Insolite : une cave viticole en plein cœur de l'hôpital civil strasbourgeois "non loin du service addictologie"

C'est une des étrangetés de l'histoire comme on les aime. À Strasbourg, en plein cœur de l'hôpital civil, derrière une petite porte banale, se dissimule, depuis plus de 600 ans, une cave viticole exceptionnelle. Là, sous les arches, mûrissent de grands crus et passent des touristes. À quelques mètres à peine du service addictologie.

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Thibaut Baldinger est le jeune responsable de la cave historique des hospices de Strasbourg. Trente-quatre ans, millésime 1988, "un excellent millésime : vendanges tardives en Alsace, Sauternes dans le Bordelais, tout ce que j'aime." Thibaut, est-il utile de le préciser, est sommelier de formation.

Depuis neuf ans, il est le guide de cette cave centenaire, hors du commun et pourtant discrète. "On marche sur des œufs, il faut dire, vous imaginez, on vend du vin à quelques mètres du service addictologie de l'hôpital". Explications d'un féru d'histoire et de grains. 

La thérapie viticole

Cette incongruité est, comme souvent, le fruit, le raisin, de l'histoire. "Les caves voûtées datent de la fin du 14ᵉ siècle, on sait que la première pierre a été posée en 1395. À l'époque, il faut savoir que 10% seulement des gens qui venaient se faire soigner à l'hôpital, au 1ᵉʳ étage, pouvaient payer en or. Les autres, les 90%, trop pauvres, payaient en terre agricole et viticole." 

Ainsi, vers la fin du Moyen Âge, l’hôpital détient divers intérêts dans des communes connues pour leur activité viticole. De sacrés intérêts. "Les Hospices sont même devenus le plus grand propriétaire terrien et viticole d'Alsace. Aujourd'hui encore, nous restons le plus grand propriétaire terrien : quartiers à Strasbourg, forêts, vignes…" 

La thérapie viticole, c'était deux litres de vin par personne et par jour.

Thibaut Baldinger

Fort de ses possessions viticoles, l'hôpital strasbourgeois s'est spécialisé dans une branche de la médecine qui nous semble aujourd'hui pour le moins incongrue : la vinothérapie. "La thérapie viticole, oui. Deux litres de vin par personne et par jour."  Pas de quoi anesthésier les blessures, mais assommer l'esprit, oui, à coup sûr.

"Le vin était plus léger, de 4 à 6° d'alcool maximum. On ne peut pas dire si cela marchait vraiment, mais au moins, ça soulageait l'âme. Il faut dire aussi que le vin était beaucoup plus sain que l'eau qui était pleine de bactéries. Enfin, il faut bien avouer qu'en fait, c'était le seul médicament qu'on possédait à l'époque."

1472, un millésime de légende


La thérapie viticole a été abandonnée depuis, dieu merci. Il reste de cette période, outre des arches somptueuses, trois foudres historiques datés de 1472, 1519 et 1525.
L'un d'entre eux contient du vin de 1472. Ce qui en fait le plus vieux vin en tonneau du monde. 300 litres de légende… quasi imbuvable "le boire est une très très mauvaise idée".

"Il a été mis en tonneau pour la célébration de la fin de la guerre de Bourgogne en 1472. Sauf que la guerre de Bourgogne s'est réellement terminée en 1477 quand Charles le Téméraire s'est fait zigouiller devant Nancy. Un anachronisme assumé."

Certains privilégiés ont pu, au fil des siècles, y goûter. Ils sont tous morts, pas d'empoisonnement, mais de vieillesse. En 1576, "quand Strasbourg et Zurich ont signé un accord de guerre", en 1718 "pour la reconstruction du nouvel hôpital après l'incendie de 1716, le jour de l'inauguration, ils en ont bu 2600 litres, j'espère qu'ils étaient très nombreux ou qu'ils faisaient très chaud".

La dernière fois "officielle" remonte à novembre 1944, "quand le général Philippe Leclerc de Hautecloque a libéré la ville de Strasbourg. C'est le dernier homme à l'avoir goûté. Enfin dans la légende". 

En 1994, des œnologues du laboratoire interrégional la DGCCRF de Strasbourg s'y sont également essayés. Ils l'ont analysé, mais pas goûté. Ceci explique sûrement cela. "Une très belle robe brillante, très ambrée, un nez puissant, très fin, d’une très grande complexité, des arômes rappelant la vanille, le miel, la cire, le camphre, les épices fines, la noisette et la liqueur de fruits…" 

Le vin n'a pas tourné au vinaigre, mais au poison. "On risque une perforation de la trachée et de l'œsophage. Un pH de 2.28, c'est pire qu'acide. D'ailleurs, j'imagine que le général Leclerc a fait semblant de goûter par politesse et qu'il l'a balancé discrètement. Sinon il n'aurait pas fait de vieux os." 

Du vin jusqu'à Evin

La cave voûtée de 1200m² servait au stockage des vins, mais aussi du grain et d’autres denrées périssables. Malgré la Révolution française et la dispersion des biens de l’Église, les Hôpitaux Universitaires de Strasbourg sont restés et restent encore, nous l'avons dit, le plus important propriétaire foncier d’Alsace. Même si, aujourd'hui, ils n'exploitent plus aucune vigne.

Ce n'est qu'à partir du 17ᵉ siècle, que l’hôpital se médicalise. L’aspect sanitaire prend le pas sur le vin et les quantités administrées aux malades sont peu à peu réduites. La chimie remplace l'ivresse. 

Se pinter tous les jours était devenu une mauvaise chose, et encore moins un moyen de se soigner

Thibaut Baldinger

La cave a donc traversé six siècles sans trop d'encombres... jusqu'aux années 1990 où la loi Evin sur l'alcool et le tabac met en péril son financement et son fonctionnement. "Indirectement, le fait de dire aux gens, buvez moins d'alcool, a freiné la vente d'alcool. Se pinter tous les jours était devenu une mauvaise chose, et encore moins un moyen de se soigner." 

Le sauveur de la cave historique se nomme Philippe Junger. Ce dernier lance un appel aux dons pour rénover les tonneaux et sauver ce trésor patrimonial. "Sans solliciter l'hôpital ni donc la Sécu ce qui aurait été sûrement mal vu. Il a décidé de mettre à contribution les vignerons. Et si vous connaissez un peu ces derniers, vous imaginez combien cela a été facile…"

Miracle ou pas, les vignerons alsaciens répondent à l'appel : ils payent l'intégralité de la rénovation des fûts. En contrepartie, ils peuvent stocker pendant 50 ans, un ou deux fûts pour les laisser maturer et obtenir in fine "la très belle étiquette des hospices civils." Il reste encore une dizaine de ces vignerons "historiques" sur les 23 représentés dans la cave. "En plus, Haut-Rhin et Bas-Rhin travaillent main dans la main, il faut le souligner tout de même." 

Une coopérative


Aujourd'hui, la cave des hospices civils de Strasbourg est une coopérative qui écoule environ
 120 000 bouteilles par an : gewurztraminer, riesling et pinot gris. Les vignerons confient, comme évoqué plus haut, une partie de leur production à la cave qui élève le vin dans ses tonneaux et le met en bouteille avec une étiquette "Vin des Hospices", puis chaque producteur récupère une partie des bouteilles, tandis que la cave commercialise le reste sur place.

La carte vitale n'est pas acceptée

Thibaut Baldinger

"On fonctionne comme des fromagers : on va sélectionner en janvier 2024 des vins de la vendange 2023. Ils sont tout juste stabilisés. On repère les pépites et ils finissent leur élevage sur lie fine chez nous, six à dix mois. Le vigneron décide de la durée." 

La cave réinvestit tous ses bénéfices dans l'achat d'appareils médicaux. "20.000 et 70.000 euros de bénéfice par an, reversés intégralement à l'hôpital." Une aide à la médecine certainement plus précieuse que la vinothérapie. De quoi boucher, en plus, un peu, le trou de la Sécu. "Par contre, la carte vitale n'est pas acceptée". Vous voilà avertis.

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