Des ombres turquoises et roses partout : le secteur de la livraison à vélo a explosé à Strasbourg et dans le reste de l'hexagone. Des auto-entrepreneurs symboles de l'ubérisation dont les conditions évoluent. Un vent de contestation souffle chez les bikers de Deliveroo, désormais payés à la course.
Place Saint-Etienne, mardi 18 heures.La dizaine de livreurs, pour certains sac isotherme et t-shirt bleu turquoise sur le dos, débute son "shift". Ces bikers ont l'habitude d'attendre ensemble, sur cette place strasbourgeoise. Plusieurs longues minutes avant de recevoir une notification sur l'écran de leurs smartphones.
Parmi eux, Léo Antoine.
C'est bien parce que tu gagnes des sommes relativement correctes pour un travail qui ne demande pas de qualification et tu fais du sport
Le jeune homme de 22 ans pédale depuis mars 2016. A l'époque encore étudiant, il est l'un des premiers livreurs pour le britannique Deliveroo. Léo accumule les heures passées sur son vélo, jusqu'à atteindre le seuil des soixante par semaine. Les sommes générées à l'époque sont bien supérieures à celles actuellement - plusieurs milliers d'euros -, et les horaires très flexibles.
Ce parisien d'origine décide de se consacrer entièrement à son activité pour financer sa vie en Alsace.
C'est toi qui gère ton planning
Et il n'est pas le seul à se prendre de passion pour la discipline.
A Strasbourg, ils sont 220 à arpenter les rues strasbourgeoises pour Deliveroo. 75 restaurants sont partenaires. Les concurrents Foodora et Ubereats ont investi, eux, la capitale alsacienne avant l'été.
Une communauté de bikers qui apprend à se connaître au gré des livraisons.
Léo partage désormais une colocation avec trois autres coursiers. Appartement dans lequel il a installé un atelier pour prendre soin de son vélo, en permanence.
Mais pour le jeune homme, l'esprit de camaraderie initial se dégrade avec les conditions de travail.
C'est un peu triste parce qu'au début on était un vrai noyau dur, on a créé des liens (...) Maintenant, beaucoup de gens ne cherchent plus à s'intégrer. Il y a moins cet esprit de communauté qui était l'une des raisons pour lequel on est tous restés un peu dedans
En quelques mois, le secteur de la livraison a explosé : ils seraient 10 000 à livrer des repas à vélo en France.
Ces sociétés financées par des levées de fonds cherchent maintenant à être rentables. Un an après la chute du Belge Take it easy, brutalement mis en liquidation judiciaire.
Alors pour y arriver, Deliveroo a uniformisé le 28 août sa politique de rémunération :
- L'ancienne tarification fixait un salaire mixte : 7,5 euros de l’heure, auxquels s’ajoutait un complément de 2 à 4 euros par livraison, selon l'ancienneté du livreur. Des primes intempéries et week-end s'ajoutait à ces sommes
- Celle adoptée pour les contrats conclus à partir d'août 2016 prévoit 5 euros par course
Résultat, il faut au moins trois commandes par heure pour espérer être rentable. Plusieurs se plaignent déjà, ce jour-là, de 40% de salaire en moins.
Une baisse des salaires conséquence de la multiplication des embauches : plus 6 000 livreurs Deliveroo en un an dans l'hexagone.
Avec l'arrivée de cette nouvelle main-d'oeuvre, les rapports des livreurs avec la société changent. Beaucoup évoquent de simples échanges de mails. Plusieurs se seraient fait "ghoster", comprendre licencier, sans explications.
L'algorithme de la plateforme, surnommé "Frank" se complexifie aussi. Désormais, les livreurs réservent le lundi leurs "shifts" de la semaine par tranches horaires. Les plus anciens auraient accès en priorité au calendrier de l'application, à 11 heures, laissant peu de choix aux autres bikers.
Et pour ne rien arranger, le matériel jusqu'alors sous caution, doit désormais être acheté par les livreurs.
- Hier j'ai fait 7 heures de travail pour 35 euros
- Oh c'est chaud... Sérieusement, t'as fait si peu ?
Chez ces livreurs strasbourgeois, on accueille la nouvelle sans trop sourciller. En tout cas, en apparence.
Victor Rollinger a, lui, claqué, la porte il y a un mois. L'un des rares à avoir pu se le permettre. "Une question de principe" pour le jeune homme.
On avait l'espoir qu'on puisse croître avec l'entreprise en tant que partenaire (...) C'était tellement intéressant financièrement que beaucoup de gens ont lâché leurs études, arrêté le travail qu'ils avaient, ont pris goût à ce travail là et surtout à la rémunération qui était très intéressante. Et maintenant ils se retrouvent coincés (...) avec une rémunération bien moindre
Dans plusieurs villes de France des livreurs se rassemblent déjà et des syndicats se créent. Mais la fronde s'organise timidement dans l'ensemble.
Actuellement on occupe les locaux de Deliveroo, pic.twitter.com/KtEYMjtIkI
— Leonava Whale ☭ (@LeonTrotskill) 30 août 2017
Manifestation des livreurs #Deliveroo Paris @_CLAP75 pic.twitter.com/JPIPgmVJfy
— Yann Honeymouth (@YannHoneymouth) 28 août 2017
A Strasbourg, pas de rassemblement. Les contestations restent pour le moment en interne. "Ici, on est plutôt bien lotis", confie Léo Antoine.
Le géant de la livraison tempère et parle d'une "trentaine de manifestants à peine".
Quinze personnes seulement ont refusé le nouveau système (...) la rémunération reste à 40% au-dessus du SMIC brut.
Car en un an, Deliveroo a changé de discours. "C'est un boulot d'appoint, 60 à 70% de nos livreurs sont étudiants."
Deliveroo s'explique sur la convergence tarifaire
Le métier de livreur à vélo pour ces grandes plateformes implique un statut d'auto-entrepreneur très précaire, sans protection sociale. Ces travailleurs n'ont, par exemple, ni congés payés ni cotisation retraite.
Léo Antoine, bien déterminer à continuer d'enfourcher son vélo, a choisi lui de travailler pour l'entreprise Tomahawk.
L'entreprise strasbourgeoise livre principalement le secteur médical depuis 2004. Ses seize salariés pédalent à temps partiels en disposant d'un vrai statut de salariés.
Un modèle de la "vieille économie", qui roule
Une assurance pour les livreurs en cas d'accident
Après des semaines d'agitations, Deliveroo entend montrer qu'il prend soin de ses livreurs.
Le Britannique a annoncé, jeudi 7 septembre, la création d'une assurance pour protéger les 7 500 travailleurs indépendants qui roulent en France.
Une couverture sociale complémentaire gratuite, "dès la première course", en cas d'accident pendant une livraison. Cette mesure de protection des livreurs couvrira le remboursement des soins médicaux et des frais d'hospitalisation à hauteur de 200% de la base de la sécurité sociale. Une indemnisation de la perte de revenus jusqu'à 1000 euros en cas de blessure entraînant une interruption de travail est également prévue. Et 25 000 euros en cas d'invalidité ou de décès.
La mesure est primordiale pour ces auto-entrepreneurs dont le statut se démarque en partie par sa grande précarité.
Car si la loi travail votée en 2016 oblige la majorité des plateformes à prendre en charge, à compter de janvier 2018, l'assurance volontaire acquittée par les travailleurs en matière d'accident du travail, ou un contrat collectif aux garanties équivalentes, cette dernière le conditionne à un chiffre d'affaires au moins égal à 5100 euros dans l'année, avec une ou plusieurs plateformes.
Uber avait déjà annoncé pour ses chauffeurs en juillet la future "prise en charge, en cas d'accident, des coûts des soins, dans l'indemnisation en cas d'incapacité, ainsi que dans l'indemnisation des ayants droit en cas de décès".
Une avancée pour les travailleurs de ces plateformes numériques dont le statut juridique demeure flou.