Clément Rose était directeur d'un laboratoire pharmaceutique. Avant. Le voilà depuis quelques jours patron d'un bar queer, le premier du genre à Strasbourg. Sur son canapé de velours rose, sourire jusqu'aux oreilles, l'homme revit. Et raconte.
Il fallait être sacrément culotté pour faire, il y a quelques jours du Nelson, ce temple strasbourgeois de la Guinness et de la testostérone, un bar queer. Clément Rose, se fout de la provocation comme de sa dernière chemise à carreaux mauve. Lui qui a eu plusieurs vies rangées veut vivre celle-là pleinement. Celle d'un patron de bar, ouvert, inclusif et hors norme. Le bien nommé Canapé queer.
Dalida
Si la devanture n'a pas changé d'un iota, m'enveloppant par ce froid glacial, d'un manteau nostalgique, le Nelson n'a plus d'irlandais que la peinture verte et la harpe découpée en lettres dorées, derniers vestiges de soirées trop alcoolisées. Une fois franchi le seuil, je ne reconnais plus le QG de mes années folles. Dalida, encadrée de guirlandes à paillettes, a remplacé la cible de fléchettes. Et là où, précisément j'avais renversé ma bière sur un pauvre type, je m'en souviens encore, trône désormais en majesté un canapé de cuir rose.
Clément Rose, le patron, tout en sourire, m'accueille dans ce qui est devenu, je dois bien le reconnaître, avec ses peintures tendres et son lustre de cristal, un boudoir. Un boudoir dédié à la culture queer.
La salle est encore déserte, ce tête à tête devant un verre d'eau (pas très queer je vous l'accorde) vire à la confidence, sous les yeux vairons de Bowie. "Moi j'ai été directeur d'un laboratoire pharmaceutique pendant 25 ans. En juin il y a eu un plan social, on m'a dit merci aurevoir, j'ai bien dû me retourner."
Et quel virage. "Là franchement à 50 ans passés, j'avais envie de faire quelque chose qui me ressemble, de passer d'un monde très normé, calibré, millimétré à la vie. Je suis gay, j'aime Strasbourg et voilà."
Sept enfants et un boudoir
Si Clément a voulu ouvrir un endroit queer, inclusif, où tout le monde, tous les sexes, tous les genres sont les bienvenus, c'est que lui-même à souffert de son orientation sexuelle ou plutôt des regards insistants et mauvais. Un mâle pour un bien.
"Moi j'aurais bien aimé qu'il y ait un endroit comme celui-là à l'époque mais je fais partie de la dernière génération sacrifiée, celle qui a subi de plein fouet la norme patriarcale, hétéronormée." Clément est resté marié 17 ans avec une femme, il a eu trois enfants. Un destin tout tracé, rectiligne, jusqu'à la sortie de route. Et les chemins de traverses. Fous et heureux.
Il a fallu 20 ans pour que mon cerveau accepte et comprenne mon homosexualité.
Clément Rose
"Il a fallu 20 ans pour que mon cerveau accepte et comprenne mon homosexualité. Avant, comment dire, c'était simplement impensable tellement la norme était forte. Ca a été un long processus, parfois douloureux, honteux aussi …"
Depuis six ans, Clément vit en couple avec Denis qui a eu lui aussi, peu ou prou, la même histoire. A eux deux, ils comptabilisent sept enfants, "un joyeux bordel à la maison." C'est cette famille-là que Clément a souhaité agrandir. Où les préjugés n'ont pas droit de cité. "Je voulais un lieu safe mais surtout ouvert à tous, pas une boite à pédés, pas un ghetto. Un lieu où tous les gens sont différents et se mélangent. Ici le maître mot c'est venez comme vous êtes." Pas de hamburgers qui fouettent ici non. Mais des bières queer qui vous enrobent le palais.
Je voulais un lieu safe mais surtout ouvert à tous, pas une boite à pédés, pas un ghetto.
Clément Rose
Culture pub queer
Et alors que Jimmy Somerville vocalise dans la sono, Clément m'apprend ce qu'est une bière queer. "Ici on ne baigne pas seulement dans la culture queer avec des affiches et des livres à disposition, ici on mange et on boit queer. Du champagne, ça c'est typiquement nous. De la bière aussi. La R for Diversity par exemple est brassée à Nice et une partie des bénéfices sont reversés à des associations LGBT ou la Stonewall Inn de New York dont le propriétaire n'est autre que l'un des fondateurs de la toute première marche des fiertés Garett Oliver .."
Je ne demanderai par contre pas à Clément l'origine de la "Giclette", il est un peu tôt pour cela.
C'est vrai quoi, quand on est queer, on vit dans un monde à 80% hétéro, ici au moins, ben ça nous ressemble.
Clément Rose
Tout ceci pourrait relever de l'anecdote ou même du folklore s'il n'y avait pas derrière ce décor ouaté un engagement. Dur comme fer. "Je mets aussi un point d'honneur à notre playlist. Certes vous pourrez entendre George Michael mais aussi David Bowie ou Nakahné Touré, un artiste formidable. C'est un tout, une réappropriation de notre culture, un hommage. C'est vrai quoi, quand on est queer, on vit dans un monde à 80% hétéro les romances au ciné, les chansons d'amour, ici au moins ben ça nous ressemble. C'est une manière aussi d'apprendre aux jeunes d'où ils viennent et tout ce qu'ils doivent à des artistes comme Bowie, Queen et tous le autres qui ont ouvert la voie à la tolérance . La culture c'est une façon douce mais efficace de rendre visible, populaire même, les différences."
Fais-toi plaisir ma chérie
Le bar commence à se remplir doucement. Les lumières se tamisent. Au coin de son œil, Clément lâche une petite larme. De fierté. "C'est exactement ce que je voulais que ce soit. Regarde .."
Des gens qui peuvent être ce qu'ils sont. Sans honte ni tapage. "Ça manquait cruellement à Strasbourg un endroit queer. Alors certes il y a bien des endroits disons plus ciblés mais ici pas de discrimination dans un sens comme dans l'autre, tout le monde se mélange et ça je trouve que ça fait avancer la cause et les mentalités" explique Amélie d'une voix suave et grave.
Plus loin, deux jeunes pouffent de rire devant l'intitulé des cocktails. "Porn Star Martini ou Drag Passion ?" Joffray et Anthony viennent ici pour la première fois. Ce ne sera pas la dernière. "J'habite à Strasbourg depuis sept ans et c'est franchement une très bonne nouvelle qu'un bar inclusif ait enfin ouvert. Moi, j'aime pas les boites ou bar homos, l'ambiance qui y règne, c'est pas mon truc. Ici au moins je me sens à l'aise sans pour autant craindre les regards en biais. Ce genre d'établissement peut aussi faire évoluer les mentalités, du moins je l'espère. C'est d'utilité publique" me confie Anthony.
Ici au moins je me sens à l'aise sans pour autant craindre les regards en biais
Anthony
Je prends une bière avec eux, après tout j'ai toutes les notes qu'il me faut. Une Stonewall, la bière des origines. Au fil de la discussion, son amertume envahit ma bouche et mes réflexions. "Faut-il encore, 50 ans après Stonewall, qu'il y ait des bars queer pour que ceux, considérés comme hors norme, puissent jouir d'une soirée sereine ?" Clément vient à ma rescousse : "Allez ma chérie, fais toi plaisir, la marche a été longue mais elle n'est pas encore terminée. Quand plus personne ne nous regardera comme des bêtes de foire, là je pourrai fermer boutique. En attendant, trinquons." Dans un éclat de rire, nous levons nos verres à la légèreté, à Dalida et au nouveau lustre qui égaie désormais les nuits strasbourgeoises.