Ma France 2022. À six semaines de l'élection présidentielle, nous sommes allés à la rencontre de ceux qui font la navette en train entre Chaumont, Troyes ou Romilly et Paris tous les jours. Au-delà des déconvenues des problèmes de train, ils nous confient leur désir de changement.
À la gare de Chaumont, en Haute-Marne, il n'est pas encore tout à fait six heures du matin. Le jour est loin d'être levé. Le train pour Paris, départ 6h12, est annoncé voie 2. C'est le premier de la journée. Ce matin du 22 février 2022, il n'a pas de retard. La petite dizaine de voyageurs qui patiente sur le quai monte à bord. Parmi eux, il y a Céline Pilat. Elle s'est installée près de la fenêtre dans un coin de la rame. Elle sort une tablette de son sac pour déjà se plonger dans sa journée de travail quand nous entamons la conversation avec elle.
"J'ai toujours fait ce trajet plus ou moins régulièrement. Ça fait un an que je le fais toutes les semaines", explique-t-elle. La cheffe d'entreprise originaire de Chaumont (Haute-Marne) y a créé sa société, PC économistes, il y a 13 ans. "J'ai souhaité rester à Chaumont parce que j'ai deux filles qui étaient jeunes." L'une a désormais 17 ans, l'autre bientôt 21.
Économiste de la construction, elle est amenée à faire de nombreux déplacements sur les chantiers. "L'économiste est la personne qui va maîtriser le budget, définir l'enveloppe et la suivre jusqu'à la fin des travaux", précise-t-elle. Ce matin, elle doit d'ailleurs se rendre sur un chantier dans le 12e arrondissement. Après 2h34 de train, elle doit encore prendre le métro pour le rejoindre. Céline Pintat est également secrétaire générale de l'Union nationale des Economistes de la construction (Untec), un syndicat professionnel. Elle habite à trois minutes de la gare en voiture, où elle stationne pour 6 euros par mois avant de monter dans le TER.
"Le plus problématique aujourd'hui, ce sont les trajets qui sont réduits au niveau du nombre et puis des amplitudes", nous répond-elle quand on l'interroge sur ses voyages quotidiens. Le 6h12 lui permet d'arriver à la gare de l'Est à 8h46. Enfin, ça c'est si tout va bien.
"Il y a un mois, je suis partie à 6h et je suis arrivée à midi"
La ligne 4, qui va de Mulhouse à Paris se traîne depuis longtemps une mauvaise réputation. Retards, suppressions de train… les usagers enchaînent parfois les déconvenues. "On est toujours dans l'incertitude d'avoir ce train. Donc c'est vrai que vous vivez avec un stress. La semaine dernière, je me suis rendue compte à 4h30 qu'il ne circulait pas. J'ai pris ma voiture, je suis montée à Troyes et j'y ai pris le train à 6h45. Mais le soir quand vous rentrez, vous savez que vous avez encore une heure de route. C'est problématique", raconte-t-elle. Ce matin, le seul changement est qu'il n'y a qu'une rame au lieu des deux habituelles. Les voyageurs seront plus serrés.
Des galères, elle pourrait en raconter beaucoup. "Il y a un mois, je suis partie à 6h et je suis arrivée gare de l'Est à 12h. J'avais deux rendez-vous très importants que j'ai raté", donne-t-elle comme exemple. Malgré un réveil qui sonne très tôt, la cheffe d'entreprise trouve un équilibre dans ces déplacements qui lui permettent, en restant une nuit à l'hôtel à Paris, de grouper ses rendez-vous professionnels. "C'est un énorme regret mais je n'ai pas beaucoup de chantiers à Chaumont. Donc on se déplace énormément". Pour le retour, "en général, je prends le 16h40 ou alors le 18h40", nous dit-elle.
J'ai des alertes. Le matin, je regarde si le train n'est pas supprimé. Dans la journée, je regarde plusieurs fois si les trains circulent. J'ai toujours cette épée de Damoclès, ça reste anxiogène. Certaines fois, je décide d'arriver la veille parce que j'ai peur que celui-ci ne circule pas le matin.
Céline Pintat
Alors que la présidentielle approche, elle nous dit avoir déjà fait son choix. Et s'inquiète déjà des conséquences que pourrait avoir le programme de certains sur son quotidien de voyageuse. "On sait très bien que quand le sujet des retraites va être de nouveau sur la table, on va encore subir des grèves, des mécontentements."
Puisque la période électorale est propice aux promesses, Céline Pintat ajoute les siennes. Il faudrait "s'assurer que les gens puissent aller travailler, que ce soit sur Paris ou sur Troyes, en toute quiétude chaque matin, avec des heures régulières", propose-t-elle. Et puis un départ un peu plus tôt pour arriver à Paris vers 8h.
Mais au-delà des transports, elle pointe aussi le problème des déserts médicaux, qui la touche particulièrement à Chaumont. Elle en vient même à prendre des rendez-vous médicaux à Dijon, où sont désormais ses filles. "Mais ce n'est pas la solution."
La crise du Covid aura fait découvrir le télétravail à beaucoup. Mais ce n'est pas pour elle. "Dans mon métier, je trouve que ça ne peut pas fonctionner. C'est vraiment un métier basé sur l'échange, la recherche, la coordination. J'ai été la plus malheureuse quand j'ai passé des heures en visio derrière mon écran", confie-t-elle.
"C'est une autre qualité de vie, les gens sont moins stressés"
Ce n'est pas le cas de Zouhir Senkez. Le télétravail a été décisif dans son choix de vie. Ce consultant en support informatique a déménagé à Romilly-sur-Seine, dans l'Aube, il y a neuf mois. Nous nous étions d'ailleurs arrêtés dans cette commune pour prendre le pouls des électeurs.
Il fait le trajet en train deux jours par semaine pour se rendre à son bureau dans le 9e arrondissement de Paris. Le reste de la semaine, il télétravaille depuis Romilly, dans la maison où il s'est installé avec sa femme et ses deux enfants de trois ans et un an. Cette répartition du temps de travail était déjà en place dans son entreprise avant le Covid.
Avant de choisir l'Aube, qu'il ne connaissait pas du tout, il a toujours habité en région parisienne. "Le trajet n'est pas vraiment très pénible, affirme-t-il. Paris est à 1h15 d'ici. En faisant ça deux fois par semaine, ce n'est pas dramatique. Donc c'était un des arguments qui m'ont encouragé à déménager aussi loin. On compte sur l'efficacité de la SNCF, même s'il y avait des problèmes au début et qu'il y en aura je suis sûr." Il explique qu'il passait autant de temps dans les transports quand il habitait en Île-de-France, avec des rames davantage bondées.
Même s'il est un usager tout récent de la ligne 4, il peut tout de même raconter les mêmes galères que les habitués. "Il paraît que je suis arrivé pile poil avec un épisode de travaux. Il y avait beaucoup de retards, beaucoup d'annulations et il manquait beaucoup d'informations."
"La plus grande mésaventure que j'ai eu, c'était le lendemain d'une tempête, il y a deux mois. On a dû rester dans le train sept heures pour pouvoir arriver jusqu'à Paris."
Il espère que l'électrification de la ligne, qui se poursuit, permettra une meilleure régularité. "Ce que je ressens au bout de huit mois, c'est que cette ligne est de plus en plus peuplée. Il y a de plus en plus de gens qui sont en train de s'éloigner parce que Paris est en train de s'étouffer."
Le prix de l'immobilier fait que vous êtes obligé de vous éloigner un peu pour rentrer dans votre budget. C'était mon cas.
Zouhir Senkez
Il est le seul à ramener un salaire à la maison, sa femme ne travaille pas. Le choix de Romilly lui a permis d'acheter une maison. C'était inenvisageable s'il avait voulu habiter plus près de Paris.
Il explique aussi apprécier le calme de Romilly, plus propice à la vie de famille. "C'est une autre qualité de vie. Les gens sont beaucoup moins stressés, on le sent en parlant avec eux."
"Avant, je vivais dans une cité. Les gens qui y sont sont très sympathiques. Mais vous avez toujours les classiques deals de shit. Je n'avais pas du tout envie que mes enfants grandissent dans ce cadre. C'est une des choses qui m'ont vraiment encouragé à déménager, pour le bien de mes enfants."
Habituellement, il prend le train le matin pour arriver à 8h46. Le soir, il grimpe le plus souvent dans le 18h12. "Ça me fait arriver presque à 19h40 à la maison. Je préfère rentrer assez tôt pour pouvoir voir les enfants".
Il dit s'intéresser beaucoup à la politique. Pour 2022, il a déjà décidé pour qui il compte voter. "Quand vous voyez les candidats, le choix est tellement facile. Mais après, on peut aussi être amené à faire le choix du meilleur des pires, et pas le meilleur pour la France. Et ça, on l'a déjà fait deux ou trois fois", sourit-il.
Il aimerait que les personnalités politiques parlent davantage des problèmes quotidiens des Français plutôt que "de l'immigration, de l'insécurité, du voile". "Peu importe que je sois musulman ou non, rationnellement qu'est-ce qu'un voile sur la tête d'une femme a à voir avec les problèmes de la France ? Il faut trouver des solutions pour le chômage, trouver des solutions pour les gens qui n'arrivent pas à vivre parce que c'est très cher partout. Je ne pense pas que ce soit à cause du voile ou des immigrants."
S'il pouvait y avoir du changement sur sa ligne de train, il aimerait davantage de régularité aux heures de pointe et avoir un train plus tard pour quitter Paris, vers 22h, alors qu'actuellement le dernier s'élance à 20h40.
"On est pas mal absent la semaine. On rattrape le temps perdu pendant les vacances"
Il est 18h quand nous retrouvons Fabien Bras à la gare de l'Est à Paris pour faire le trajet retour avec lui. Le comptable de 33 ans travaille à Montreuil, en Seine Saint-Denis dans un groupement d'intérêt public qui œuvre pour l'habitat d'urgence des sans-abris et les mal logés. Il fait les allers-retours entre Troyes et Paris depuis 2016. Pour aller de la gare à son bureau, il a préféré troquer le métro pour trente minutes de vélo depuis la crise du Covid. Au début, c'était pour éviter la contamination, et puis il y a pris goût.
Le TER pour l'Aube doit partir à 18h12. Un colis suspect a perturbé la circulation d'une bonne partie des trains de l'après-midi, mais l'incident est terminé. Le train part à l'heure. Une fois son vélo bien attaché à l'entrée de la rame, il nous raconte son quotidien de navetteur.
"Avant, c'était un aller-retour tous les jours. Je n'avais vraiment aucun télétravail, même quand il y a eu des problèmes avec la ligne Troyes-Paris. À un moment, il y avait des travaux et il fallait prendre le bus pour aller jusqu'à Châlons, puis de Châlons on montait à Paris en train. Et à cette époque là je faisais le trajet cinq jours par semaine"
Depuis la crise du Covid, son entreprise a mis en place un jour de télétravail par semaine, qui satisfait bien le trentenaire, même s'il aurait aimé pouvoir en faire davantage. "Ça aurait été bien au moins deux jours", glisse-t-il.
Il faut dire que les départs tôt le matin (6h07) et les arrivées tard le soir (19h51 ou 20h05 habituellement) font qu'il voit moins sa famille. "Ce n'est pas toujours évident. Forcément je vois moins ma fille, je vois moins ma conjointe. Ça crée de la fatigue. Et puis on a l'impression quand même d'être pas mal absent la semaine. Après on rattrape le temps perdu pendant les vacances ou un peu le week-end."
Il a un temps travaillé à Troyes, dont il est originaire, mais son envie d'évolution l'a poussé à aller chercher un emploi à Paris. "J'ai trouvé assez facilement et beaucoup mieux payé", confie-t-il. Il a alors emménagé dans le Val-d'Oise mais l'expérience a tourné court. "J'y ai habité six mois, mais c'était mieux de vivre en province pour ma famille. On a préféré revenir dans la région et que je fasse les trajets."
Habiter en Île-de-France, c'est toujours avoir une vie vraiment très speed, c'est toujours courir partout. Et trouver en province un poste dans la fonction publique qui me rémunère correctement, c'est très difficile.
Fabien Bras
Son employeur lui rembourse chaque mois 86 euros sur son abonnement de train de 218 euros. C'est le plafond qui s'applique dans la fonction publique. Avant la reprise de la gestion de la ligne par la Région, l'abonnement dépassait les 350 euros par mois. "C'est vrai qu'il y a eu du changement déjà là-dessus, il y a eu quand même pas mal d'avancées", admet-il.
Après six ans d'allers-retours, il a bien sûr lui-aussi son lot de mésaventures à raconter. "J'ai déjà eu facilement plus d'une heure de retard au travail. Après, ils ne sont pas trop embêtants là-dessus. Il y a un mois, je devais avoir un entretien à Boulogne-Billancourt. J'ai eu une heure de retard à cause du train, le mauvais jour, pourtant j'avais pris large."
D'autres fois c'est au retour que le sort s'acharne. "Un jour on est rentré, je crois, à minuit, 1h du matin. On avait mis quatre heures pour revenir. Il devait y avoir un problème en Île-de-France." Et le lendemain, il était de nouveau tôt sur le quai de la gare de Troyes pour rejoindre son travail.
Concernant la politique, il explique voter à toutes les élections depuis qu'il a 18 ans. Il n'a pas encore fixé son choix pour la prochaine présidentielle, même s'il sait déjà pour qui il ne votera jamais. "Je n'ai pas de parti dédié. Je m'intéresse, je lis les programmes. Après, on sait très bien que dans les faits, c'est toujours difficile pour un Président de faire tout ce qu'il a dit. La plupart du temps, ils n'en font pas beaucoup", reconnaît-il.
"Pour rien au monde je ne retournerai à Paris"
Blaise Fallermann, lui, est l'exact opposé. Il n'a jamais voté de sa vie, même s'il a dépassé les 40 ans. Cette année, il va peut-être s'inscrire sur les listes électorales, après l'intense lobbying de sa mère. Et même peut-être se déplacer glisser un bulletin dans l'urne.
Après toute une vie passée à Paris, il a choisi il y a cinq ans de s'installer à Romilly, dans une petite maison. Il fait des allers-retours cinq fois par semaine, du mardi au samedi pour ouvrir le magasin de vinyles qu'il tient près de Bastille à Paris.
Il prend habituellement le 10h04, pour pouvoir être à Paris à 11h15. Après quelques minutes de trajet en scooter, qu'il gare à quelques rues de la gare de l'Est, il rejoint sa boutique ouverte entre 12h et 19h.
"J'aurai préféré quand même être sur Troyes pour la ville. Romilly c'est plus une ville-dortoir. Vous n'avez pas grand chose le soir, pas de restaurant", confie-t-il. Mais les vingt minutes de trajet en moins ont été décisives.
Pour ce pur parisien, le changement de vie est total mais il lui convient bien pour l'instant. "Malgré les petits tracas, on est quand même très contents. Quand on se lève le matin, on entend les petits oiseaux, on a le jardin. C'est quand même plus agréable que d'être dans un deux-pièces à Paris comme je l'ai été pendant 44 ans", confie-t-il.
Il a une fille de 9 ans et un fils de 3 ans, tous les deux scolarisés dans une école privée de Romilly. "Pour rien au monde je ne retournerai à Paris maintenant. Même si je pouvais un jour trouver un boulot ici, je le ferai. Mais le travail c'est dur ici, à Romilly pire qu'à Troyes", dit-il.
Ouvrir sa boutique à midi lui permet d'amener ses enfants à l'école le matin. Le soir, c'est sa compagne, accompagnatrice en périnatalité, qui s'en occupe. Lui ne peut en profiter que quelques minutes en arrivant vers 21h. "Quand je rentre, ils montent se coucher. C'est le seul truc qui est un peu pesant. Mais je n'ai pas le choix, il n'y a pas de travail ici, pas grand chose."
Son patron prend en charge la moitié de son abonnement, qu'il paye autour de 200 euros par mois. "Quand ça fonctionne bien, c'est top. Une heure c'est rien. Des fois le matin, je me rendors un peu, je me réveille et je suis arrivé. Le soir, je regarde un peu de trucs sur mon téléphone, ça passe vite".
Mais tout ne se passe pas toujours comme prévu. "Des fois c'est des retards de 20 minutes, d'une demi-heure. Des fois c'est des trains supprimés au dernier moment. En ce moment, on est plutôt à deux ou trois problèmes par semaine."
Le plus compliqué pour lui, c'est souvent le samedi. Car la SNCF programme régulièrement des travaux importants les week-ends, un jour où il doit tout de même se déplacer pour ouvrir son magasin. "Le matin ça va, mais le soir, le 20h42 a été supprimé pendant deux mois". Il a donc été obligé plusieurs fois d'aller en voiture jusqu'à Provins, en Seine-et-Marne, où il peut récupérer des trains du réseau de transports d'Île-de-France. Une autre fois, ce sont des travaux pendant tout un été qui lui ont compliqué la vie.
Ça a été très pénible. J'ai dû aller dormir chez ma mère qui habite en Picardie pendant presque un mois. Ma femme et mes enfants ne m'ont pas vu pendant trois semaines.
Blaise Fallermann
Alors qu'on l'interroge sur les thématiques qui retiennent son attention dans la campagne, il nous parle spontanément de l'insécurité qu'il perçoit. "Dans notre pays, il y a quand même eu des attentats, je les ai vécus. Le Bataclan est à cinq minutes de la boutique".
Habiter loin de Paris lui permet de rester dans un cocon, comme il l'explique. "Je suis né dans les années 70 et c'est vrai qu'on était quand même heureux dans ces années-là. Il n'y avait quand même pas autant de problèmes qu'aujourd'hui. Et il y avait plus de liberté aussi. J'ai une certaine nostalgie du passé."
Le 10 et le 24 avril prochains, pour l'élection présidentielle, nos quatre voyageurs ne feront probablement pas tous le même choix. Certains n'en feront peut-être aucun. Mais tous semblent partager un point commun, l'envie de vivre paisiblement loin du fracas de Paris.