Nous parlons chaque jour dans nos journaux de violences politiques, sociales, économiques, environnementales, corporelles. Aujourd'hui, nous avons décidé de vous parler de celles qui nous concernent. Parce qu'elles risquent de mettre à mal la mission de service public que vous nous avez confiée.
Pourquoi vous parlons-nous de violences ?
Le constat est simple : lorsqu'un professeur se fait agresser physiquement par un élève ou un parent d'élève, nous vous en parlons. Lorsqu'un chauffeur de bus se fait agresser par un passager, nous vous le relatons. Lorsqu'une infirmière se fait agresser par un patient, ou une famille de patient, nous vous le racontons. Lorsqu'une femme, un homme, un enfant meurt sous les coups d'autres personnes, nous vous en faisons part.Pourquoi ? Pas parce que nous prenons plaisir à vous faire le récit de vies brisées et violences atroces, et certainement pas parce que ça fait grimper l'audience. Nous vous en parlons parce que dénoncer des violences, c'est déjà soulager les victimes. Parce qu'apparaît alors quelque chose de propre à l'être humain : l'empathie pour la victime, la solidarité d'un collectif, d'une communauté pour l'aider à se relever, la condamnation ferme de ce qui s'est passé, et la recherche de solutions, de façon collective, pour que cela ne se reproduise plus.
C'est le sens de ce que nous faisons, lorsque nous vous parlons de "faits divers". C'est l'un des sens du journalisme.
Alors nous avons décidé de vous parler des violences que nous subissons dans l'exercice de notre métier. Parce que ne pas les dénoncer, au même titre que toutes les autres, c'est nier les victimes, c'est les isoler, c'est dire que ces violences ne doivent pas être condamnées, et surtout, c'est ne pas chercher de solutions pour que cela ne se reproduise plus.
Depuis quelques semaines, en France, sur tous les territoires couverts par France 3 Régions, comme à Paris, les journalistes de terrain sont confrontés aux insultes, aux crachats, aux coups, aux humiliations.
7 journalistes agressés en 15 jours
A France 3 Champagne-Ardenne, une équipe a été insultée et repoussée alors qu'elle venait prendre des nouvelles des victimes de l'effondrement d'un immeuble.
Une journaliste a été témoin d'une voiture qui forçait un barrage des manifestants. Proche de cette altercation, elle en est restée marquée.
Un journaliste a été harcelé, lors d'une autre manifestation.
Une équipe a été obligée d'abandonner une intervention en direct car un groupe de personnes malveillantes a infiltré la manifestation qu’elle couvrait. L’équipe a été menacée.
Enfin, un journaliste reporter d'images a été encerclé, lors d'un autre mouvement de protestation, par des personnes mal-intentionnées, qui l'ont insulté, ont tenté de le forcer à filmer ce qu'ils souhaitaient avant d'essayer de lui prendre sa caméra, et de finir par lui assener un violent coup de pied dans les jambes.
Tous ces événements ont eu lieu en l'espace de deux semaines. Ni à Paris, ni ailleurs dans le monde, mais bien en Champagne-Ardenne. Dans la Marne, l'Aube, la Haute-Marne et les Ardennes. Chez vous. Chez nous.
Tous ces événements ne concernaient pas des journalistes venus de Paris, ni d'ailleurs dans le monde, mais bien de France 3 Champagne-Ardenne. Les journalistes qui travaillent dans la Marne, l'Aube, la Haute-Marne et les Ardennes. Cette violence, en huit ans de carrière dans différentes régions, je ne l'ai jamais connue. Cette peur, que je lis dans le regard de certains de mes collègues, je ne l'avais jamais affrontée.
Des agressions du même genre ont aussi eu lieu aujourd'hui à Périgueux, hier encore à Lyon ou à Montpellier.
Une violence qui s'exprime sans filtre
J'ai fait le choix de ne pas vous dire de quelles manifestations il s'agissait. Elles sont de natures diverses et ne concernent pas que celles des gilets jaunes. Ce serait trop simple de pointer du doigt des gens qui se mobilisent pour faire entendre leurs idées. D'autant que souvent, les participants à ces manifestations ne sont pas en cause. Souvent même, ils ont protégé nos équipes sur le terrain, les ont accueillies et leur ont parlé, d'être humain à être humain. De celui qui a une parole à donner à celui qui a les moyens de la diffuser.
Peu importe donc l'événement que nous étions en train de relayer, l'information que nous devions vous transmettre. Ce qui importe, c'est que depuis deux semaines, des gens malveillants se sentent libres d'attaquer d'autres gens dans l'exercice de leur travail. Cela revient à pénétrer dans un hôpital et frapper une infirmière au hasard. A monter dans un bus sur une ligne jamais empruntée et insulter le chauffeur, à se rendre dans un établissement inconnu et intimider un professeur. A faire une béquille, au hasard, à un passant, pourquoi pas, puisqu'il y a une colère à évacuer.
Et notre mission de service public, dans tout ça ?
France 3 Champagne-Ardenne est un média de "service public". Pour nous, ces deux mots sont lourds de sens. Cela signifie être acteur du territoire auquel nous appartenons. Cela veut dire essayer d'aller partout, à votre rencontre, dans chaque ville, dans chaque village, chaque maison isolée de Champagne-Ardenne. Cela veut dire donner la parole à tous, sans distinction de couleur, de sexe, de milieu social, de profession, de convictions politiques, de nationalité, sans hiérarchiser les détresses et sans jugement.
Cela veut dire surtout créer du lien. Un lien entre vous et votre voisin. Parler des difficultés des uns pour créer de la solidarité chez les autres. Parler des initiatives des uns pour permettre à d'autres d'en bénéficier. Parler des réussites des premiers pour donner à rêver aux seconds. Et dénoncer parfois, des bassesses, des tricheries, des trahisons, des violences, pour réfléchir collectivement à comment y mettre fin.
En Champagne-Ardenne, nous sommes quarante journalistes à France 3 pour couvrir un territoire de 25 606 km2. Alors chaque jour, nous devons faire des choix, même si nous aimerions être partout. Nous essayons d'être équilibrés. Parfois, nous échouons, parfois nous réussissons, mais chaque jour, nous essayons.
Et depuis 15 jours, nous essayons toujours. Mais désormais, quelques fois, nous avons peur de monter dans la voiture de reportage pour aller à votre rencontre, de peur justement, d'en faire de mauvaises.