Depuis novembre 2021, vingt-quatre hommes et trois femmes sans domicile fixe sont décédés à Strasbourg, dans la rue ou en hébergement d'urgence. Une petite cérémonie s'est tenue ce 1er novembre afin de leur rendre hommage.
Ils s'appelaient Adam, Alain, Alban, Algimantis, Ali, Alphonse, Bachir, Damian, Eric, Florica, François, Karim, Guilani, Hamman, Jacky, Jonathan, Kamel, Martin, Mehdi, Pascal, Preda, Ramiza, Réré, Sébastien dit "Bastos", Stéphane, Solomon et Richel. 24 hommes et 3 femmes, morts à Strasbourg ces derniers douze mois. Certains directement dans la rue, d'autres en hébergement d'urgence, à l'hôpital ou ailleurs. Mais tous parce que leur vie de galère, sans domicile fixe, les avait minés.
Pour ne pas les oublier en ce 1er novembre, l'association Grains de sable, Collectif des Morts de la rue d'Alsace, a organisé un court temps de recueillement avec le soutien de la Ville de Strasbourg. Une cinquantaine de personnes se sont retrouvées dans la petite cour jouxtant l'église Saint-Pierre-le-Vieux, entre la Grand-rue et la gare.
Après quelques mots d'introduction de Jeanne Barseghian, maire de Strasbourg, et de Guillaume Keller-Ruscher, président de Grains de sable, les 27 prénoms des disparus ont été lus à haute voix. S'en sont suivis une minute de silence, puis le dépôt d'une gerbe devant la plaque commémorative apposée sur le mur de l'église, qui énonce sobrement : "A la mémoire des morts de la rue."
"Pour certains, Strasbourg a été leur ville de naissance, où ils ont passé toute leur vie" précise Guillaume Keller-Ruscher. D'autres, venus d'ailleurs, y ont trouvé "une ville plus ou moins hospitalière, en tout cas suffisamment pour y rester jusqu'à y rendre leur dernier souffle."
Un hommage public leur est rendu chaque 1er novembre depuis une vingtaine d'années dans la capitale alsacienne, "pour ne pas les oublier, ni oublier la réalité qui était la leur." Car, Guillaume Keller-Ruscher le rappelle : "Vivre et mourir dans la rue ne doit pas être une fatalité."
Plus de 700 sans domicile morts en France
Au niveau national, le Collectif des Morts de la rue dénombre pour cette seule dernière année le décès de 620 personnes à la rue ou en hébergement d'urgence. Ainsi que celui de 81 personnes anciennement sans domicile fixe, mais "dont on peut considérer qu'un passage dans la rue a raccourci leur vie." Et ces chiffres, certainement non exhaustifs, augmentent d'année en année.
De cette enquête du Collectif (consultable ici), il ressort également que "48 ans, c'est l'espérance de vie dans la rue" précise encore Guillaume Keller-Ruscher. "C'est le fait le plus marquant." Les raisons en sont multiples : absence de confort et sommeil jamais réparateur, manque de suivi médical, santé dégradée pour cause de froid ou de canicule, mauvaise alimentation …
Des funérailles laïques comme religieuses
A Strasbourg, lorsqu'une personne sans domicile fixe décède, des recherches sont entreprises pour retrouver sa famille. Parfois, celle-ci souhaite rapatrier le corps ou accepte de payer le service funèbre. Mais lorsque la famille reste introuvable, "c'est le CCAS (Centre communal d'action sociale) qui prend les frais en charge" précise encore le président de Grains de sable.
Pour présider la cérémonie, les pompes funèbres font généralement appel à l'Aumônerie de rue, un petit groupe œcuménique qui va à la rencontre des personnes à la rue pour échanger, sans esprit de prosélytisme. Bernard Zimpfer, pasteur protestant retraité, en est membre depuis plusieurs décennies.
Il est régulièrement sollicité pour ce type de service funèbre, que ce soit pour des personnes qu'il "connaissait bien", ou d'autres pas du tout. "Quand je ne connais pas la personne, je rappelle surtout que toute personne humaine est une histoire sacrée", raconte-t-il. Mais il lui arrive aussi "de faire un enterrement en bonne et due forme dans une église."
Les membres de l'association Grains de sable, eux, s'arrangent toujours pour qu'au moins l'un d'entre eux puisse être présent. "Alors on va dans la rue, chercher les amis du défunt, et on les amène pour qu'ils puissent participer aux funérailles" précise Sophie Fauroux, membre fondatrice de l'Aumônerie de rue, et membre de Grains de sable.
Il peut aussi arriver – heureusement, le fait reste rare – que la personne soit "morte sous X", et que ni son nom, ni son prénom ne soient connus. "Pour nous, c'est horrible" s'exclame Guillaume Keller-Ruscher. "Pour honorer quelqu'un dont on ne sait rien, on ne sait pas quoi dire."
Ils reposent dans les cimetières municipaux
A Strasbourg, la majeure partie de ces morts de la rue sont ensuite enterrés dans les cimetières municipaux. Tous sont inhumés, et non incinérés, car on ignore souvent quelles étaient les convictions du défunt concernant la crémation.
Et ils sont enterrés dans des tombes dont l'Eurométropole a repris la concession. "Dans des tombes normales" précise Sophie Fauroux, "pas dans un carré des indigents, comme ceux que l'on trouvait encore récemment dans d'autres villes de France."
"Ils nous disent souvent : 'Je vis comme un chien, je serai enterré comme un chien'" déplore-t-elle. "Mais au moins, à Strasbourg, on fait tout pour que ce ne soit pas le cas."
L'inquiétude pour cet hiver
Certes, ces 27 décès de l'année écoulée ne sont pas tous dus au froid. Mais leur commémoration à l'approche de l'hiver ne rend que plus bouleversante la situation actuelle dans la capitale alsacienne. Selon Jeanne Barseghian, "les campements se multiplient" et "les 200 tentes place de l'Etoile ne sont que la partie émergée de l'iceberg." Malgré le gymnase ouvert par la Ville, les dispositifs de mise à l'abri sont déjà saturés, alors que le grand froid n'est pas encore là. Et que les moyens octroyés par l'Etat "sont largement insuffisants" déplore la maire de Strasbourg.
"Le 115 (numéro de téléphone pour l'hébergement d'urgence) reçoit environ 800 appels par semaine" renchérit Guillaume Keller-Ruscher. "Alors que nous avons 200 places au maximum."
En quittant la place Saint-Pierre-le-Vieux après la petite cérémonie du 1er novembre, Bernard Zimpfer lui aussi reste très inquiet. "Ce qu'on a fait ici, c'est un cache-misère" s'exclame-t-il. "Mais il fallait le faire." Pour rappeler que la rue tue. Et ne jamais se lasser de secouer les consciences.