Une enquête dénonce un vaste trafic illégal de bois français vers la Chine

Le média en ligne Disclose a enquêté pendant plusieurs mois sur un trafic illégal de bois issu des forêts françaises, et notamment des Ardennes, en direction de la Chine. Il dénonce l'inaction de l'État.

Du bois de chêne issu de forêts publiques illégalement exporté vers la Chine. Le média en ligne Disclose a publié le 21 février une enquête en deux volets, qui met en avant un trafic qui se déroule entre autre en Champagne-Ardenne.

Les deux journalistes qui signent ces articles ont notamment pu interroger le propriétaire d'une scierie dans les Ardennes. "J'ai ici l’équivalent de dix conteneurs de chênes, soit 250 m³, explique-t-il anonymement à nos confrères. Si je les transforme sur place, cela fait une perte de 40 000 euros pour l’entreprise. S’ils partent en Chine, cela fait un gain de 15 000 euros."

Une partie de ces chênes sont pourtant labellisés "Transformation UE", assure Disclose. Cette estampille impose que le bois soit transformé au sein de l'Union européenne. Plus de 80 % des chênes des forêts publiques gérées par l'Office national des forêts (ONF) bénéficient de ce label, pensé justement pour se prémunir de toute exportation sauvage.

Mais un trafic s'est mis en place pour contourner le label, avec l'intervention de traders chinois et l'utilisation de sociétés écrans pour brouiller les pistes, dénonce le média en ligne.

L'enquête au long cours a été réalisée par les journalistes Alexander Abdelilah et Robert Schmidt. Nous avons interrogé le premier sur son travail.

Pourquoi avoir décidé de vous intéresser à cette thématique ?

Alexander Abdelilah : Au cours de rencontres avec des agents de l'ONF, des forestiers, des exploitants, on s'est rendu compte qu'il y avait un gros sujet sur le commerce et l'export vers la Chine.

À l'intérieur de ce thème, ce qui nous paraissait très intéressant, c'était la politique mise en place par l'État pour protéger ces chênes. Sachant que l'État n'a qu'un quart des forêts, mais commercialise la moitié des chênes en France.

Assez vite, on s'est rendu compte que cette politique ne fonctionnait pas, que cette protection était facilement contournée. On a enquêté pour voir quelle échelle ça prenait. Et on a vu que c'était répandu, notamment dans l'est de la France.

La transformation du bois obligatoire au sein de l'UE ne concerne que les forêts publiques ?

Cela peut être aussi être le cas pour des chênes de forêts privées. Les propriétaires peuvent volontairement obtenir ce label et le pratiquer. Mais on s'est vraiment intéressé aux chênes publics, parce que l'État met en avant l'importance de protéger le bois et on voulait voir si ça suivait dans les faits. On s'est rendu compte sur le terrain que l'ONF et les douanes n'avaient pas les moyens. 

L'État ne participe pas à ce trafic. Mais en ayant enlevé progressivement tous les moyens aux organismes publics qui sont chargés de faire les contrôles, il rend ce trafic beaucoup plus facile.

Alexander Abdelilah, journaliste

Le bois qui est exporté en Chine revient-il ensuite en France une fois transformé ?

C'est difficile à dire ce qu'il advient de ces conteneurs en particulier. On n'a pu en suivre qu'un seul jusqu'à Shanghai. Mais ensuite, on ne sait pas ce qu'il est devenu et quelle entreprise l'a récupéré.

Ce qu'on sait du bois et en général, c'est que le bois part en Chine pour être transformé, en parquet notamment, et revient en France. Ça, c'est un grand classique. Mais c'est une conséquence de la désindustrialisation et de choix politiques qui ont complètement anéanti la filière du meuble français.

Pour une partie de votre enquête, vous avez eu recours à l'infiltration. Pourquoi ce choix ?

On a fait de l'infiltration quand on a commencé à voir qu'une des parties du puzzle qui nous manquait, c'était justement les traders asiatiques. Ce sont eux qui venaient acheter le bois et qui proposaient un débouché à ces bois qui parfois étaient envoyés illégalement.

Après en avoir approché quelques-uns, on s'est rendu compte qu'ils ne souhaitaient pas parler et restaient très évasifs dès qu'on allait dans le business. C'est pour ça qu'on a utilisé cette stratégie, qui était à notre avis la seule pour obtenir un aperçu des coulisses de ce business.

Il a été difficile d'avoir des témoignages, comme celui du propriétaire d'une scierie ardennaise ?

Ce qui est difficile, c'est d'avoir des informations précises. On a eu beaucoup de gens qui voulaient bien nous parler en off, mais qui restaient assez évasifs. Ils disaient : "Oui, ça existe. Telle personne fait ça". Mais ils ne parlaient jamais d'eux-mêmes. Finalement, on a eu quelqu'un qui nous le racontait à la première personne, documents à l'appui. On a pu assister à des ventes, c'était vraiment précieux.

Il nous a expliqué avoir parlé pour sonner l'alarme. Ce qui peut sembler un peu étonnant. Il estime qu'il n'a pas le choix parce qu'il y a un manque de débouché en France avec une industrie du meuble qui a disparu, l'écosystème s'est effondré. Donc il estime qu'il est obligé de pratiquer ce trafic pour permettre à son entreprise de survivre.

L'industrie du bois a une relation très ambivalente aux acteurs chinois. Après les tempêtes de 1999, tout le monde m'expliquait que les entreprises asiatiques et chinoises en particulier étaient un peu les sauveurs. Ils ont massivement acheté du bois de mauvaise qualité que les Français ne voulaient pas ou ne pouvaient pas travailler.

Ça a créé les premiers liens, cette relation s'est développée. Avec un besoin chinois grandissant, ils se sont intéressés à des bois de meilleure qualité, et ont voulu acheter de plus en plus en direct. Le trafic qui est en cours est le fruit d'une relation très ancienne.

Ils n'ont pas débarqué là du jour au lendemain, ça fait au moins presque 25 ans que des Chinois travaillent avec des Français. Souvent, les personnes qui dénoncent les pratiques vont eux-mêmes quelques semaines plus tard échanger avec la Chine. C'est assez complexe.

Vous pointez le manque de vigilance de l'État sur ce sujet. Est-ce que la situation est spécifique à la France ou concerne-t-elle d'autres pays ?

Le label de transformation est français. Après, du bois d'autres pays part aussi vers la Chine. En fait, il suffit de regarder les traders sur Facebook. Ils achètent en masse en Belgique, en Allemagne, dans les pays de l'Est. La France est un pays parmi d'autres, mais il se trouve que la France est le troisième producteur mondial de chêne.

On est vraiment à la pointe. Donc si vous voulez du chêne, la destination naturelle, c'est la France. 

Alexander Abdelilah, journaliste

Vous avez sollicité le ministère de l'Agriculture et vous n'avez pas eu de réponses à vos questions. Cela vous a surpris ?

Oui. D'autant plus que c'est un sujet qui avait été évoqué fin 2021 au Sénat par Bérengère Abba, qui était encore secrétaire d'État. En réponse à un sénateur, elle avait dit que pour mettre un terme à ce trafic, ils voulaient mettre en place une carte d'exportateur. Toutes les personnes qui exportent du bois devraient s'enregistrer, pour réguler le milieu.

Je leur ai posé la question à plusieurs reprises. Rien, silence radio. Soit c'est de la gêne, soit ils estiment que ce n'est pas prioritaire ou alors que c'est en cours. Je ne sais pas quoi en conclure.

Les deux volets de l'enquête de Disclose sont disponibles en accès libre sur leur site. Disclose est une association à but non lucratif. Elle a été fondée par des journalistes indépendants et est financée exclusivement par des dons de particuliers et de fondations.

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