Dans ce nouvel épisode de "Souvenirs en cuisine", Koris et sa grand-mère transmettent l’histoire de l’Arménie et sa culture autour d’une recette familiale : le taboulet oriental.
Elle porte sa culture jusque dans son prénom qui rappelle une ville arménienne. Koris a beau avoir quitté Marseille pour Paris, elle revient sans cesse au cœur de Beaumont, la petite Arménie phocéenne. Chez cette jeune trentenaire, l’Arménie est chevillée au corps : "L’arménité, la culture arménienne, dans ma famille, elle a été essaimée depuis que l’on est tout petit, sourit-elle. C’était de nombreuses anecdotes sur le génocide qui est malheureusement prédominant dans l’histoire arménienne."
Entre 1915 et 1916, 1,2 million d'Arméniens sont déportés et assassinés par les membres des Jeunes Turcs, le parti au pouvoir en Turquie. Les survivants témoins de ce massacre n’existent plus, mais cette blessure, incommensurable, ce trou béant dans l’histoire d’un peuple, demeure entrouvert, à jamais, et chaque génération entretient le souvenir.
"Mon arrière-grand-mère a vécu l’Exode"
Quand elle retrouve Agnès, sa grand-mère, Koris recroise, en même temps que la grande histoire de son peuple, la petite, celle de sa famille et son périple à travers le désert syrien. Ce récit fait partie intégrante de sa culture arménienne. Fondations mémorielles qui forgent encore les identités, plus d’un siècle après.
Ainsi, ce que nous raconte Koris, sa mère l’avait raconté auparavant, et avant elle, sa grand-mère et ainsi de suite, les mêmes mots qui empêchent l’oubli : "Mon arrière-grand-mère a vécu l’Exode, souffle-t-elle. Elle avait 13 ans. Durant la traversée, elle fut séparée de sa famille. Les enfants étaient souvent missionnés pour aller chercher de la nourriture. Elle était si rare qu’ils finissaient par manger les graines de céréales trouvées dans les excréments de chameaux."
On faisait tremper ces graines dans de l’eau en guise de repas. Beaucoup d’enfants se sont égarés ainsi, en partant en quête de nourriture.
Korisà France 3 Provence-Alpes
Ainsi, l’arrière-grand-mère de Koris ne reverra jamais sa mère et son frère. Elle errera seule, dans le désert, s’habillant de vieux vêtements pour passer inaperçue, jusqu’à ce qu’une femme la repère. Une Grecque, qui l’a prise sous son aile. Elle vivra avec elle jusqu’à partir en Syrie.
Le taboulé, un résumé de toutes les origines
A Beaumont, la cuisine d’Agnès s’ouvre sur une terrasse fleurie d’une vigne vierge. Aujourd’hui, elle prépare à sa petite-fille un taboulé, un résumé de toutes ses origines, l’unique privilège des apatrides. Agnès est née à Jérusalem en 1935, elle se souvient des courses qu’elle faisait avec sa mère dans les échoppes tenues par des Palestiniens.
"C’est comme ça que j’ai appris à parler l’arabe", assure-t-elle. Elle se rappelle ce peuple qui travaillait la terre, combien il fut accueillant, elle se souvient aussi des bateaux de rescapés juifs qui arrivaient en Terre Sainte après l’autre grand génocide de l’Histoire. "Ils avaient mis le feu au bateau de peur qu’on leur demande de repartir", lache-t-elle.
Puis ce fut le départ pour la Jordanie. Son père, photographe attitré du consulat de France, veut mettre la famille à l'abri.
A Jérusalem, il y avait de plus en plus de conflits. On a quitté la ville à bord d’un camion de l’armée, au milieu des balles qui fusaient.
Korisà France 3 Provence-Alpes
De la Jordanie, Agnès se souvient des nuits étoilées, depuis la fenêtre de leur petit appartement sans eau ni électricité. Là-bas, elle pensait chaque jour à sa ville natale. "Jérusalem, c’était mon Arménie", dit-elle.
Après le génocide, les Arméniens se sont éparpillés dans le monde entier. Beaucoup de familles, comme celle d’Agnès, se sont complètement perdues de vue pendant des années. Un réseau de recherche s’est tissé au sein des églises arméniennes sur l’ensemble de la planète.
"Cela a permis à mon arrière-grand-mère de retrouver une partie de sa famille établie depuis longtemps à Marseille, détaille Koris. Ma grand-mère a toujours eu une haute opinion de la France, elle connaissait le pays à travers ses lectures. Son père était instruit, il ramenait du Consulat de la littérature française."
"On m'a déconseillé d'aller jusqu’à mon village d'origine"
Mais à la maison, à Jérusalem ou en Jordanie, la langue maternelle restait le turc. La langue des génocidaires. "J’ai appris l’arménien à l’école, explique Agnès, mais chez nous, ma mère parlait le turc. Quand elle était petite, on interdisait aux Arméniens de parler leur langue. Mon père, lui, a appris l’arménien caché dans la cave, en secret, il lisait la Bible, le seul livre qu’il avait."
En 1983, Agnès retournera à Jérusalem sur les pas de son enfance. Elle sera hébergée par le curé d’une église arménienne. Elle se rappelle qu’"autrefois, à Jérusalem, il y avait des églises de toutes les origines. Chacun pouvait trouver son église et son école." La Turquie ? La terre de ses parents ? Elle est retournée à Istanbul, avec son petit-fils, le frère de Koris, Tigrane (le nom d’un roi arménien pacifiste), mais n’est jamais allé plus loin. "On m’a déconseillé d’aller jusqu’à mon village d’origine. Près de la Syrie. Trop dangereux", déplore Agnès.
Ce récit familial, Koris le connaît par cœur. Cela fait partie d’elle. Entre sa grand-mère et elle, c’est de l’amour tactile, fusionnel, comme on fait le taboulé, les mains plongées jusqu’aux avant-bras dans les saveurs, les souvenirs, la tendresse, toutes les deux brassent une histoire de famille dont elles veulent transmettre l’héritage.
Loin d’un ressac lourd et endeuillé, mais dans la vitalité d’une identité en mouvement. "La culture arménienne, je ne l’ai jamais sentie comme quelque chose de lourd à porter, assure-t-elle. On a baigné dedans. Et quand on me demande : 'Qui je suis ?', je réponds : 'Je suis Koris, d’origine arménienne, ça va de paire."
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