beaucoup de personnes. Et d'autres lieux comme celui-ci n'ont pas pu rouvrir", regrette le frère hôtelier. Malgré le confinement, la solitude n'a pas l'air d'effrayer les retraitants. "On pourrait se dire que cela fait des mois qu'ils sont seuls et ne vont pas revenir ici pour se retrouver seuls, mais ce n'est pas la même chose, précise Bernard-Joseph. Pour réfléchir ou prendre du recul sur cette période difficile."L'accueil à Orval est ouvert à tous : croyants ou non-croyants, sans limite d'âge, et à toutes les périodes de l'année. Il faut respecter le silence, également pendant les repas, où seule la musique classique recouvre le tintement des couverts. D'habitude, les hôtes se servent et participent à la vie communautaire, mais encore une fois, la crise sanitaire a changé la donne. Désormais, deux mètres cinquante séparent les convives et ce sont les frères qui servent à table. Les repas sont frugaux et de qualité. Ce jour-là, trois tranches de melon, de jambon fumé d'Ardenne et une tranche de fromage composent le repas, accompagné d'un Orval tempéré. Gare à respecter les horaires, le dîner et le souper se prennent à heure fixe. Le carillon a d'ailleurs un peu d'avance sur nos montres françaises.
La religion n'est pas le seul élément qui confère à l'abbaye ce retranchement. En plein coeur du massif des Ardennes belges, à deux heures de route de Reims et seulement une heure de Charleville, cet espace est cerclé par une forêt dense. À chaque sortie du côté des touristes, la vie reprenait son cours et le brouhaha de leurs allées et venues bourdonnaient d'une étrange manière à nos oreilles.
Côté touriste, l'accueil se déroule dans les ruines, qui fêtent leurs 950 ans d'existence cette année. "Au fil des siècles, comme dans tout monastère qui s'inspire de la règle de vie de Saint-Benoît, nous avons un accueil pour toutes les personnes qui se présentent à l'Abbaye", explique frère Xavier, le frère économe. Son rôle : assurer le lien entre les différentes activités de l'abbaye, de la brasserie en passant par la fromagerie et l'accueil des touristes. "Dans les lieux, dans les bâtiments, il y a toujours eu un espace spécifiquement dédié à l'accueil, récite-t-il, connaissant l'histoire des lieux sur le bout des doigts. Anciennement, à l'époque médiévale, on parlait du quartier des hôtes. On l'a restauré ces deux dernières années, on a remis en eau un vivier, avec un souci de pouvoir nourrir les hôtes qui se présentaient." Il donne l'exemple d'un autre geste d'attention de l'accueil caractéristiques d'une époque : la reconstitution de l'officine et le musée de la pharmacie, attenant à un jardin des simples, des plantes médicinales. "Le frère Armand Robin, relève-t-il, tenait un registre clinique, il proposait des simples, des médications aux personnes qui en avaient besoin."
Cela fait des décennies, la communauté monastique d'Orval voient défiler touristes et retraitants. Ils organisent également des weekends de ressourcement et des séjours consacrés aux jeunes ou à des thèmes particuliers. Depuis quelques années, même avant l'arrivée du coronavirus, ils constatent un intérêt grandissant de la part de personnes étrangères à la religion. "Je dirais même qu'aujourd'hui, dans notre société plus que jamais, la distance entre le pèlerin et le touriste est parfois un petit ruisseau à franchir ou tout simplement une frontière à peine marquée."
Malgré la tradition, omniprésente, et les siècles qui ont façonné l'histoire d'Orval, nous sommes intrigués par la modernité des lieux. Pas seulement parce que l'Art Déco revient à la mode dans nos salons. Que ce soit dans le modèle économique de l'abbaye, qui refuse de croître à une vitesse supérieure aux 2% annuels, ou encore dans la façon d'accueillir les retraitants. Avec 80.000 hl de bière produits chaque année, les trappistes ont arrêté leurs collaborations avec deux grandes enseignes françaises, qui leur commandaient toujours plus de bouteilles. "Nous avons ce qu'il nous faut pour vivre, et cela nous suffit. Nous ne rechercons pas le profit, explique le frère économe. Par exemple cette année, à cause de la crise, nous sommes déficitaires sur l'hôtellerie. Mais comme le reste de nos activités compense, nous avons souhaité maintenir ce service qui est capital pour nos retraitants."
Et le moine trappiste de conclure : "Dans le contexte de notre société, un lieu comme Orval, un lieu chargé de racines et d'histoire, avec une présence vivante d'une communauté qui fait signe, interpelle plus que jamais notre monde qui a une soif profonde de sens. On ressent une volonté de découvrir des lieux qui intuitivement peuvent proposer des chemins d'intériorité et de spiritualité. Quelque soit sa propre conviction, Orval peut être ce lieu."