Avant de tourner la page de l'année 2020, nous avons donné la parole à deux héros révélés par la covid-19. Patrick Vogt, médecin généraliste, et Marc Noizet, chef des urgences, exercent à Mulhouse. Que retiendront-ils de l'année écoulée? Comment envisagent-ils 2021 ? Regards croisés.
On est encore loin d'être tiré d'affaire avec cette épidémie, le printemps dernier semble pourtant déjà remonter à une éternité. Pas pour Marc Noizet, ni pour Patrick Vogt. Le chef des urgences de l'hôpital Emile Muller, tout comme le médecin généraliste mulhousien qui avait lancé l'alerte sur le déferlement de la covid dès la fin février, n'ont rien oublié des semaines éprouvantes qu'ils ont vécues. Une plaie profonde. Une cicatrice d'émotions complexes qui ne se refermera jamais, malgré l'oeuvre du temps.
Une file de brancards et des patients en détresse respiratoire qui attendaient d'être intubés, ventilés, réanimés
"L'image qui me reste, c'est mon service totalement saturé avec une file de brancards et des patients en détresse respiratoire qui attendaient de pouvoir entrer dans notre service des urgences vitales pour être intubés, ventilés, réanimés. En 25 ans de médecine d'urgence, jamais je n'avais traversé l'intensité d'une catastrophe sanitaire comme celle-là. C'était une vision apocalyptique."
Des mots forts, pesés, même plusieurs mois après. A l'époque, prendre du recul se révèle impossible, tant la première vague fut intense et cruelle à Mulhouse et dans le Haut-Rhin. "On courait toujours après quelque chose, glisse Marc Noizet. Chaque jour, on remettait à plat notre manière de gérer l'afflux de patients. C'était dur, je me souviens de collègues qui pleuraient, assis par terre dans les couloirs."
Patrick Vogt, l'un des premiers à mesure l'ampleur du drame
Faire au mieux quand tout va mal, et se battre pour lutter contre un tsunami que personne encore ne voit, ni ne veut voir. Patrick Vogt fut sans doute l'un des premiers à mesurer l'ampleur du drame qui se jouait. Un drame silencieux, mais plus pour longtemps.
"On entendait dire que le virus était sorti de Chine, qu'il était en Italie. On avait repéré quelques cas dans des stations de ski. Moi-même, j'ai été malade le 23 février avec de la fièvre, des douleurs intestinales, aux yeux et à la tête. J'ai guéri en quatre ou cinq jours. On ne parlait pas encore de coronavirus à ce moment-là", se souvient-il.
C'est une dizaine de jours plus tard qu'il fait le lien et qu'il commence à prendre conscience du cataclysme qui se profile. "C'était le 3 mars, lors de ma garde de régulation libérale au SAMU. On a eu quelques cas de personnes diagnostiquées positives qui avaient participé au rassemblement évangélique de Bourtzwiller et on a décidé de lancer un appel dans les médias. En quelques heures, ça a été l'avalanche. 2.000 appels en une nuit, contre 400 à 600 habituellement."
Quand l'urgence devient la norme
En quinze jours, tout s'accélère de manière vertigineuse. L'hôpital de Mulhouse déborde. L'urgence y devient la norme et le personnel soignant, héroïque de courage, redouble d'énergie et d'inventivité pour soigner au mieux les centaines de patients admis. Des services de réanimation saturés à l'isolement dans la mort des patients malades, des évacuations quotidiennes par hélicoptère à partir de la mi-mars à l'installation express d'un hôpital militaire, le scénario qui se joue au coeur du principal foyer épidémique de France est digne de la science-fiction.
Dans les couloirs de l'hôpital, Marc Noizet et ses équipes sont pris à la gorge par la "violence et la brutalité" inouïes d'un virus nouveau face contre lequel on n'avait, à l'époque, "aucune stratégie ni gestes barrières à opposer". "Ca explique notamment pourquoi on n'a pas connu, lors de la deuxième vague, y compris dans des communes très touchées comme Saint-Etienne, une courbe épidémique aussi violente que celle qu'on a mesurée à Mulhouse au printemps. Le port du masque, le lavage des mains et la distanciation ont eu un effet positif à cet égard", analyse à présent le chef des urgences.
En mars et en avril, le discours n'est pas encore le même. Le ministre de la santé Olivier Véran et le gouvernement vont jusqu'à déclarer que le port du masque "n'est pas utile" dans la population générale, comme on peut le voir dans cette vidéo:
Chez Patrick Vogt, qui a vu mourir plusieurs de ses collègues généralistes, cela déclenche une immense "colère". "On s'est senti abandonnés. J'ai le souvenir d'un artisan peintre qui m'a donné des masques, on se débrouillait comme on pouvait avec les pharmacies de quartiers également. On était comme des soldats sans munition."
Quelques moments aussi de joie collective, de sourires et de soulagement
Frustration, fatigue, colère, angoisse et tristesse, des sentiments ponctués de quelques moments de joie collective, de sourires et de soulagement lorsqu'à partir de la mi-avril, l'épidémie, grâce aux effets du confinement, laisse enfin un peu de répit aux équipes médicales. "Avec le recul, je retiens aussi l'extraordinaire résilience et la solidarité dont on a fait preuve malgré des conditions de travail dégradées, parce que notre système de santé n'était pas prêt. On a aussi noué des liens d'amitié très forts entre nous et avec des soignants d'autres régions. Ca aussi, ça reste gravé", souligne Marc Noizet.
Pour autant, ni lui, ni Patrick Vogt, tous deux sortis éprouvés par la crise sanitaire, n'osent imaginer une nouvelle fulgurance de la covid en début d'année prochaine, même si... "C'est assez inquiétant parce qu'en ce moment, la tendance est à la hausse avec de plus en plus d'admissions covid, confie Marc Noizet. A Mulhouse, en temps normal, on a 36 lits de réanimation, on va passer à 40 dès ce lundi 21 décembre. Il faut aussi avoir à l'esprit que cette période est toujours compliquée pour l'hôpital avec les pathologiques hivernales qui arrivent."
On doit se méfier et rester modestes. On est loin de tout savoir sur ce virus
"On doit se méfier et rester modestes, insiste Patrick Vogt. On est loin de tout savoir sur ce virus. Il faut créer des systèmes de veille sanitaire et des réseaux d'information pour échanger entre professionnels très rapidement. Pour l'instant, on n'a rien mis en place. Si demain, une autre épidémie survient, on ne saura sans doute pas réagir."
La mémoire des événements du printemps reste vive à Mulhouse, l'une des villes les plus meurtries de France. De ces deux hommes en première ligne, de ces deux héros qui avaient besoin de souffler et qui ont été plus discrets ces dernières semaines, aucun n'a depuis baissé la garde. Tous les deux espèrent que 2021 permettra progressivement de tourner la page de la covid. Sans rien oublier surtout, afin de retenir les leçons de cette pandémie, qui comme le dit Marc Noizet, ressemble "à une histoire dont on ne connaît pas la fin".