TEMOIGNAGE - Coronavirus : "Les handicapés ne sont pas hospitalisables" raconte Caroline Wodli, aide-soignante

Caroline Wodli est aide-soignante à la MAS (maison d'accueil spécialisée) du Mont des Oiseaux à Wissembourg (Bas-Rhin). La structure héberge 40 adultes handicapés congénitaux. Depuis le covid19, leur maison s'est transformée en cage, oubliée du monde. Caroline raconte son quotidien.

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Pour trouver Caroline, je suis passée par les syndicats. La CFTC en l'occurrence. Je me suis dit que pour aborder la question sensible des maisons d'accueil spécialisées, j'aurai du mal à obtenir des témoignages spontanés. Il règne dans ces structures actuellement coupées du monde une grande omerta. Davantage peut-être encore que dans les Ehpad qui, pour certains, ont tardivement brisé la loi du silence.
 


Les handicapés sont les grands invisibles de cette crise. De fait, on ne les voit pas, on ne les entend pas. Et rares sont ceux qui parlent pour eux. Ces sans-voix ont pourtant des choses importantes à nous dire. Sur la façon dont la société fonctionne, cache et enferme ses membres atrophiés, malades vulnérables. La crise du covid19, la gestion sanitaire qui en a découlé, a mis en exergue, par ses silences ou son inertie, ces zones blanches. Caroline sera donc aujourd'hui leur porte-parole, elle qui les porte, physiquement, au quotidien. Caroline Wodli, aide-soignante au Mont des Oiseaux à Wissembourg (Bas-Rhin) Caroline, déléguée syndicale, conseillère prud'homale. Caroline, forte de ses multiples mandats. Impuissante face au dénuement de ses résidents.
 

Sacrifices


Caroline a l'habitude de s'exprimer publiquement. De défendre ses convictions. Cela s'entend tout de suite. Ses mots sont choisis, le discours militant. Mais derrière cette assurance, je sens la brèche. Toute proche. Des vacillements dans cette voix si forte. Des béances. Puis des pleurs. Caroline, la déléguée syndicale CFTC, ne peut être continuellement en représentation. Sa croix est trop lourde à porter.

Je l'ai évoqué dans presque chacun de mes portraits: choisir le milieu médico-social relève de la vocation. Celui du handicap plus encore. Du sacerdoce. Le métier est dur, mal payé. "39 à 42h par semaine pour 1.600 euros net après vingt ans d'ancienneté en comptant les primes week-ends et jours fériés." Si on ne reçoit guère, il faut donner de soi. Beaucoup. "On fait de grands sacrifices. On bosse à Noël, les jours de l'An. On est toujours décalés de la vie sociale, familiale. Comme bon nombre de métiers de la santé. C'est un métier difficile, pénible. L'Etat ne reconnaît que les heures de nuit. Et pas la pénibilité de nos emplois. Ce qui nous fait tenir, la seule chose, c'est cette vocation, c'est l'humain." 
 
L'humain. Cet oncle qui, quand elle avait 11 ans, est venu habiter chez elle. Un homme de 47 ans à l'intelligence d'un enfant de trois. Cet homme dont elle a vu le corps vieillir, entouré de l'amour de ses proches, et qui, oui, lui a donné le goût d'aider. D'aider les plus fragiles. D'accepter les monstres, ceux qu'on montre du doigt. "J'ai fait deux ans d'école d'infirmière, c'était trop technique. Ce que je cherchais c'était l'accompagnement, le relationnel. Sans hésitation je me suis orientée vers le handicap. Je voulais être utile à des gens qui n'ont plus personne."

Je voulais être utile à des gens qui n'ont plus personne
-Caroline Wodli-

Caroline part travailler aux Mont des Oiseaux, à Wissembourg. Une belle bâtisse, fichée sur un promontoire, entourée de verdure, gérée par l'association Aede. Un ancien camp de vacances. Depuis 1983, la structure abrite une Maison d’accueil spécialisée (MAS) réservée aux adultes ainsi qu’un Institut médico-éducatif (IME), de respectivement 40 et 20 places d’internat. Caroline travaille dans la première depuis 20 ans. "Ils arrivent à partir de l'âge de 18 ans pour une durée indéterminée. Parfois jusqu'à la fin de leur vie. Certains sont là depuis plus de 50 ans."
 

Une famille recomposée


Les habitants de cette maison sont tous handicapés, polyhandicapés ou présentent des troubles du spectre autistique, ou du comportement. "Ils ont l'âge mental d'un enfant de six mois. Au mieux 18. Ils sont très déficitaires." De grands enfants. De grands orphelins. "Un tiers d'entre eux ont été abandonnés à la naissance. Un autre tiers sont abandonnés de fait car leurs parents n'assument pas, à tous les sens du terme. Seule une quinzaine de nos résidents ont encore une famille accompagnante qui prend des nouvelles, qui rend visite." Alors, les salariés du Mont des oiseaux tissent autour d'eux des liens affectifs. Un cocon. "On est une famille de substitution. Entre nous, les soignants. Avec eux. On a des liens très proches."
 

Les journées sont bien réglées. Petit déjeuner, douche et toilette, sorties en forêt ou dans le parc adjacent, courses au marché, repas, sieste, activités ludiques. Sorties en famille le week-end. Pour ceux qui en ont encore une. Un quotidien ordonné. Rassurant. Jusqu'à l'arrivée du covid19. Le 13 mars, l'accueil de jour ferme. Le 14, les visites aux résidents sont annulées, les séjours en famille aussi. Ces dernières ont alors moins de 24 heures pour récupérer leur enfant sans retour possible dans l'établissement jusqu'à nouvel ordre. Si elles le souhaitent. Un seul pensionnaire de la Mas quittera le Mont des Oiseaux. Trois des 20 enfants de l'IME. "C'est comme ça". Caroline a perdu ses illusions depuis bien longtemps.

Ce sont de grands bébés perdus, ils pleurent dans nos bras
-Caroline Wodli-

Pour ceux, nombreux, qui restent, c'est une immense détresse affective. "C'est terrible, ils ne comprennent pas. Allez leur expliquer qu'ils ne peuvent plus aller chez papa-maman car il y a un méchant virus dehors. Ils demandent sans cesse après eux. On leur dit: pas aujourd'hui. Bientôt ça n'a pas de sens. Et on n'en sait rien. On communique par Skype avec certaines familles. Ça aide un peu. On leur dit: ils pensent à toi, ils t'aiment très fort. Ce sont de grands bébés perdus. Ils pleurent dans nos bras. On les réconforte. Que voulez-vous faire d'autre?" Au Mont des Oiseaux, les gestes barrières sont impossibles. 
 

L'impossible confinement


Organiser des visites, comme en Ehpad, est là encore hors de question. "Ce serait inhumain et pour les familles qui ont envie de prendre leur enfant dans les bras et pour nos résidents, coincés derrière une plaque de plexiglass. Ça les rendrait fous. Imaginez votre enfant en maternelle que vous regarderiez au travers du grillage pendant deux mois et qui vous tendrait les bras en pleurant..."  Le confinement en chambre est tout aussi vain. "Ils nous défonceraient la porte. Heureusement la maison possède un grand parc et il fait beau. On peut sortir souvent." Depuis le début du confinement, les automutilations sont plus nombreuses. "La perte de repères les angoisse énormément." Caroline chancèle.

Ça les rendrait fous
-Caroline Wodli-

Pour éviter que le virus n'entre dans cette maison si vulnérable, les soignants ont fait, comme souvent ailleurs, avec des bouts de ficelle. Des bouts de plastique. 80 masques FFP2 donnés par l'ARS à se partager entre les deux structures. Pas de blouses. Pas de lunettes. "Pour pallier le manque de charlottes, on travaille avec des sacs plastique sur la tête et on s’impose des douches ainsi que plusieurs tenues de rechange qui ne sortent pas de l’établissement." Là encore, le système D a fait de petits miracles. Via son syndicat, la CFTC, via les associations comme Hélène de cœur ou le réseau Aede, les soignants du Mont des oiseaux ont pu obtenir masques et blouses. "C'est un Esat qui nous a fait nos surblouses avec de vieux draps. C'est plus de la colère là, c'est de la tristesse. On sait sur qui on peut compter. Sur nous, rien que sur nous." L'émotion étrangle la voix de Caroline. Lui coupe le souffle. 
  

Un abandon institutionnalisé

Car ce sentiment de déréliction est ancien. La crise l'a simplement exacerbé. C'est ça qui consume Caroline. Au Mont des oiseaux, il n’y a plus de médecin sur le site depuis juin 2019 et le poste de psychologue est vacant depuis décembre dernier. Des postes qui manquent encore plus cruellement aujourd'hui. "C'est très compliqué de faire sans. On est obligés d'appeler le Samu qui nous envoie un médecin de ville. C'est long, c'est compliqué vu les circonstances. Quand nos pensionnaires qui vivent mal le confinement sont sur le point de craquer ou ont des accès de violence, notre seule solution est d’augmenter la dose de neuroleptiques". La chimie, thérapie du pauvre.

Quand nos pensionnaires ont des accès de violence, notre seule solution est d’augmenter la dose de neuroleptiques
-Caroline Wodli-

Outre ce manque de moyens humains structurel, un tiers des salariés, considérés comme vulnérables, ont été renvoyés à la maison dès le début de la crise. "On travaille à effectif réduit, on est vraiment très fatigués. La direction a fait appel à des intérimaires, c'est très cher mais on n'avait pas le choix. Je suis vidée, j'essaye de paraître forte mais j'atteins mes limites là. Je pleure en cachette."

Caroline ne se cache plus. Elle pleure. Des sanglots lourds d'amertume. "Vous savez on est obligés de tout faire. On se sent abandonnés. Le directeur a dû harceler le Samu pour qu'il vienne chercher une de nos résidentes qui avait 40 degrés de fièvre et présentait des symptômes du covid. Le Samu ne voulait pas venir. Et ensuite pas la garder. Le directeur a insisté pour qu'elle soit testée là-bas avant de revenir. Elle était positive. C'est une collègue qui s'est dévouée pour aller la chercher avec un véhicule de chez nous, avec une surblouse en plastique et pas de lunettes. Nous l'avons mise trois semaines en quarantaine à l'accueil de jour transformé en unité covid. Aux urgences ils n'en voulaient pas car, selon eux, elle n'était pas hospitalisable. Les handicapés ne sont pas hospitalisables voilà ce qu'on nous dit." La résidente non hospitalisable est âgée de 10 ans.
 
Un abandon structurel. Un abandon sociétal. Entre deux sanglots, Caroline crache son venin. Ce venin qui lui ronge les sangs. Et bouffe ses nuits. "On s'en fout de nous, on est vraiment les invisibles de la société. Nous, contrairement à l'hôpital, on n'a pas eu de dons, pas de chocolats, pas de tartes flambées. On fait pourtant partie du paysage de Wissembourg depuis longtemps. On fait marcher les commerces locaux. Ils nous connaissent. Rien. Tout le monde s'en fout de nous."
 

Petits miracles de sortie de crise


Hormis la petite fille dont nous venons de parler, aucun autre résident n'a été diagnostiqué covid. Caroline tempère. "Avec trois tests pour les deux structures et pas de dépistage systématique comme c'est pourtant le cas désormais en Ehpad, consignes de l'ARS qui nous dit que ce n'est pas à l'ordre du jour, on a sûrement des porteurs sains mais on ne le sait pas. Et comme ici les gestes barrières sont difficiles à mettre en place... On a eu juste beaucoup de chance, l'établissement Marie Pire à Altkirch a eu cinq décès." 

Un petit miracle qui vient s'ajouter à de petites victoires. Lundi dernier, Caroline et ses collègues ont appris qu'ils recevraient une prime sur fonds associatifs. Elle s'est d'ailleurs battue pour cela. Le montant reste à déterminer. "C'est un signal de reconnaissance de notre travail, c'est bien d'autant que nous, dans le privé, nous n'avons pas droit à la prime Macron. On pallie pourtant tous les manquements du secteur public. Surtout dans le domaine du handicap." Le conseil départemental du Bas-Rhin vient également d'équiper le Mont des Oiseaux de 5 tablettes numériques pour rompre l'isolement.
 
De petites mesures qui ne construisent pas vraiment un avenir serein. Un pavé dans un océan d'indifférence. "Nous on ne demande pas de prime, on demande une revalorisation de nos salaires de misère. La reconnaissance de la pénibilité de nos métiers. Des dépistages systématiques. Et surtout des équipements." Car le 11 mai approche et avec lui de grandes incertitudes. "S'il y a une deuxième vague, si le covid19 entre dans la maison, si nos résidents ne sont pas hospitalisables, on n’est toujours pas équipés. On a un extracteur d'oxygène pour 40 résidents et une bonbonne. Si trois patients souffrent de détresse respiratoire en même temps, je fais quoi moi? Je sauve qui?"
 
Alors, lundi 11 mai, faute de dépistage, faute d'équipements suffisants, faute de gestes barrières aussi, il n'y aura pas de déconfinement au Mont des Oiseaux. "Ce serait fatal". Les résidents devront attendre que le département passe en vert pour retrouver leurs familles. Retrouver le marché du centre-ville. Retrouver leur minuscule, dérisoire, visibilité. Caroline, elle, retournera travailler, avec sa fatigue, son courage et son chagrin. Nous raccrochons. Je ne sais pas de quoi sera fait l'après. Mais le présent, celui de mes interlocteurs tout du moins, est décidément fait de trop de larmes.


 
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