Alsace : Eugène Dock, l'artiste strasbourgeois méconnu, ami de Bartholdi, enfin réhabilité par une exposition à Colmar

Eugène Dock était un artiste éclectique, dont les œuvres ornent de nombreux bâtiments de Strasbourg, et d'ailleurs. Mais on l'a totalement oublié. Jusqu'à ce que son descendant retrouve les lettres qu'il échangeait avec son ami Auguste Bartholdi. A Colmar, une exposition lui rend hommage.

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Le nom d'Eugène Dock vous dit quelque chose ? Non ? C'est tout à fait normal. Car cet artiste alsacien polyvalent et surdoué du 19e siècle est tombé dans l'oubli.  

Pourtant, à Strasbourg, ses œuvres ornent la façade du Palais universitaire, de la Maison Kammerzell, et même de la cathédrale. Mais sa modestie, et sa fin de vie tragique, ont contribué à le laisser dans l'ombre.  

Une exposition au musée Bartholdi de Colmar le remet actuellement en lumière. Elle raconte notamment sa grande amitié avec Auguste Bartholdi, redécouverte à travers leur correspondance, qui dormait dans un grenier.     

Trente ans de correspondance avec Bartholdi

C'est lui qui a sculpté une demi-douzaine des prestigieuses statues équestres ornant la façade de la cathédrale de Strasbourg. Lui aussi qui a décoré le fronton de l'Aubette, place Kléber, avec une statue d'Euterpe et deux bas-reliefs représentant des instruments de musique.

Lui, encore, l'auteur de la statue de Jean Calvin, surplombant le Palais universitaire. Lui, toujours, qui a rénové les boiseries extérieures de la Maison Kammerzell.

Mais le Strasbourgeois Eugène Dock, né en 1827, signait rarement ses œuvres. Ou, tout au plus, d'un trop discret "ED". "Dock est partout dans les rues de Strasbourg, et on l'ignore" rappelle Isabelle Bräutigam, directrice du musée Bartholdi de Colmar qui a monté l'exposition actuelle en hommage à l'artiste, intitulée "Mon cher Dock".

Jusqu'à peu, elle-même connaissait à peine son nom. Elle savait simplement qu'un certain Eugène Dock avait partagé son atelier de Levallois, près de Paris, avec le futur créateur de la Statue de la liberté. Mais rien de plus.  

C'est dire sa surprise lorsque Francis Joessel, arrière-petit-fils adoptif d'Eugène Dock, est venu lui apporter une trentaine de lettres manuscrites, envoyées dès 1852 par Auguste Bartholdi à son aïeul.   

Une révélation : "Ce sont des lettres de jeunes gens, très drôles pour la plupart. Et elles montrent une amitié et une complicité qui ont duré toute leur vie" explique Isabelle Bräutigam. Car ces échanges épistolaires se sont étendus sur une trentaine d'années, jusqu'en 1882.  

Ce sont des lettres de jeunes gens, très drôles pour la plupart. Et elles montrent une amitié et une complicité qui ont duré toute une vie.

Isabelle Bräutigam, directrice du musée Bartholdi

Francis Joessel lui a également confié plusieurs dizaines de peintures de son arrière-grand-père, ainsi que des informations dont il était vraisemblablement le seul détenteur. Il y avait donc là largement matière à une exposition.  

Isabelle Bräutigam n'a pas hésité, en faisant d'une pierre deux coups : "Révéler tout un pan de la jeunesse de Bartholdi qu'on ne connaissait pas. Et surtout, faire sortir de l'ombre un artiste très important pour l'Alsace, qui est également un personnage très touchant, avec une belle histoire romanesque."  

Une amitié de jeunes artistes

Né à Strasbourg, Eugène Dock arrive à Paris en 1845. Très attiré par la peinture, il étudie finalement la sculpture aux Beaux-Arts pour satisfaire son père, qui estime cette dernière activité artistique plus lucrative.  

Auguste Bartholdi, né à Colmar, a sept ans de moins que Dock. A cette époque, il vit également à Paris, avec sa mère, veuve, et son frère aîné Charles. Il fait d'abord son apprentissage auprès d'un peintre, mais préfère la sculpture. Et sa mère apprécie très moyennement qu'il salisse l'appartement familial avec ses essais au burin et au marteau.  

Madame Bartholdi cherche donc pour son jeune fils de 16 ans un coin d'atelier à louer. Elle s'enquiert dans le milieu des artistes d'origine alsacienne, "et elle trouve Eugène Dock, qui a un atelier à Levallois" raconte l'historien Gabriel Braeuner   – qui, lui aussi, vient à peine de se passionner pour Dock, découvert grâce à l'exposition.

"Madame Bartholdi négocie le prix de la location, et ils tombent d'accord pour 40 francs par mois." Le tout jeune Bartholdi peut donc travailler dans de bonnes conditions. Mais... l'atelier est fréquenté par d'autres jeunes artistes, "qui mènent la belle vie, fêtent, chantent, boivent." Et dans une missive, sa mère exprime ses craintes de voir son fiston détourné du droit chemin.    

Pourtant, cette époque fait naître de véritables amitiés. Principalement entre le jeune Auguste et Eugène, que Madame Bartholdi invite à la maison tous les jeudis soirs, à en croire les lettres.

Dans le groupe, il y a également le céramiste guebwillerois Théodore Deck, et plusieurs jeunes peintres alsaciens, comme François-Emile (Fritz) Ehrmann, Eugène Gluck, Théophile Schuler ou Jean-Jacques Henner. 

La joyeuse bande fait des excursions en région parisienne, à l'Ile Adam, à Meudon, à Bougival, pour croquer la nature. Parmi les petits tableaux d'Eugène Dock conservés par Francis Joessel, certains mentionnent le lieu, la date, voire les coéquipiers du jour. 

L'un porte, au dos, l'inscription : "Sèvres, 1854, avec Bartholdi". Quand elle l'a eu entre les mains, Isabelle Bräutigam a fouillé dans les réserves du musée… Et retrouvé une petite peinture quasi jumelle, datée de la même année, cette fois de la main d'Auguste.    

Un autre document émouvant atteste que, cette même année 1854, Bartholdi, 20 ans à peine, demande conseil à Dock pour savoir quelle somme exiger de la Ville de Colmar pour la statue du général Rapp qu'elle vient de lui commander - alors que lui-même ne connaît pas encore très bien le prix des matériaux.   

La carrière de Dock en Alsace

Dès 1860, à 33 ans, Eugène Dock retourne à Strasbourg. Il travaille auprès de l'architecte en chef de l'Oeuvre Notre Dame, Gustave Klotz. Et il tient un journal durant le siège de la capitale alsacienne en août 1870, lors de la guerre franco-prussienne.  

Après le conflit, Klotz fait appel à lui pour de nombreux travaux de rénovation de bâtiments strasbourgeois. Grâce à ses compétences en ébénisterie, il obtient également le marché pour restaurer la façade de la Maison Kammerzell.  

Il aurait logé dans le bâtiment strasbourgeois abritant l'atelier de Gustave Klotz : le Zimmerhof. Un lieu aujourd'hui disparu, quai Finkmatt, non loin de l'actuelle place de la République. Certains indices laissent à penser qu'à la période du chantier de l'Aubette, il y aurait même accueilli un jeune sculpteur encore inconnu, un certain Auguste Rodin.

Entretemps, Dock a épousé Sophie Weyer, veuve de son ami peintre Ernest Hasenclever, et adopté ses deux jeunes enfants, Jenny et Louis-Georges (le futur grand-père de Francis Joessel). Quelques années plus tard, après lui avoir donné une première fille, Madeleine, son épouse meurt en couches. Et les deux enfants Hasenclever lui sont retirés. Mais toute sa vie, Louis-Georges lui restera très attaché.

"Mon grand-père avait une vénération pour son second père, qu'il n'a jamais appelé beau-père" se souvient Francis Joessel. "Il est mort quand j'avais 11 ans, mais j'ai eu le temps de me souvenir de ses évocations d'Eugène Dock : 'Mon second père par ci, mon second père par là', ça en devenait lassant."  

Mon grand-père avait une vénération pour Eugène Dock, qu'il n'a jamais appelé beau-père.

Francis Joessel, arrière-petit-fils de Dock

Aujourd'hui, Francis Joessel regrette de ne pas avoir écouté son grand-père plus attentivement, lorsqu'il lui parlait d'Eugène Dock. Mais il se souvient avec beaucoup d'émotion de leurs promenades au centre-ville de Strasbourg :  

"Souvent son doigt se levait : 'Tu vois, ça, c'est mon second père qui l'a fait, c'est la statue de l'empereur Rodolphe. Et à l'atelier du Zimmerhof, quand j'étais sage à l'école, on me mettait à califourchon sur la statue.'

'Et tu vois, là, la statue de Calvin, c'est aussi mon second père qui l'a faite'… On passait devant l'Aubette, pareil : 'C'est mon second père qui l'a fait.' "  

Heureusement, Louis-Georges Hasenclever s'est fait un devoir de lister les œuvres et les chantiers de Dock dont il avait le souvenir. Selon cet inventaire, l'artiste serait aussi l'auteur d'une demi-douzaine de statues de l'église Saint-Georges de Sélestat. Il serait intervenu à Munster, Heiligenstein, Houssen, Mulhouse, Bâle… Des informations extrêmement précieuses, qu'il s'agit désormais de vérifier.

Vers 1950, passionné de philatélie, Francis Joessel avait un jour "farfouillé dans le grenier familial à Strasbourg, et trouvé une vieille valise avec des lettres de personnages que (son) grand-père évoquait : Gluck, Schuler, Herrmann, Deck, et pas mal de lettres de Bartholdi."  

A l'époque, seuls les timbres à l'effigie de Napoléon III l'intéressaient. Mais des années plus tard, revenu en Alsace après sa retraite, cet enseignant d'histoire s'est souvenu de ces documents. Et a heureusement réussi à remettre la main dessus. Une belle découverte qui, de fil en aiguille, a permis d'enclencher ce processus de réhabilitation de son aïeul adoptif.  

Dock, la "présence fantomatique" du cabinet des Estampes

En parallèle, le nom de Dock sonnait aussi familièrement aux oreilles du responsable du Cabinet des Estampes et des Dessins de Strasbourg, Florian Siffer. Même si, pour lui, c'était une "présence fantomatique" dont il ne savait pas grand-chose.

 En effet, depuis 1952, le Cabinet possède le fonds d'atelier de l'artiste, vendu aux musées de Strasbourg par la veuve de Louis-Georges Hasenclever. Un fonds très conséquent, constitué de 1.500 documents. "Globalement, il s'agit de dessins techniques, appliqués aux objets : serrures, sculptures, taille de pierre…" explique Florian Siffer. "Ils attestent de toute une gamme d'activités, avec des gabarits, des poncifs, des calques."  

"C'est un artiste qui a travaillé sur des chantiers de décoration, pour des monuments funéraires, ainsi que de commémoration, après 1870 (…) On est vraiment dans la matière première, la conception d'un objet. Aujourd'hui, s'il fallait qualifier Dock, au-delà de son tempérament éclectique, on dirait qu'il a été un designer." A la fois artiste et artisan d'art.  

Aujourd'hui, s'il fallait qualifier Dock, on dirait qu'il a été un designer. 

Florian Siffer, responsable du Cabinet des Estampes

Parmi ces documents, 178 ne sont pas de la main de Dock. Il s'agit d'œuvres du 16e au 19e siècle, collectionnées par l'artiste pour lui servir de source d'inspiration. Principalement, des dessins techniques ou préparatoires regroupant "la décoration, l'ornement, l'architecture ou la sculpture." 

"C'était un outil de travail, sa cartographie imaginaire qui nourrissait son activité, lui donnait des idées et des modèles" précise Florian Siffer. Très variés, ces documents sont d'intéressants révélateurs des centres d'intérêt d'Eugène Dock.

Certains, signés par des artistes réputés de leur temps, ont pris de la valeur, et sont depuis "reconnus comme œuvres d'art à part entière, rares et précieuses." Au point de compter aujourd'hui parmi les biens les plus importants du Cabinet des Estampes. Telle cette sanguine représentant des angelots, de l'Italien Michelangelo Anselmi, en réalité un dessin préparatoire pour une fresque d'une église de Parme. Ou encore ce dessin technique de l'architecte italien Bibiana, d'une précision époustouflante.  

Sur la base de tous ces documents, le responsable du Cabinet des Estampes avait donc pu percevoir la riche personnalité d'Eugène Dock, capable de "regrouper ainsi une collection à son image, et à l'image de son activité." Mais il n'en savait guère plus. 

En effet, la plupart des dessins de Dock lui-même ne comportent aucune information indiquant si l'oeuvre représentée a finalement été réalisé. Et si oui, où. Et jusqu'à présent, aucun chercheur ne s'y est intéressé. "Son nom était simplement connu grâce à quelques notices dans des ouvrages d'érudition, mais pas au-delà." Le catalogue de l'exposition du musée Bartholdi est le seul ouvrage jamais écrit à son sujet.  

Pour Florian Siffer, la rencontre avec Francis Joessel, ainsi que l'exposition colmarienne, ouvrent donc des perspectives inédites. Et il appelle de ses vœux "la possibilité de poursuivre les recherches, et de lui consacrer un mémoire."  

En effet, toutes les informations concernant Eugène Dock semblent coexister. Désormais, un travail de fond est possible, afin de rassembler toutes les pièces du puzzle, en faisant les vérifications nécessaires.

Il s'agit de jeter des passerelles entre les documents de Francis Joessel, les archives de l'Oeuvre Notre Dame, les dessins du cabinet des Estampes et les œuvres à identifier in situ, en recherchant la signature de Dock derrière les statues et les ornements. Pour pouvoir, enfin, constituer une vue d'ensemble de sa vie et de son oeuvre. 

Cette réhabilitation tardive ne serait que justice. D'autant plus que, malgré son indéniable talent, l'existence d'Eugène Dock s'achève tristement. Veuf, privé de ses enfants adoptifs, handicapé par des douleurs articulaires, il se suicide en 1890, lorsqu'une de ses œuvres, commandée par la basilique de Marienthal, se brise durant son installation parce que les cordes ont lâché.  

D'autres de ses œuvres sont détruites par la suite : ainsi, un monument aux morts de la bataille de Froeschwiller-Woerth. Ou le château de Schoppenwihr, qu'il avait rénové et agrandi quelques décennies auparavant, à la demande de son ami le vicomte de Buissière.  

Francis Joessel vit cet intérêt tardif et inespéré pour son aïeul "avec beaucoup d'émotion." Et Gabriel Braeuner renchérit : "Eugène Dock mérite vraiment que nous, historiens et historiens d'art, on s'y intéresse, c'est vraiment quelqu'un d'important." 

D'autant plus qu'une biographie approfondie de Dock permettrait aussi de rappeler un pan trop méconnu de l'histoire alsacienne : "Il était artiste en Alsace et en France, avant le Reichsland et après 1870" rappelle l'historien. "Il a laissé des écrits sur le bombardement de Strasbourg, et certains de ses travaux ont eu lieu après 1870. C'est vraiment un bon Alsacien, témoin de deux périodes : la française et l'allemande. Et c'est notre rôle de remettre cet homme en lumière."  

L'exposition "Mon cher Dock" du musée Bartholdi de Colmar se tiendra jusqu'au 30 avril prochain. Prochainement, la BNU (bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg) devrait exposer une dizaine de dessins d'Eugène Dock. "Et ça ne va pas s'arrêter" se réjouit Florian Siffer. "La dynamique est lancée."  

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