Le lundi de Pentecôte, dans certains villages d'Alsace, les jeunes font la tournée en chantant, pour quémander des œufs et de l'argent. Cette tradition en perdition est encore vivace dans de rares communes. Et son origine reste grandement méconnue. Rund Um a mené l'enquête.
"Pfingstedreck" ("crasseux de Pentecôte) à Hohwiller, "Pfingstebüewe" à Uhrwiller, "Pfingstaflonder" à Herbsheim ou encore "Pfingstekneller" ("claqueurs de fouets de Pentecôte") à Eschbach. Ces défilés de Pentecôte sont affublés de sobriquets fleuris.
Dans certains villages haut-rhinois, il était question de "Pfingsteflitteri" ("le souffreteux de Pentecôte"), ou de de "Schnackeballer" ("l'aboyeur contre les escargots").
D'un village à l'autre, parfois à plus de cinquante kilomètres de distance, les ressemblances du rite sont troublantes. Mais les différences aussi. Et malgré des explications et justifications transmises de génération en génération, la véritable origine des symboles rattachés à cette coutume semble nous échapper aujourd'hui.
Le "crasseux" de Hohwiller
A Hohwiller, le lundi de Pentecôte, impossible pour les habitants de faire la grasse matinée. Dans ce village près de Soultz-sous-Forêts, la tradition du "Pfingstedreck", du "crasseux de Pentecôte", est encore bien vivante. Et dès potron-minet, des jeunes garçons parcourent les rues du village en sonnant aux portes et en s'égosillant à chanter inlassablement une même ritournelle.
Ce 29 mai 2023, comme chaque année, une petite dizaine de garçons de 6 à 13 ans se met en route peu après 7 heure du matin. Certains arborent encore un authentique haut-de-forme orné d'un ruban, d'autres des chapeaux noirs en plastique. Munis de paniers, ils tirent une cariole décorée de verdure, et les plus grands se relaient pour porter à bout de bras une grosse branche ornée de fleurs et de rubans, le "Maïe" ("arbre de mai").
Dès qu'ils s'approchent d'une maison, ils reprennent leur chanson, aux paroles de prime abord saugrenues :
De pfingschtedreck het Eijer g'frasse / Le "crasseux de Pentecôte" a mangé des œufs,
Ross un Küh im Stàll vergasse / oublié cheval et vache à l'étable.
Flij undenüss, flij owenüss / Vole vers le bas, vole vers le haut,
Heb die blude, blinde Feijel üs ! Sors les oiseaux nus et aveugles.
Die Blude wie die Blinde / Les nus comme les aveugles,
De Pfingstedreck müess schinde. / Le "crasseux de Pentecôte" doit embêter.
Mutter gib mir e Stickel Speck / Mère donne-moi un bout de lard
von de Moresit eweck. / prélevé du flanc de la truie.
Nit ze klein, nit ze gross, / Ni trop petit, ni trop grand,
dàss de Hàwersàch nit verstosst. / pour ne pas déformer le havresac.
Gigs-gags, sechs siewe Eijer rüss, / Allez, six ou sept œufs,
oder ich schick' Dir de Màrter in's Hienerhüss. / ou je t'envoie la martre dans le poulailler.
Le parcours est rodé. Ils remontent une rue par un côté, puis la redescendent de l'autre, avant d'enchaîner par la rue suivante. Et sonnent à chaque porte. "On demande aux gens de nous donner des œufs. Ils peuvent aussi donner de l'argent, ou autre chose. Mais à la base, c'est des œufs" explique Baptiste, 10 ans. "C'est pour faire une omelette. Ou alors les revendre, on les vend aux gens qui en veulent" précise Matis, 13 ans, le meneur du groupe.
Rapidement, les boîtes à œufs s'empilent dans la petite charrette, complétées par des sachets de friandises. "Il y a aussi des sous, des bonbons et des chocolats" détaille Matis. Rares sont les portes qui restent closes. La plupart du temps, l'accueil est excellent. Et de nombreux habitants se tiennent déjà fin prêts, au portail ou à la fenêtre, leur obole à la main.
"Ce matin, mon mari m'a dit : 'J'ai l'impression que cette année, il n'y a pas de Pfingstedreck, je n'entends rien'" raconte une dame, debout derrière sa barrière. "Mais je lui ai répondu : 'Non, c'est bon, je les ai entendus. Ils sont en route.'"
"Autrefois c'était encore plus tôt" assure un homme qui attend devant sa porte. "De mon temps, on commençait déjà à 6 heures, pour tirer les gens du lit." Pour beaucoup, ce cortège ravive leurs propres souvenirs d'enfance. "Moi aussi je l'ai fait, bien sûr" confirme ce monsieur, très ému. "Dès que tu allais à l'école, tu en faisais partie. Et quand la scolarité était finie, tu t'arrêtais."
Mais nul ne sait à quand cette tradition remonte. "On faisait ça il y a 70 ans, et peut-être déjà avant" affirme un autre habitant. "Et je pense que ça remonte encore bien plus loin qu'à mon époque." – "C'est une tradition d'il y a plus de 100 ans" estime un autre. "Aux années 1.500, je pense" propose même Matis.
Ernest Rott, l'ancien maire, rappelle que "dans le musée de Wissembourg est déposée une chronique du village du début du 19e." La ritournelle du Pfingstedreck y est retranscrite, "et les paroles, mot pour mot, y sont déjà les mêmes." Même si "le sens profond de ce qui se dit, on ne l'a pas encore vraiment compris."
Pourtant, chaque Hohwillerois connait une explication apparemment simple : le "Pfingstedreck" aurait été, à l'origine, une spécificité des jeunes protestants, pour leur permettre de se démarquer de leurs copains catholiques. "A Pâques, quand les cloches étaient parties pour Rome, c'est les garçons catholiques qui agitaient les crécelles. Puis ils allaient collecter des œufs. Et les protestants le faisaient à Pentecôte."
Plusieurs anciens de confession protestante se souviennent que, dans leur enfance, ils devaient aider le pasteur à l'église. "Il fallait sonner les cloches, afficher les cantiques, le dimanche et quand il y avait un service funèbre. Et tant que l'orgue n'était pas électrifié, il fallait aussi activer le soufflet." Collecter des oeufs à Pentecôte, c'était donc une sorte de récompense pour les services rendus durant l'année.
Mais depuis que la tradition des crécelles a été abandonnée dans le village, et que l'œcuménisme a fait du chemin, le Pfingstedreck se pratique en commun, jeunes catholiques et protestants confondus. Et il a perdu sa connotation religieuse.
Cependant, ces explications ne satisfont pas Ernest Rott. "Le sens de ce qu'ils disent n'est pas clair" martèle-t-il. ""Le Pfingstedreck a mangé des œufs.' C'est qui, ce "crasseux de Pentecôte" ? Et ces phrases bizarres : 'vole vers le bas, vole vers le haut' et 'les oiseaux nus et aveugles'... On aimerait bien comprendre le texte en détail."
Les "garçons" d'Uhrwiller
A une bonne trentaine de kilomètres plus à l'Ouest, non loin d'Ingwiller, se pratiquait jusqu'en 2021 une coutume très semblable : celle des "Pfingstebüewe" (les "garçons de Pentecôte") d'Uhrwiller. Le lundi de Pentecôte, un petit groupe faisait également le tour du village, équipé de paniers pour ramasser des œufs, et portant également un "Maïe". Ici, pas de refrain chanté, mais un petit poème déclamé, aux paroles offrant de grandes similitudes avec celles du Pfingstedreck :
Do komme d'Uhrwiller Pfingstebüewe / Les garçons de Pentecôte d'Uhrwiller arrivent.
Sie welle a Hààfe voll kochti Rüewe / Ils veulent un pot plein de navets cuits.
Kochti Rüewe sin nit güet, / Les navets cuits sont mauvais,
liewer a àlter Schaijhüet. / plutôt un vieux chapeau de paille.
Drei Eijer erüss / Donne trois oeufs
odder isch schick de Màrter in's Hienerhüss. / ou j'envoie la martre dans le poulailler.
Ici, pas de carriole. Et un seul chapeau, porté par garçon vêtu de noir et barbouillé de suie. Il personnifiait la martre, destinée à effrayer les potentiels donneurs d'oeufs. Et, autre différence de taille : un premier cortège avait déjà déambulé la veille, le dimanche de Pentecôte, afin de faire du bruit dans le village.
"Les garçons de l'école se rassemblaient spontanément" raconte Jean-Marc Schlagdenhaufen, historien local, et auteur de plusieurs ouvrages sur les traditions de sa commune. "Jusqu'à la dernière guerre, les garçons utilisaient des 'Zinke', les fouets des valets de ferme pour mener le bétail. Ils passaient par toutes les rues et les ruelles, et les faisaient claquer, afin de chasser les mauvais esprits."
Ensuite, après-guerre, les fouets ont été remplacés par des casseroles. Et le lendemain, lundi de Pentecôte, "en remerciement de cette chasse aux esprits, dès 7h ou avant, le groupe se reconstituait" pour aller chercher sa récompense. En faisant du porte à porte pour récupérer des œufs.
Selon Jean-Marc Schlagdenhaufen, à l'origine, "c'était sûrement une habitude des valets de ferme, pour leur permettre de faire la fête à Pentecôte." Pour preuve, un dicton plus ancien indique qu'ils recherchaient "des œufs, du lard et du vin", menu moins adapté aux plus jeunes. Les enfants en âge scolaire auraient repris cette tradition à leur compte à partir des années 1920.
Les "claqueurs de fouet" d'Eschbach
Une coutume très proche, et toujours bien vivace, se déroule chaque année à Eschbach, au nord de Haguenau. Ce 29 mai 2023, les jeunes de treize ans ont fait la quête des œufs dans le village. Avec un refrain aux termes familiers :
Eijer, Eijer oder Spack / Des œufs, des œufs ou du lard
vun d'r Moor a Sitt e wag. / pris du flanc de la truie.
Nit so klein, nit so gross, / Ni trop petit, ni trop grand,
dàss de Hàwersàch nit verstosst. / pour ne pas déformer le havresac.
Selon la tradition, la veille, comme autrefois leurs homologues d'Uhrwiller, ils avaient fait claquer leurs grands fouets tressé avec des lanières d'ormes. D'où leur surnom.
Des rites archaïques aux significations plurielles
A Herbsheim, près de Benfeld, voici encore quelques années, des enfants vêtus de blanc et de noir, coiffés de chapeaux haut-de-forme et barbouillés de suie, allaient quémander "des oeufs, du lard et du vin". En sautant sur place pour faire résonner le harnais de grosses clochettes qu'ils portaient en bandoulière.
Dans de nombreux villages du Nord au Sud de l'Alsace, le souvenir de ces coutumes commence à s'estomper. Chaque année, l'Ecomusée d'Alsace s'en fait encore l'écho, par des reconstitutions. Mais les significations profondes de ces rituels semblent désormais nous échapper.
Le pendant entre crécelles de Pâques et claquements de fouets ou casserolades de Pentecôte évoque déjà, à lui seul, un rituel prophylactique. Faire du boucan pour nettoyer le village de ses vieux démons, y assainir les relations, et faire entrer de l'air frais. Et ce, avant Pâques, fête du renouveau et de la résurrection du Christ, comme avant Pentecôte, fête de la naissance de l'Eglise, qui met en avant l'importance de la communauté humaine.
Mais la présence récurente du "Maïe" et des paniers décorés de branchages, ainsi que des personnages de Pentecôte comme le "Schnackeballer" (''l'aboyeur contre les escargots" destiné à chasser les nuisibles), ou d'autres ornés de feuillages, ou encore jetés dans une fontaine ou une rivière, laissent à penser que ces rites ont aussi des racines plus laïques, évocatrices du monde paysan d'antan, voire de l'ère pré-chrétienne. Avec des réminiscences de célébration de la nature et du renouveau, de l'eau régénératrice ou du cycle de la vie.
A Hohwiller, les motivations de l'équipe du Pfingstedreck à battre le pavé durant plus de quatre heures sont moins complexes. "J'aime bien participer car j'aime bien demander des œufs et tirer la charrette" explique Baptiste. "C'est pour être avec tout le monde, passer un bon moment. Et dès le samedi, préparer la charrette et les paniers" renchérit Matis.
Cette année, la quête a été fructueuse. Le montant de l'argent reçu restera secret. Mais le partage se fait équitablement, dans des enveloppes préparées à cet effet. De même, la répartition des paquets de bonbons ne pose aucune difficulté.
Sur les 70 oeufs récoltés (nombre approximatif minimum, personne n'a réussi à tenir une comptabilité exacte), une bonne cinquantaine a été immédiatement revendue. Et conformément à la tradition, à midi, tout le groupe s'est retrouvé chez l'aîné de la classe, Matis pour cette année. Pour préparer une belle omelette avec les oeufs restants. Et la déguster afin de reprendre des forces.