Depuis plus d'un demi-siècle, le Sundgauvien Pierre Specker compose et chante avec divers groupes de musique qu'il a fondés. Il sort un 11e CD avec deux de ses titres fétiches, pour magnifier l'Alsace et son dialecte. Rund Um l'a rencontré.
Une fois de plus, Pierre Specker a retrouvé le chemin des studios. Plus précisément, du studio L'Atelier, à Schlierbach (Haut-Rhin), de son comparse Natalino Sablone qui le seconde depuis des années dans ses aventures, et assure aussi la partie technique lors de ses concerts.
Après plusieurs semaines de travail, un nouveau CD, le 11e, est achevé. Prêt à être déposé sous le sapin. Il comprend seulement deux chansons, deux reprises, mais choisies parmi les plus importantes de la carrière de l'artiste.
La première est en alsacien : "Ìm ewiga Elsàss" (L'Alsace éternelle). "C'est une chanson que j'ai écrite en 1992, et interprétée une seule fois sur scène", explique l'auteur-compositeur-interprète. La seconde, en français, "L'homme qui a râpé la lune", évoque la Louisiane qu'affectionne Pierre Specker, et sa situation linguistique qu'il compare à celle de notre région.
Une vie pour la musique
Pierre Specker vit dans son village natal de Kappelen. Il porte toujours avec panache son surnom, Pierlé (Petit Pierre), qui servait à l'origine à ne pas le confondre avec son père. Ce dernier a été durant de longues décennies le maire de la commune, et avait lancé dès les années 1970 de belles fêtes du village, les "Glickhampfalé" (Poignées de bonheur), qui évoquaient les traditions rurales aujourd'hui disparues.
Pierlé, lui, s'est principalement adonné à la musique. "J'ai été un musicien passionné dès mon plus jeune âge, racontait-il déjà en 2001 lors de l'émission Sür un Siess sur France 3 Alsace. Petit, j'ai joué de l'harmonica, à 7 ans je me suis mis au piano, et à 15 j'ai reçu une guitare de mon père. Ce qui m'a poussé à jouer de la mandoline, de l'accordéon, de l'harmonium et d'autres instruments."
Cette passion ne l'a jamais lâché. Il en a fait sa carrière, enseignant le piano, puis la guitare et l'ukulélé, et appliquant "la pédagogie Orff dans les écoles maternelles et primaires. La musique, c'est ma vie, reconnaît-il. J'ai toujours composé, toujours écrit des textes et des arrangements. Je trempe dans la musique jusqu'au cou." Parmi ses maîtres à penser, Bob Dylan et les Beatles.
Au milieu des années 1960, scolarisé dans l'établissement Don Bosco de Landser (Haut-Rhin), il crée son premier groupe de musique avec quelques potes. Puis, en 1970, le groupe Est. Ils font des tournées en Suisse et en Allemagne, et sortent "deux disques, qui ont passé régulièrement sur RTL et SWR3." De 1988 à 1996 - ainsi que de 2017 à 2022 - ce sera le groupe Cinnamon. Et dès 1998, le Pierre Specker band, qui existe toujours. Rock, country ou folk, environ la moitié de ses chansons est en alsacien. Le reste, en français ou en anglais.
Une ode à "L'Alsace éternelle"
En cette fin 2023, Pierre Specker a eu envie de remettre à l'honneur deux de ses principaux hits. Le premier, "Ìm ewiga Elsàss" n'avait jamais été enregistré. C'est enfin chose faite. "J'ai écrit cette chanson en 1992 en hommage aux fêtes du dimanche, rappelle-t-il. J'y évoque le Sundgau, mais aussi l'Outre-forêt, puisque mon arrière-grand-père du côté maternel est originaire de Schleithal (…) Je relie donc les deux lieux, en dédiant ce chant à toute l'Alsace."
Extrait :
Ìm èibiga Elsàss / Ìsch àlles a Ànlàss / Fìr z' faschtla 's ìsch wohr / D Litt rèèda un sìnga / D àlt' Spràuch tüat erklìnga / Wia vor täusig Johr
(Dans l'Alsace éternelle, / toute occasion est belle / pour faire la fête. / Les gens parlent et chantent, / l'antique langue qui résonne / depuis un millénaire.)
S Elsàss ìsch a Wunder / Wenn 's ìm Sunntig Blunder / Dàs Bescht' vo sìch gìtt/ Vo Seebàch bis Lìtzel (Lucelle) / Vo Chàppala bis Schlaadl / Vorwaarts Schrìtt fìr Schrìtt
(L'Alsace est un miracle / quand, en habits de dimanche, / elle donne le meilleur / De Seebach à Lucelle, / de Kappelen à Schleithal, / on avance pas à pas.)
Pour accompagner son chant et sa guitare, le groupe du Pierre Specker band et sa chanteuse d'origine philippine, Armina Riethmuller. Cette Alsacienne d'adoption depuis plus d'un quart de siècle a bien appris l'alsacien par sa belle-famille, mais pas celui du Sundgau. .
Or, selon son propre aveu, Pierre Specker est un "Dipfeleschisser" (un "chieur de points"), un perfectionniste. Ainsi, "pas question de chanter en alsacien sans la bonne prononciation, rit la chanteuse. Donc j'ai beaucoup bossé, pour apprendre le texte phonétiquement, et par cœur. C'était beaucoup de travail et de sueur."
Le chœur d'hommes d'Attenschwiller, le Liederkranz, a également apporté son concours à l'enregistrement. A tour de rôle, chaque formation est venue en studio. "C'est un travail en multipiste. On a enregistré musicien par musicien. On a pris le temps, en passant beaucoup de temps à corriger, à refaire les prises de son, pour que ce soit parfait, explique Natalino Sablone, le gérant. Il ne fallait pas aller trop vite, pour le faire bien, calmement." C'est lui aussi qui a réalisé la pochette du CD et le livret, et s'est occupé "de tout, de A à Z."
Un chant aux accents de Louisiane
L'autre titre, "L'homme qui a râpé la lune pour en faire des étoiles", définit profondément la personnalité de son auteur, un Pierre Specker viscéralement enraciné dans son Alsace natale, pour mieux s'ouvrir aux vents du monde. "J'ai toujours été fan de la musique cajun de Louisiane, avoue-t-il. J'ai écrit trois chansons sur la Louisiane. Eux étaient punis quand ils parlaient le français dans la cour d'école, et nous, quand on parlait l'alsacien. C'est la vie."
Cette chanson en français l'accompagne depuis plus de vingt ans. Et offre un miroir émouvant à celle en alsacien, car elle lui offre une autre manière de crier de belle façon son amour pour sa langue maternelle.
"La têt' dans les étoiles, je me prends à rêver / D'une Alsace où l'Esprit viendrait fort à souffler / Meneurs de jeu, artistes, polyglottes futés / Sur des ondes brouillées ne seraient relégués /
Je monterais sur scène sans honte et sans remords / A la face du mond' je crierais haut et fort / Ma langue a droit de vivre, trop de gens veul' sa mort / Elsàss wàch andlig üff dinni Spràuch isch in Gfohr (Alsace, réveille-toi enfin, ta langue est en danger) /
Le cap sur la Louisiane mettrais et ferais voile / Vers mes amis chanteurs comm' moi poussièr' d'étoile / Ils me diraient leur peine, leur langue abandonnée / Cajuns mes frèr' je sais le poids des quolibets.
Le livret d'accompagnement reprend bien sûr l'intégralité des paroles. Pour celles de "L'Alsace éternelle", Pierre Specker propose aussi une traduction libre en français. Ainsi que des variantes dialectales, notées entre parenthèses. Car il caresse l'espoir qu'elle sera chantée, avec diverses prononciations de l'alsacien, et même en bilingue, du sud au nord de l'Alsace. Et même ailleurs.