Les premiers maîtrisent la cuisine, les seconds l'art de l'éloquence. Les étudiants de Sciences Po Strasbourg et ceux du lycée hôtelier Alexandre Dumas d'Illkirch ont noué un partenariat pour partager leurs compétences. Une expérience inédite "gagnant-gagnant".
Vestes blanches boutonnées, toques ajustées... Avant de passer en cuisine, les étudiants de Sciences Po Strasbourg se glissent dans les habits de leurs hôtes. Ce jour-là, pas de cours de sciences politiques pour eux, mais quelques heures aux côtés des Bac pro cuisine du lycée hôtelier Alexandre Dumas d'Illkirch-Graffenstaden (Bas-Rhin).
C'est la première fois qu'ils mettent les pieds dans un lycée professionnel. "Ça va, pas trop stressés ?" leur demande Sébastien Guillaume. "Si carrément !" avouent-ils. "Tout le monde cuisine chez vous ?" reprend le professeur de cuisine. "Plus ou moins. Plutôt moins pour moi", répond Yanis Djibrine, en deuxième année à Sciences Po Strasbourg en souriant.
D'ici midi, ils vont devoir réaliser un plat de A à Z. Première étape : découverte de la fiche technique. Ingrédients, matériel, déroulé de la recette... Tout est détaillé pour la réalisation d'une "ballottine de volaille au chou et champignon, sauce diable, flan de carottes et pommes noisettes". "Ça ressemble à un menu de l'Auberge de l'Ill" s'exclame Anne-France Delannay, la professeur de finances de l'IEP qui accompagne le groupe.
Aux fourneaux !
Pour réaliser la recette, les jeunes sont répartis en binômes composés d'un cuisinier et d'un étudiant de Sciences Po Strasbourg. Sébastien Guillaume donne le top départ : "C'est parti, à vous de jouer !" Les cuisiniers répondent d'une voix forte : "Oui chef !" avant de rejoindre leurs postes de travail.
Dans leurs sillages, les étudiants de Sciences Po Strasbourg ont les oreilles et les yeux grands ouverts. Pas très à l'aise dans cet univers qu'ils ne connaissent pas, ils suivent les directives de leurs partenaires du jour. Carottes, pommes de terre, oignons... "On épluche tout et ensuite, on passe à l'eau pour enlever les restes de terre" explique Alexandre à Yanis.
À un autre poste, un duo fait connaissance : "En troisième année, on part à l'étranger. Sciences Po Strasbourg a des partenariats avec plein d'universités. Ça se fait en fonction de ton classement en fin de première année", détaille une étudiante en épluchant des carottes.
Cette matinée est la première partie du partenariat entre les deux établissements. Elle doit permettre aux étudiants de Sciences Po Strasbourg d'apprendre à cuisiner. Mais aussi de découvrir un domaine très éloigné de leur milieu. "C'est bête, mais je ne m'attendais pas à ce qu'on soit directement en cuisine, je ne suis pas habitué à ça. Mais finalement, je vois qu'ici, tout est très pratique, très concret tout de suite. Je n'ai pas du tout eu ça pendant ma scolarité, et ça m'a peut-être manqué", témoigne Yanis.
Ils sont impressionnants, très professionnels, et ils savent déjà ce qu'ils veulent faire à 17 ans.
Yanis DjibrineEtudiant en deuxième année à Sciences Po Strasbourg
Comme ses camarades, l'étudiant en sciences politiques est impressionné par la professionnalité des cuisiniers, pourtant âgés de trois ou quatre ans de moins qu'eux : "Ils sont très professionnels. Ils sont vraiment à fond dans ce qu'ils font. Alexandre par exemple sait déjà où il veut travailler plus tard. Moi quand j'étais en terminale à 17 ans, j'étais un peu en mode "Je fais quoi plus tard ?""
"Ça fait du bien d'être avec des étudiants qui ne sont pas du tout dans le même parcours que nous, qui sont dans des choses très pratiques alors que nous, on passe toute notre vie en cours dans des amphis" confirme Pauline, en 4ème année à Sciences Po Strasbourg.
Sébastien Guillaume affiche un sourire jusqu'aux oreilles : "C'est un véritable échange avec les étudiants de Sciences Po Strasbourg. Parfois, nos jeunes pensent "Je suis allé en bac pro cuisine parce que je n'ai pas eu l'occasion de faire autre chose". Mais là, on se rend compte que c'est un réel bonheur pour eux et une valorisation de leur travail par rapport à des élèves qui pensent qu'être à l'université, c'est quelque chose de fantastique."
Midi approche. Le chef Guillaume fait un décompte horaire toutes les dix minutes, ce qui fait sensiblement grimper le stress des élèves cuisiniers. Comme dans les émissions culinaires télévisées, la tension monte pour "sortir le plat" dans les temps, et les étudiants de Sciences Po Strasbourg se mettent un peu de côté pour laisser les bac pro travailler et finaliser les assiettes, qu'ils dégusteront ensemble à la pause déjeuner.
Quelques semaines après cette matinée "aller", c'est au tour des élèves du lycée hôtelier d'être reçus à Sciences Po Strasbourg. Comme à leur habitude, ils portent vestes et pantalons de costume. Après un passage dans le grand amphithéâtre, où ont lieu les cours magistraux, les élèves sont répartis en petits groupes dans des ateliers préparés par les étudiants de l'école des jeunes orateurs de Sciences Po Strasbourg .
L'éloquence, ce n'est pas inné, c'est du travail !
Valentine BarnakianEtudiante en 4ème année à Sciences Po Strasbourg
Cette fois-ci, c'est à leur tour de partager leur compétence, en l'occurrence : l'art de l'éloquence. En 4ème année de droit et administration publique à Sciences Po Strasbourg, Valentine Barnakian a imaginé pour eux un exercice d'argumentation. Emma et Alicia doivent présenter un projet à des investisseurs potentiels, campés pas Camille et Perrine, elles aussi du lycée hôtelier.
"Nous allons créer un bar à lamas. C'est insolite, et ce sont des animaux à fort caractère." Camille s'interroge : "Comment allez-vous gérer l'exportation ?" Alicia ne se démonte pas : "C'est un projet qu'on souhaite monter au Pérou" improvise-t-elle. "Bravo !" s'exclame Valentine.
"Vous avez super bien géré les questions. L'étudiante, également présidente de l'école des jeunes orateurs, confirme : "L'éloquence, ce n'est pas inné, c'est du travail. Si je peux vous donner un conseil, si une question vous fait paniquer, reformulez-la. Ça va vous faire gagner juste trois secondes, mais ce sont trois secondes de réflexion qui vont vous permettre de trouver la réponse."
L'importance du langage corporel
Au cours de l'atelier, elles abordent différents sujets qui peuvent leur être utiles dans leurs futures carrières : l'argumentation mais aussi l'improvisation, et les techniques pour anticiper les questions de son interlocuteur. "L'éloquence, c'est très important pour nous" affirme Camille Lacomblède, en section service au lycée hôtelier. "D'abord en salle, et puis, si on ne sait pas se vendre, malheureusement pour investir ou avoir un poste important, ça peut bloquer."
Quelques salles plus loin, Eliott et Benjamin, en 4ème année "Politique et société" à Sciences Po Strasbourg, enchaînent conseils et exercices pour transmettre leurs connaissances en matière de langage corporel : "Si vous êtes face à un jury, ou plusieurs auditeurs, ne fixez pas une personne, mais balayez votre auditoire du regard."
Son camarade poursuit : "Gardez les pieds bien à plat, pas les jambes croisées, ça donne une impression de confiance". Parfois les consignes ne sont pas applicables à l'univers de l'hôtellerie-restauration : "Laissez les mains devant vous, sinon on a l'impression que vous cachez quelque chose." "On nous apprend exactement l'inverse" s'exclament les élèves du lycée hôtelier. "On doit avoir les mains dans le dos, dans une attitude respectueuse du client".
Les élèves du lycée hôtelier sont enthousiastes : "J'ai adoré parce qu'être à l'aise devant quelqu'un, ce n'est pas évident. Eux ils ont l'habitude, on voit qu'ils sont super à l'aise. Alors que nous on est tout timides." Dans leur carrière, que ce soit en salle ou en cuisine, ils seront amenés à parler fréquemment en public. Cette expérience est une grande chance pour eux.
Savoir-faire et faire-savoir
Anne-France Delannay, à l'origine du projet avec le proviseur Patrice Brand du lycée d'Illkirch, passe d'un atelier à l'autre pour assister aux échanges. "Ça fait plaisir de recevoir les élèves qui nous ont tellement appris la dernière fois. La mayonnaise prend bien entre nos étudiants et les élèves du lycée. C'est vraiment un plaisir de voir le projet de se concrétiser, on est vraiment ravis."
Entre le savoir-faire des uns et celui des autres, le partage est naturel : "Chacun est valorisé dans ce qu'il sait faire de mieux. Lors de notre venue au lycée, on n'en menait pas large avec la veste, la toque. On a été vraiment très impressionnés et j'espère qu'ils pourront en tirer autant profit à leur tour avec l'école des jeunes orateurs."
Cette expérience était une première, mais au regard du succès qu'elle a eu auprès des participants, nul doute que les deux établissements renouvelleront l'opération.