Les infirmiers libéraux dénoncent un double discours : d'un côté, une volonté affichée de favoriser le maintien à domicile des personnes âgées, et de l'autre, une possible baisse du forfait alloué aux infirmiers pour la prise en charge de ce public souvent fragile, voire lourdement dépendant.
Le compte n'y est pas, et les négociations entre trois syndicats d'infirmiers libéraux et la Caisse nationale de l'assurance maladie (Cnam) patinent. Le sujet qui fâche tient en trois lettres : BSI, pour bilan de soins infirmiers. Derrière ce jargon technique, la volonté d'améliorer la prise en charge à domicile des patients dépendants.
Au départ, les infirmiers étaient très favorables à cette démarche parce qu'elle prévoyait la prise en compte de la personne dépendante dans sa globalité. Hélas, une première expérimentation menée en 2020 auprès des plus de 90 ans a fait exploser le budget. L'enveloppe prévue de 26 millions d'euros n'a pas suffi et le surcoût s'est élevé à 73,6 millions. Du coup, la CNAM cherche à réduire les frais.
"Évidemment, quand on annonce des chiffres aussi importants, ça peut faire peur", commente Julien Boehringer président de la FNI 67 et secrétaire général de ce syndicat au niveau national, "mais pour la très grande dépendance, il faut savoir que nous percevons un forfait de 28,70 euros brut par jour, pour plusieurs passages quotidiens chez le patient. On ne peut tout de même pas travailler à un taux horaire inférieur au SMIC!"
Le risque, estime-t-il, c'est que les infirmiers libéraux refusent à l'avenir les patients les plus dépendants. Soins d'hygiène, pansements d'escarre, pose de perfusion, contrôle de l'alimentation et des médicaments, mais aussi coordination avec les kinés, les auxiliaires de vie, la famille, toutes ces missions sont chronophages. Avec des interventions sept jours sur sept, 24h/24, y compris les jours fériés. Le désengagement de la profession n'est pas impossible si la rémunération est notoirement insuffisante.
2.500 infirmiers libéraux en Alsace, 7.000 dans le Grand Est
"Les infirmiers libéraux assurent 75% de la prise en charge de la dépendance à domicile, ce n'est pas rien", observe Julien Boehringer. Ce n'est pas rien, rapporté au pourcentage de personnes en perte d'autonomie : 16% dans le Bas-Rhin, 14% dans le Haut-Rhin, et qui vivent majoritairement à domicile. Selon les chiffres de l'INSEE, en 2015, moins de 10% des personnes âgées en Alsace vivaient en Ehpad. Et la tendance ne va pas forcément s'inverser. Avec la crise du Covid-19, on note une vraie défiance des personnes âgées pour ces établissements.
Marie-Madeleine Hossann, Strasbourgeoise de 82 ans, n'a pas l'intention de quitter sa maison. "Mon mari, qui avait la maladie de Parkinson, a été admis dans un Ehpad", témoigne-t-elle. "Il faisait des chutes à répétitions, et on nous avait fait comprendre qu'il n'y avait pas d'autre solution. Mais deux mois après son admission il a contracté le Covid, et il est mort. Alors vous comprenez, moi je n'ai pas envie."
Marie-Madeleine Hossann va donc essayer de rester le plus longtemps possible dans la maison où elle vit depuis une trentaine d'années, héritée de ses beaux-parents. "J'y suis dans mon univers, dit-elle, les gens me demandent toujours si je ne m'ennuie pas, mais non! Absolument pas! Je lis, je regarde la télé, je fais ma vie comme je l'entends."
Évidemment, les tâches de la vie quotidienne sont devenues plus compliquées. Voilà pourquoi un infirmier passe matin et soir pour la douche, l'habillage, la préparation des médicaments. Quand ça ne va pas, il est le premier à s'en apercevoir. Et puis une aide-ménagère vient également tous les jours, sauf les dimanches, pour le ménage, les courses et la cuisine. Marie-Madeleine Hossann a deux filles, mais l'une est dans le sud de la France, et l'autre, qui vit en Alsace, est très prise par son travail. Elle téléphone et passe régulièrement, mais ne pourrait pas se substituer aux intervenants.
De plus en plus de personnes dépendantes
En France, le nombre de personnes en perte d'autonomie va doubler d'ici 2050 : elle en comptera 4 millions selon les projections de l'INSEE. Face à cette évolution, il faudra soit augmenter massivement l'offre d'hébergement en Ehpad, soit favoriser le maintien à domicile. "Mais on ne peut pas vouloir maintenir ces personnes chez elles sans s'en donner les moyens", réplique Julien Boehringer. "Les infirmiers libéraux ont été sur le pont en mars et avril dernier durant le confinement, avec pour objectif justement de maintenir les patients à domicile pour éviter d'engorger encore plus les hôpitaux. Nous sommes intervenus dans les Ehpad pour prêter main forte lorsqu'ils en avaient besoin. Maintenant, nous demandons une reconnaissance de nos compétences, on a un rôle pivot dans ce domaine du maintien à domicile."
Pour l'instant les discussions avec la CNAM sont complètement bloquées. Et le fameux BSI, qui aurait dû cette année être étendu aux populations à partir de 85 ans, est suspendu. Les syndicats d'infirmiers ont écrit au Premier ministre pour obtenir son arbitrage.