Huit femmes du quartier du Neuhof, à Strasbourg, ont décidé de partir ensemble en voyage en Asie. Pour financer ce projet d'une vie, elles ont économisé pendant quatre ans en proposant leurs services, notamment culinaires, lors de réceptions et événements festifs.
"Dès qu'on a choisi la destination, j'ai fait le tour des agences de voyages, pour savoir tout ce qu'il y a à voir. Je ne veux pas en rater une miette." Cette destination, c'est la Malaisie, puis Singapour. Quinze jours à l'autre bout du monde, un périple dont Amina Fakira, 63 ans, n'aurait pas imaginé qu'elle puisse un jour le vivre.
"C'est parce que nous pensions que ce type de voyage, dans un pays d'Asie lointain, exotique, n'était pas fait pour nous que nous avons choisi cette destination", sourit la mère de famille. "Nous", ce sont huit femmes, des mères, des grands-mères et même une arrière-grand-mère, qui ont appris à se connaître dans le quartier du Neuhof, où elles vivent. Et plus précisément au centre social et culturel, où elles ont si souvent accompagné leurs enfants.
"Nos enfants ont participé à des tas de projets. Ma fille, par exemple, prépare un voyage solidaire au Laos", relate Amina.
À un moment, on s'est dit, pourquoi pas nous ?
Aminata Fakiri, 63 ans, habitante du quartier du Neuhof
Sans trop y croire au début. "Nous sommes pour l'essentiel des femmes seules, veuves... Et des femmes seules comme nous, on n'a même pas l'idée de vivre ce type d'expérience, sans même parler des moyens..."
Nous sommes alors en 2019. Les femmes se tournent vers Jamila Haddoum, en charge des 11-25 ans au CSC, une figure du quartier, qui se distingue régulièrement par ses actions auprès des jeunes de ce territoire classé QPV (quartier prioritaire de la Ville). Celle par qui tout devient possible.
L'animatrice des jeunes aux côtés des mamans et mamies
"C'est vrai que c'est ce que je relaye auprès des jeunes, acquiesce l'animatrice. Tout est possible quand on se donne les moyens. Ils veulent organiser un voyage à Miami ? Ok, on construit le projet."
Cette fois, ce ne sera pas Miami. Et ses interlocutrices ne seront pas des ados à encadrer. "C'est vrai que j'ai été très surprise par la démarche.
J'ai été un peu intimidée aussi par ces femmes, leurs forts caractères. Il fallait guider le projet, sans blesser. On s'est apprivoisé. Et j'ai adoré...
Jamila HaddoumAnimatrice en charge de la jeunesse au CSC du Neuhof
"J'ai appris tellement de choses à leurs côtés ! Aujourd'hui, dans ce groupe, il y a des liens incroyables qui se sont créés. Et c'est drôle, d'habitude, ce sont ces mamans qui viennent me voir et me dire de faire attention à leurs enfants, là, c'est l'inverse. Les jeunes me disent de prendre soin de leurs mamans et grands-mères !" Car l'animatrice sera bien sûr à leurs côtés pour visiter Malacca, Kuala Lumpur, pour découvrir les paysages renversants de Malaisie et la frénésie de Singapour, entre le 8 et le 23 juin.
Petits fours et bredele
Pour en arriver là, il a fallu trouver des financements. Ces femmes ont fait ce qu'elles savent faire : de la couture, de la cuisine surtout. Pour se mettre à organiser des buffets, pour toutes les associations ou structures qui organisent des événements. "L'ordre des avocats a fait appel à nous trois fois pour leur assemblée générale. On a été deux semaines au Zénith, pour assurer le catering (la restauration pour les staffs et équipes techniques, NDLR). On a assuré des prestations pour des centres socioculturels, des associations du quartier, énumère Amina. Au bout d'un an, on s'est mis à y croire vraiment..."
"Elles ont collecté sou par sou, admire Jamila. Chacune de leur côté, leurs petites économies. Et puis surtout toutes ensemble. Elles ont fait des choses qu'elles n'avaient jamais faites dans leur vie : sortir de chez elles le soir, pour assurer des buffets qui pour certains démarraient à 22h. Elles ont chacune apporté leur culture sur la table, turque, marocaine, algérienne... et française bien sûr, quand elles proposaient des bredele à la vente par exemple !"
35.000 euros collectés et toute l'aide du quartier
De quoi créer une émulation dans tout le quartier. "Elles ont mobilisé leurs familles, et il y a eu beaucoup de transmission intergénérationnelle, autour des fourneaux notamment, tient à souligner Jamila. Elles sont devenues un exemple, dans leur implication, leur présence dans le quartier. J'espère qu'elles feront naître d'autres envies..."
En quatre ans d'efforts, elles ont réussi à réunir 35.000 euros. Si le Covid a un temps retardé l'aboutissement de leur rêve, il leur aura finalement permis de voir plus grand et de partir plus loin, pour deux semaines d'un voyage extraordinaire avant même le départ. "Vous savez, je n'ai pas eu une vie facile, explique Aminata, d'origine marocaine, qui n'avait vécu jusque-là qu'un seul voyage, quelques jours à Istanbul pour un anniversaire. Mon papa est mort jeune, laissant ma mère seule avec dix enfants. Je me suis beaucoup occupée de ma famille. Ensuite, j'ai élevé ma fille, qui fait des études d'expert-comptable, avec un tout petit salaire de cuisinière.
Je me dis que j'ai accompli des choses dans ma vie. Aujourd'hui, ce voyage, c'est ma récompense.
Aminata Fakiri, 63 ans, habitante du quartier du Neuhof
Dans leurs valises, les femmes du Neuhof glisseront des vêtements et des jouets pour un orphelinat de Malaisie avec lequel elles ont pris contact. Aider les autres reste dans leur ADN, même à l'heure de savourer ce moment rien que pour elles, le voyage de leur vie.